Avant-propos
Au-delà
du souci non négligeable d’enrichir les lettres mauritaniennes, je tenais
depuis longtemps à écrire ce roman pour raconter mon expérience personnelle
qui, à première vue, est une descente aux enfers mais qui, en réalité, est
pleine d’enseignement.
Mon
roman ne s’inscrit pas en faux contre la littérature d’aujourd’hui où les
« histoires de vie » sont devenues un phénomène de mode.
Mon but est d’exposer la problématique de l’éducation
des enfants dans les sociétés négro-africaines. C’est une éducation qui, par
plusieurs de ses aspects se trouve en nette contradiction avec les principes
fondateurs de la psychologie moderne. Ce type d’éducation peut mener à la
catastrophe pour peu que le sujet ne soit pas d’une endurance hors du commun.
Dans la plupart de ces sociétés, l’enfant est soumis à
un traitement dont la dureté laisse toujours des traces et peut entraîner de
graves conséquences sur la personnalité du futur adulte.
Sur
un tout autre plan, il s’agissait pour moi de célébrer un certain nombre de
valeurs africaines qui sont aujourd’hui en passe de tomber en désuétude :
l’amour du prochain, la solidarité, l’amitié et l’hospitalité.
En effet, l’ouverture de nos sociétés sur le monde
moderne s’accompagne d’une perte de repères qui se traduit chez certains par
des comportements qui défient toutes les règles de bienséance dont regorgent
nos traditions.
Ce comportement irresponsable et égoïste est le propre
des citadins et notamment ceux de la capitale qui n’hésitent plus à vous fermer la porte au nez même si vous
êtes un frère, un père ou une mère. Je n’ai pas manqué de mettre au pilori tous
ces comportements, devenus monnaie courante aujourd'hui.
La
mode est donc à l’égoïsme des « nantis ». Nos ancêtres se retournent
dans leurs tombes mais la vie continue.
Texte de Quatrième de Couverture
Extirpé
d’un milieu où on ne lui avait appris jusque là qu’à jouer sur du velours,
Daramane va subitement faire connaissance avec les affres de la privation et de
l’autoritarisme.
Désormais
soumis à une existence en coupe réglée, il n’aura plus que peu de temps à
consacrer aux loisirs et aux retrouvailles avec les amis. N’empêche que ces
brefs intermèdes étaient toujours remplis d’émotions fortes comme seuls les
adolescents de son âge savent s’en procurer.
Mais
le moment tant attendu du départ vers la grande ville arrive et Dramane était
appelé à tourner une page de sa vie et à
en ouvrir une autre.
Seulement notre héros va vite déchanter. Et dire qu’il
attendait ce grand tournant depuis belle lurette !
En effet, dans une grande ville africaine, l’arrivée
d’un provincial n’était pas toujours souhaitée et notre brave héros devra faire
les frais d’une telle situation. Mais il faudrait faire avec, le temps de finir
les années de faculté et de trouver là où s’accrocher pour l’ultime voyage vers
la vie active. Mais le chemin reste long, très long même et il faudra composer
avec un Ely très peu coopératif et avec les coups fourrés du destin.
Doté d’une volonté de fer et d’une détermination à
toute épreuve, Daramane saura surmonter toutes les difficultés pour se hisser
sur un piédestal face à des lendemains qui chantent.
Chapitre I
Mon
père avait traversé plus de sept cent kilomètres bravant des pistes quasi
impraticables. A l’époque, la route n’était pas encore bitumée. Pour faire le
trajet Bassigol – Dramcha il ne fallait pas moins de quarante huit heures voire
soixante douze et encore fallait – il que le véhicule soit solide et à l’abri
d’ennuis mécaniques
Ce n’était pas pour faire du tourisme – même si les
régions traversées lui en offraient l’opportunité – qu’il s’était donné tant de
peine. Ce voyage il l’avait décidé il y a longtemps mais les contraintes
professionnelles l’en avaient dissuadé. Et c’est profitant d’une absence
momentanée de son supérieur hiérarchique qu’il avait sauté sur l’occasion pour
effectuer ce long périple.
Mais quel était donc le but de cette odyssée à
laquelle le vieil homme semblait
attacher tant d’importance.
En effet, sa mission était sans équivoque. Il tenait
tout simplement à ramener au bercail le dernier de ses enfants qui manquait
encore à l’appel.
C’était
de moi qu’il s’agissait en l’occurrence.
Mon père était mécanicien de profession. C’était l’un
des tous premiers dans le pays et son permis de conduire qui portait le numéro
vingt en attestait à lui tout seul. Il avait choisi ce métier encore peu connu
à un moment où les premiers véhicules faisaient leur apparition dans cette
région d’Afrique et où ils faisaient encore l’objet d’une vive curiosité.
Engagé
par la fonction publique juste après les indépendances, il fut affecté au tout
nouveau service des eaux et forêts où on lui confia la réparation et le suivi
du parc automobile.
Il fut muté à Teychtaya d’où il devait superviser la
réparation de tous les véhicules appartenant à l’Etat. C’est ainsi que sa
mission ne s’arrêtait pas seulement à Teychtaya mais elle s’étendait à toutes
les régions limitrophes où des véhicules du gouvernement étaient maintenant en
circulation.
Parallèlement à la mécanique, il exerçait la fonction
non moins flatteuse de maître du coran.
La
science coranique, il l’a acquise dans les Dara – école (s) coranique (s) - de
Thior et de Niakh.
C’était
là un passage obligé pour bon nombre de jeunes de sa génération qui n’ont pas eu
la chance d’intégrer l’école française.
Au sortir de cette rude formation longue d’une bonne
dizaine d’années, le coran n’avait plus de secrets pour ces étudiants venus
d’horizons forts divers.
Aux
dires mêmes de ses collègues, mon père n'avait pas tardé à sortir du lot.
Ainsi, durant ces longues années de formation, il avait eu les faveurs de ses
maîtres, respectivement Serigne NIASS et Serigne Mar. Ces maîtres disais- je
n'avaient pas tardé à déceler chez lui des dispositions hors de commun.
Son intelligence et sa capacité de mémorisation
impressionnaient tout son entourage.
Ce
sont toutes ces qualités qui lui avaient valu d'être désigné suppléant des deux
marabouts.
Ainsi,
durant leur absence, il prenait leur place et remplissait les mêmes obligations.
Il tranchait tous les litiges séance tenante et répondait aux questions les
plus complexes et ce au plus grand bonheur de ses amis.
En musulman convaincu, il avait des principes
immuables et une règle de vie très stricte. Pour lui, l'Islam était la seule
référence qui vaille. Il ne pouvait pas concevoir un raisonnement si solide
soit-il quand il sortait du cadre religieux. En un mot, il était intransigeant
sur les principes de la sainte religion. Pour lui la condition de la femme se
réduisait à peu de choses.
Celle - ci doit s'occuper de ses enfants et respecter
à la lettre les consignes de son mari. L'application scrupuleuse de ce principe
aura fait mouche car chez lui, où les mariages et les divorces se succédèrent à
un rythme effréné, ses femmes déviant le plus souvent du « droit chemin ».
C'est
ainsi qu'il eut plusieurs enfants issus de mères différentes.
En
père de famille consciencieux et respectueux des enseignements de l’islam, il
eut l'idée de regrouper tout ce beau monde au sein d'une seule et même famille.
Ce fut vite fait et j'étais le dernier maillon manquant à la chaîne.
Quelques années auparavant ma mère s'était vue
dépossédée de son dernier rejeton.
Tapha
était le seul frère avec qui je partageais père et mère. Son départ entrait
dans le cadre de la politique de regroupement familial engagée par mon père. Il
avait ainsi rejoint le domicile paternel pour vivre avec ses autres frères et
sœurs.
Et maintenant c'était à mon tour d'aller tenter
l'expérience loin de ma ville natale, loin de mon entourage habituel et surtout
loin de ma mère.
J'allais
quitter des amis avec qui j'avais toujours vécu et qui, pour moi,
représentaient tout ou presque. Il y' avait aussi ma mère sans laquelle je ne
concevais pas de vie possible. Sa tendresse, sa bonté, ses sollicitudes me
manqueraient tant.
Je
commençais déjà à entrevoir l'abîme qui nous séparerait l'un de l'autre: moi là
- bas, dans un autre monde et elle ici, sur cette terre qui m'a vu naître et à
laquelle je tenais tant.
Maintenant, il fallait tout abandonner pour suivre cet
homme que je ne connaissais que vaguement car ne l'ayant plus revu depuis ma
tendre enfance. Je n'avais cependant pas le choix et je devais aller avec lui,
ce père qui, à première vue n'était pas un enfant de chœur.
J'en
éprouvais déjà le pressentiment alors que nous étions encore à la gare routière
dans l'attente d'un véhicule en partance pour Bassigol. Comme je l'ai dit tantôt mon père offrait le visage d'un homme
dur et autoritaire. Seulement, au - delà de cet aspect rigide qu'il partage
avec tous les grands maîtres du coran et de la sunna, il avait un côté beaucoup
plus rieur.
Ce double caractère qui faisait l'un de ses charmes -
et il en avait d'autres plus intéressants encore - lui permettait de jouer sur
les deux registres suivant les circonstances.
Il
est cependant à noter qu'avec les enfants c'est toujours le premier aspect qui
prenait nettement le dessus sur le second et cela quelles que soient les
circonstances.
S'agissant des enfants, le vieux M'BAYE comme aimaient
à l'appeler ses intimes, avait une philosophie qui, par sa dureté et son
intransigeance ne remporterait certainement pas les suffrages des psychologues.
C'est ainsi que l'enfant n'a pas le droit de se mettre
à côté des personnes âgées dont il ne devait pas écouter les conversations.
Cela lui était formellement interdit.
Il
doit être disposé à tout moment du jour ou de la nuit à s'acquitter de la plus
élémentaire des tâches - ménagères et autres - à la plus délicate.
L'enfant doit toujours se réveiller avant tout le monde
et peu importe la raison. Chaque matin, avant de prendre le chemin de l'école,
il doit, selon qu'il soit garçon ou fille faire des travaux aussi fastidieux
que variés. Il s'agit entre autres de tirer de l'eau du puits situé parfois à
plusieurs encablures de la maison, arroser le jardin, faire la vaisselle, aller
chercher du bois de chauffe, faire le linge et préparer le petit déjeuner.
Par ailleurs, l'enfant ne doit pas manger n'importe
comment. Il doit respecter certaines règles. En mangeant, il est obligé de
baisser la tête, de mettre son index gauche sur le plat et de se limiter à sa
devanture immédiate avec interdiction d'accéder au milieu du plat où sont
étalées généralement des friandises telles que la viande, le poisson ou les
légumes.
Pour goûter à toutes ces choses très convoitées, il
doit attendre d’être servi par son père ou par une autre personne plus âgée. Ce
n'est malheureusement pour lui pas toujours le cas et il devrait alors se
contenter de quelques bouchées de riz ou de couscous qui sont les plats de base
chez nous.
Plus
dur encore, l'enfant n'a pas le droit de partager certains mets réservés aux
grandes personnes. Ce sont généralement des plats succulents que le père de
famille commande de temps en temps pour briser la monotonie ambiante faite de
riz et de couscous.
Pendant ces intermèdes où les plats ordinaires
laissent la place à la bonne cuisine, l'enfant s'estime heureux à chaque fois
que lui reviennent les maigres reliefs que les adultes ont eu du mal à caser
dans leurs panses.
Pour le petit déjeuner l'enfant doit se contenter du
dîner de la veille. Il s'agit le plus souvent du riz à la viande ou du couscous
au poisson, plats qui, avant le matin auront atteint un état de fermentation
largement supérieur à la moyenne. Cette nourriture avariée constitue toujours
un réel danger pour l'utilisateur qui risque l'intoxication alimentaire.
Et
le pauvre enfant malgré le manque d'appétit que ne manque pas de provoquer
cette mixture en état de putréfaction est dans l'obligation de vider tout le
contenu du plat faute de quoi, il attire les foudres de son père.
Celui - ci ne se prive pas quand l'enfant montre la
moindre réticence, de lui administrer une bonne dose de chicotte pour lui
inculquer le respect de la tradition.
Autre
contrainte non moins gênante, l'enfant n'a pas le droit de jouer avec ses
petits camarades comme il l'entend.
Primo,
il n'en a pas le temps vu ses occupations domestiques.
Secundo
son père n'acceptera pas que son fils partage beaucoup de son temps avec ce
qu'il appelle les petits voyous.
Tel était l'univers sans pitié dans lequel j'étais
appelé à vivre lorsque j'ai débarqué à Bassigol. Je n'avais pas le choix et la
seule alternative qui me restait c'était d'accepter les règles du jeu et de
prendre le train en marche.
C'est
le destin qui le voulut ainsi et face au destin il n'y avait rien à faire.
Chapitre II
Nous arrivâmes à Bassigol pendant la nuit. La famille
dormait déjà. La petite cour était déserte et mis à part les coassements
irréguliers d'une grenouille en mal de sommeil, rien ne troublait le silence de
la nuit.
Mon père entra dans la maison par la porte principale
puis il s'introduisit dans une grande pièce faisant office de fourre - tout. Il
en sortit aussitôt avec à la main une petite natte en plastique qu'il étala
sous le hangar à côté de jeunes garçons médiocrement alignés comme sur un champ
de bataille.
C'était tous mes frères. Après ce bref remue - ménage,
il m'invita à venir me coucher.
-
Mais il faut
dîner d'abord! m'écriais-je.
Je
n'avais pas encore terminé ma réplique qu'il fonça sur moi et m'appliqua en
pleine figure l'une de ces claques dont il avait le secret. La suite des
évènements me le confirmera.
Il
ne pouvait pas trouver meilleur moyen pour me faire perdre l'appétit. C'est
ainsi que mon père m'avait annoncé les couleurs. Jamais séjour ne pouvait mal
commencer. Néanmoins, je pris mon mal en patience et assimilai du coup ma
première leçon.
Le
petit enfant que j'étais n'avait pas le droit de donner son avis sur quoique ce
soit et encore moins faire des répliques à son père ou à toute autre personne
plus âgée que lui. Il ne devrait pas non plus exprimer ses désirs publiquement
ou montrer son mécontentement.
Sous le coup de la peur et du profond chagrin que
m'inspira cette réaction somme toute brutale, les idées se brouillèrent dans ma
tête et je pensai à ma mère qui m'avait toujours appris à jouer sur du velours.
Sa présence me manquait beaucoup maintenant que je suis seul face à mes
déboires.
Et pourtant à mes yeux mon père allait prendre la
relève. Malgré un visage un peu renfrogné et une attitude plutôt sévère tout au
long de notre voyage, je le considérais uniquement sous l'angle de la
bienfaisance. Dans ma mentalité d'enfant gâté, il ne m'arriva pas à l'esprit
qu'il puisse lever la main sur moi pour une raison ou une autre. C'est pour
quoi j'étais complètement déboussolé et ne parvenais pas à comprendre ce qui
m'arrivait. Sous le coup de l'émotion et de la tristesse je m'endormis
profondément.
Il faisait encore passablement sombre quand mon père
par un cri qui pourrait tirer un mort de sa tombe nous réveilla mes frères et
moi.
Il
proféra quelques ordres dans une langue qui, pour le profane que j'étais,
relevait plutôt du langage des oiseaux.
C'était la langue wolof, ma langue paternelle. Je venais d'un milieu ou le
hassaniya, ma langue maternelle était la langue de communication par
excellence. De ce fait j'étais complètement désemparé quand j'entendis mon père
un hassanophone distingué communiquer dans cette langue inconnue et qui m'était
totalement étrangère.
Je revins sur terre quand il me traduisit ses ordres
dans ce qui jusque là constituait ma seule langue de référence. A présent j'en
avais une seconde.
Il
me demanda de prier et d'accompagner mes frères au puits pour effectuer la
corvée quotidienne d'eau. Chacun de nous était muni d'un récipient et devait
faire plusieurs rotations entre le puits situé à plusieurs centaines de mètres
et la maison.
Je n'étais pas habitué à un tel travail et je n'étais
guère enthousiasmé par une telle besogne. Seulement mes souvenirs étaient bons
et la gifle de la veille me rappelait à l'ordre. J'estimai alors qu'il serait
plus sage de mettre de l'eau dans mon vin et d'exécuter sans broncher tous les
ordres qu'on m'intimerait.
Sans
plus hésiter, je me saisis du seau qu'on me réserva et pris la direction du
puits. Mon seau était l'un des plus lourds et pour le petit maigrichon que
j'étais ce ne fut pas une mince affaire. Mes frères et moi devions remplir tous
les canaris - une bonne dizaine - ainsi que deux grands fûts de plusieurs
centaines de litres chacun, destinés aux travaux ménagers et à la toilette des
adultes.
Une
fois cette première corvée terminée on devait reprendre le chemin du puits pour
puiser de l'eau afin d'arroser le jardin familial qui se trouvait à proximité.
Chacun
de nous avait à sa charge trois plants dont il devait assurer l'arrosage et
gare aux fainéants. Après cette première corvée matinale nous nous réunîmes
autour d'un feu. La température était particulièrement basse.
Fatma,
la plus grande de mes sœurs s'occupa du petit déjeuner. Au menu, du café au
lait avec du pain pour les grandes personnes et du riz retenu sur le dîner de
la veille pour les enfants.
Elle
installa sur le feu un grand bol rempli de riz à la viande nous privant du coup
d'une bonne partie de la chaleur du brasier qui nous réchauffait.
Après
le petit déjeuner, mon père convoqua tout le monde dans le salon. Nous le
rejoignîmes un à un. A ses côtés il y avait Yaye Arame, sa dernière conquête,
celle qui désormais sera ma mère. Je devrais l'appeler ainsi et la considérer
comme telle.
Quand tout le monde se présenta mon père prit la
parole en s'écriant:
-
Je vous présente
votre frère. Il s'appelle Daramane, vous connaissez déjà son nom. C'est lui que
j'ai été récupéré à Dramcha. Il vivait avec sa mère. C'est le grand frère à
Tapha et c'est votre grand frère à tous. Se tournant vers moi il changea de
langue et s'exprima avec le même ton empreint d'une autorité tout à fait
impressionnante.
-Daramane voici tes frères et sœurs: lui, c'est Mar,
elle c'est Fatou, celui là c'est Madior, celle - là s'appelle Awa, enfin les
deux là - bas, Adama et Fatma. Quant à celui là, je ne te le présente pas parce
que tu le connais je le pense, c'est ton petit frère Tapha.
Je
le reconnaissais parfaitement même s'il nous avait quitté il y a très
longtemps. Il y avait sept ans exactement. J'étais encore très petit quand mon
père avait débarqué un beau jour et l'avait emmené avec lui. Je me rappelle
encore du tollé que cela avait suscité et de la dispute que ce départ forcé
avait provoqué entre mes deux parents. Plus tard ma mère m'expliquera tout et
me racontera comment elle avait réussi à différer mon exil car je devrais
accompagner alors mon petit frère.
En effet ma mère tenait trop à moi et était prête à
tout pour me garder auprès d'elle. Mais ce n'était que partie remise car me
voilà hélas sur les traces de mon frère.
Chapitre III
Mon père avait pris toutes les dispositions
nécessaires pour faciliter mon transfert. La tâche n'était pas aisée car on
était déjà en pleine année scolaire. Heureusement pour moi le directeur de mon
école se montra très compréhensif. C'est ainsi qu'il remit à mon père tous mes
dossiers ainsi que mon attestation de transfert dûment signée par lui.
Deux
jours après notre arrivée, mon père me conduisit à l'école de Jalal où je
devais poursuivre ma scolarité.
J'étais au CM1 et je faisais l'option bilingue selon
le jargon en vogue à l’époque.
Ma
première journée de classe dans ma nouvelle école se passa plutôt bien. Ma
classe était composée de solides gaillards, tous plus grands que moi mais cela
ne m'impressionna guère. J'étais habitué à n'avoir pour camarades que des
garçons plus grands que moi, mieux battus je veux dire.
Pendant
la récréation je fis la connaissance d'un garçon qui s'était montré
particulièrement sympathique à mon égard. Nous partagions la même table.
J'étais venu à l'école ce jour là sans cahier ni stylo. Alors que je ne savais
que faire pour écrire les leçons c'est lui qui m'aida à s'en sortir. C'est
ainsi qu'il mit à ma disposition des feuilles vierges et un stylo. Sans lui
j'allais rater les leçons de la matinée et notamment ce cours de calcul portant
sur la règle de trois et qui nécessita plusieurs pages.
Depuis
ce jour nous liâmes une amitié qui se renforça au fil du temps. Il s'appelait
Karim et - étrange coïncidence - il logeait non loin de chez moi.
Les
jours suivants je fis la connaissance de bien d'autres élèves mais ma relation
avec Karim revêtait un cachet particulier.
Mon intégration dans le groupe classe s'était déroulée
sans heurts. Maintenant il ne me restait plus qu'à bosser sérieusement car
j'étais à une année du concours d'entrée en sixième. Et pour réussir à cet
examen ne cessait de nous répéter Monsieur SY, notre maître d'école, il faut se
préparer dès le CM1.
Chapitre IV
Je faisais partie d'une bande d'adolescents issus de
milieux divers. Certains d'entre eux étaient des voisins et nos pères
partageaient le même service.
Nous
constituions une équipe très soudée et notre statut d'adolescent nous permettait
toutes les extravagances. Nos jeux allaient du football à la natation en
passant par le jeu de billes et la chasse aux oiseaux, aux lézards et aux
chats.
Pour le football, nous avions mis sur pied une équipe
que nous avions dénommée "Equipe de
l’ « Elevage » par allusion au
quartier dans lequel habitaient la plupart d'entre nous et qui abritait en son
sein les locaux du service des eaux et Forêts et de l'élevage. C'est également
non loin de ces mêmes locaux que se situait le terrain de football sur lequel
nous exercions nos talents.
Je
fus désigné à l'unanimité capitaine de l'équipe car j'étais le plus proche du
"Stade" et à ce titre j'étais censé être le premier sur les lieux
pour les entraînements quotidiens. C'est ainsi que la garde du ballon me revenait
de droit. Et ce n'était pas tout. Il y avait bien d'autres raisons. En effet,
pour décrocher ce poste tant convoité, j'ai eu à faire valoir d'autres
arguments tels que mes prouesses techniques.
De tous mes amis j'étais de loin le plus doué pour le
ballon. Le fait que je n'utilisais qu'un seul pied, le pied droit, n'enlevait
rien à mon habileté et à ma maîtrise balle au pied.
Mais
c'était compter sans mon père qui n'était pas disposé à me laisser jouir
pleinement de mes nouvelles fonctions de capitaine. Et à chaque fois que je
m'apprêtais à me rendre aux entraînements il me mettait en garde en grondant:
-Daramane ne bouge pas d'ici aujourd'hui. J'ai besoin
de toi. Et il avait effectivement besoin de moi à tout moment. Le plus souvent
je devais faire une course ici ou là. Parfois je devais préparer du thé pour
les nombreux invités qui se succédaient à un rythme effréné.
Mon
père était très sollicité car il avait la manie de régler les problèmes de
quiconque venait lui demander un service. Sa générosité était à toute épreuve
et il ne pouvait pas concevoir un tête-à-tête avec une tierce personne sans
effusion de thé. Et c'était toujours moi qui en faisait les frais car aux dires
mêmes de mon père qui était un grand connaisseur mon thé était sans pareil.
C'est ainsi qu'au moment où mes camarades jouaient au
ballon ou s'adonnaient à la chasse au chat j'étais aux côtés de mon père pour
exécuter l'une de ces nombreuses besognes dont il me chargeait.
Je
n'avais pas le choix et je me résignais à ma condition, fort peu reluisante du
reste, de faiseur de thé et de courses. Je restais entièrement à la merci de
mon père.
Quand
je revenais de l'école, il y avait toujours quelque chose à faire à la maison
ou ailleurs. On ne me laissait aucun répit c'est à croire que j'étais une
machine.
Chaque
jour je devais également nettoyer la lampe tempête qui nous fournissait la
lumière pour nos révisions de la soirée. Je conduisais ensuite moutons et
chèvres à l'abreuvoir. Tout ceci ajouté aux innombrables autres tâches annexes
dont j'ai eu à parler plus haut constituait une véritable corvée et ne laissait
que peu de place aux retrouvailles avec les copains.
Et
ce n'était que pendant les absences de mon père qui voyageait de temps en temps
mais surtout pendant les vacances que je bénéficiais de beaucoup plus de temps
libre. Cela me permettait de me dépenser réellement dans les jeux avec mes
amis.
La
chasse au lézard était l'un de nos jeux favoris. C'était là une activité très
prisée par tous. Et pour tout l'or du monde, aucun de nous ne consentirait à la
rater. Durant cette séance il y avait toujours pas moins de vingt garçons munis
chacun d'un lance - pierre et animés
tous d'une même rage de massacrer du lézard. L'honneur reviendrait à
celui qui aurait abattu le plus grand nombre de reptiles.
Il
était proclamé général à la fin de la partie et il aura la charge de diriger le
peloton lors de la prochaine expédition. Pour garder son fauteuil il devrait
continuer à faire preuve de beaucoup d'adresse.
Je
n'étais pas porté au métier des armes c'est pour cette raison que je n'ai
jamais eu le privilège de porter ce glorieux titre de général.
Non
seulement j'étais un mauvais tireur mais je n'assistais qu'épisodiquement à ces
passionnantes séances de chasse. Je n'étais pas non plus très enthousiaste
quand il s'agissait de disputer son titre à Oumar le spécialiste maison.
En
effet ce tireur d'élite avait à son actif pas moins d'une cinquantaine de
titres. Bourreau des lézards, il en avait abattu durant sa brillante carrière
des dizaines voire des centaines.
A
la fin de la séance de chasse, des dizaines de reptiles étaient mis hors d'état
de nuire. Nous les regroupions alors dans un endroit destiné à cet usage et
nous nous occupions à leur offrir une sépulture digne de leur rang de
squamates.
C'est
ainsi que nous avions créé un cimetière destiné exclusivement aux lézards.
Fantasmes d'adolescents sans nul doute. Et pour nous la solennité était de mise
pendant cette cérémonie d'inhumation. Plus difficile mais beaucoup plus
passionnante était la chasse au chat. Là aussi, on opérait toujours en groupe.
Cela se passait généralement un jeudi ou un dimanche, seuls jours de repos pour
les écoliers que nous étions.
Nos
victimes avaient élu domicile dans une vieille bâtisse à l'abandon qui avait
servi pendant la colonisation. C'était la maison où habitait le commandant de
cercle. La construction avait perdu beaucoup de son lustre d'antan et le manque
d'entretien ainsi que l'absence d'un locataire en avaient fait le lieu de
prédilection des chats.
L'endroit était traversé de labyrinthes et autres
galeries souterraines propres à faire perdre le cap au guide le plus avisé. A
l'intérieur de la maison régnait une obscurité totale de telle sorte que pour
passer à l'offensive, nous étions dans l'obligation d'allumer plusieurs feux
pour pouvoir progresser. Et lorsqu'on repérait un chat, la traque pouvait alors
commencer.
Pendant
nos opérations, tout le monde était armé. Certains portaient des gourdins,
d'autres étaient munis de barres de fer et un autre groupe non moins hardi
faisait recours aux blocs de pierre.
Quand
on dénichait un chat, on se mettait tout de suite à ses trousses. La tâche
n'était pas aisée vu la faiblesse de la visibilité. Mais la seule découverte
d'un animal nous revigorait et nous insufflait une force à laquelle rien ne
pouvait résister. Ainsi le malheureux carnassier était traqué jusque dans ses
derniers retranchements. S'il lui arrivait de pénétrer dans l'un des nombreux
trous qui jalonnaient les différentes parties de la bâtisse, il était impitoyablement
soumis au supplice du feu. On
rassemblait du bois mort qu'on fourrait
dans le trou. On y ajoutait de la paille et l'on mettait le feu ensuite.
Après
cette première phase, on installait un dispositif autour du trou en prévision
de la sortie du chat qui ne tardait pas à se manifester. Acculé par la chaleur
et la fumée il sortait le plus souvent très diminué et parfois même à moitié
carbonisé ce qui nous facilitait la tâche. Et on ne se faisait pas prier pour
l'achever de la manière la plus cruelle qui soit.
La
fête se terminait parfois autour d'un méchoui. En effet, il nous arrivait de
capturer un chat vivant. Nous l'égorgions et le mettions à griller sur le feu.
La
viande de chat est réputée très saine et d'après la tradition populaire celui
qui en mangerait devient invincible en lutte traditionnelle. On estimait que le
dos de ladite personne ne pouvait plus toucher le sol ce qui en soit était une
prouesse dont chacun rêvait.
En dehors de la chasse, le football nous offrait
parfois un plaisir incommensurable. Les compétitions que nous organisions
constituaient pour nous tous d'inoubliables moments de joie. Je me rappelle
encore des péripéties du fameux match qui opposa notre équipe à celle de Jalal
qui tirait son nom d'une bourgade surpeuplée, située dans la banlieue Nord de
Bassigol.
Dans
leur catégorie, les deux équipes régnaient en maîtresses incontestées sur la
ville. Elles ne s'étaient jamais rencontrées c'est pourquoi elles avaient
décidé d'un commun accord d'en découdre pour savoir une fois pour toutes quelle
était la meilleure.
Le
duel était très attendu et on s'affaira dans chaque camp pour être au top le
jour J. Pour ce match historique, j'avais décidé de signer forfait, mais mes
coéquipiers ne l'entendaient pas de la même oreille. Ils usèrent de tous les
arguments pour me ramener à la raison. Il fallait que je joue estimaient - ils
à l'unanimité car sans moi c'était au moins cinquante pour cent du potentiel de
l'équipe qui partait en fumée. Je devais donc coûte que coûte revenir sur ma décision
car l'enjeu était de taille.
Le problème c'est que je relevais d'une blessure à
peine cicatrisée et tout effort physique risquait de me coûter très cher. Mes
amis ne voulaient cependant rien entendre et Jeg, le plus zélé de tous se
proposa de me porter sur son dos jusqu'au terrain de football où devait se
dérouler la rencontre.
Ni les arguments mûrement réfléchis, ni les
propositions fantaisistes n'auront manqué ce jour là pour me ramener dans les
rangs. C'était de bonne guerre et je finis par succomber aux pressions. J'avais
cependant accepté de jouer à une seule condition; Je devais évoluer pendant une
seule mi - temps. Ce compromis arraché de haute lutte eut le mérite de
satisfaire les deux parties.
D'un côté mes amis étaient très contents de m'avoir
dans leurs rangs, de l'autre j'éprouvais quant à moi une très grande fierté en
se voyant être l'objet de tant de sollicitude de la part de mes camarades.
Le vainqueur du match devait empocher deux pots de
lait concentré, pots qui faisaient office de coupe.
En effet avant le coup d'envoi chaque équipe devait
remettre à l'arbitre une caution, un pot de lait en l'occurrence. Tel
était le secret du match. Les deux
équipes ne se feront pas de cadeaux pour rafler la mise.
Comme d'habitude j'étais aux avants - postes ce jour
là ! Il y avait une bonne dizaine de minutes que l'arbitre avait signalé le
début de la partie. Les deux équipes étaient toujours à égalité parfaite. Les
deux gardiens de but veillaient toujours au grain. Mais la situation allait
rapidement changer. Mes coéquipiers qui, depuis le début du match ne semblaient
pas retrouver leurs marques commençaient à sortir de leurs coquilles et se
montraient de plus en plus incisifs.
Profitant d'une bonne balle que m'avait glissée Wodhé,
je n'eus aucun mal à me débarrasser de mes deux vis à vis puis, d'un tir
instantané, je logeai le ballon dans la lucarne gauche. Djiby, le gardien de
Jalal n'avait rien pu faire. Après ce premier but, nos adversaires nous
laissèrent la direction des opérations. Ils étaient complètement assommés. A la
pause, on menait déjà par trois buts à zéro. Je pouvais alors me retirer et
suivre la seconde mi-temps sur le banc de touche.
En cette seconde mi-temps mes coéquipiers maintinrent
la pression. Ils aggravèrent le score à la dernière minute de jeu à la suite
d'un penalty transformé par Ghali.
Chapitre V
En classe j'occupais toujours la première table que je
partageais avec Karim. Comme l'année dernière nous avions formé un groupe de
révision avec d'autres amis de classe.
Notre
objectif cette année c'était de réussir au concours d'entrée en sixième.
Personnellement je m'investis totalement dans les études car plus que
quiconque, j'étais pressé d'entrer au collège.
Je partageais ma chambre avec un cousin qui avait déjà
atteint ce stade. Doudou me racontait plein de choses sur le collège. C'est
ainsi qu'il m'apprit que là- bas les élèves vivaient au rythme des
interrogations. La pression était toujours de mise et il faudrait être studieux
pour tenir le coup. Ces histoires et tant d'autres, ajoutées au goût de l'étude
que j'ai toujours cultivée, m'incitaient à aller de l'avant pour réussir mon
pari.
Mes efforts furent récompensés. A la proclamation des
résultats mon nom était au rendez- vous. J'étais admis avec une bonne moyenne.
Mon maître qui passa à la maison pour la circonstance me le confirma. Il avait
spécialement fait le déplacement m'assura t-il pour me féliciter de vive voix.
Il m'apporta même des précisions supplémentaires sur mon admission. C'est ainsi
qu'il m'apprit que j'étais le premier du centre, une performance qui ne pouvait
pas passer inaperçue. Il eut ensuite un tête à tête avec mon père et ne manqua
pas de lui dire tout le bien qu'il pensait de moi.
-
C'est un garçon
très intelligent et très poli.
En
classe, il reste toujours calme et attentif. Il ne fait jamais de bruit et pas
une seule fois je ne l'ai surpris en flagrant délit. Il est toujours le premier
à faire ses exercices et il s'en sort toujours merveilleusement.
Bref c'est un garçon exemplaire qu'il conviendrait de
suivre de prés. Il pourrait aller très loin.
J'avais
le cœur gros comme ça car c'est avec délectation que j'avais savouré tous ces
propos élogieux proférés à mon égard.
-
Daramane c'est
mon fils, rétorqua mon père, et un fils
il faut toujours savoir s'en occuper. Je ne sais pas ce qu'il allait devenir si
sa mère l'avait gardé plus longtemps. Il ne serait certes pas sur cette bonne
trajectoire. Vous savez, les mères ont toujours la manie de gâter leurs
enfants. C'est là une tendance très fâcheuse. Le devoir d'un père consiste à ne
pas entériner une telle démarche.
-
La mère se laisse
toujours guider par l'enfant. Or celui-ci est un être innocent et inconscient.
Il faut savoir le rappeler à l'ordre et le mettre sur le droit chemin. Cela on
ne le réussira que quand on s'oppose le plus souvent à sa volonté. C'est ce que
les mères ne comprennent jamais ou font semblant de ne pas comprendre.
Cet enfant est avec moi depuis deux ans
mais en deux ans il a appris ce que sa mère ne
lui aurait pas appris durant toute une vie. Je
veille sur lui comme je veille sur tous mes enfants.
Il n'est pourtant pas le plus âgé mais c'est
en lui que j'ai fondé tous mes espoirs. En tant que père je sais parfaitement pourquoi je dis cela.
Je n'ai pas envie d'être déçu c'est pourquoi je le mets à l'abri des mauvais
garçons. Il reste toujours à mes côtés. Ses amis viennent toujours le voir ici
même. Il n’a aucune distraction compromettante. Je lui ai même interdit
d'écouter de la musque car je considère que ce serait là une mauvaise chose
pour un élève comme lui.
Par
ailleurs je n'accepte jamais de le laisser sortir la nuit. Tel est le
traitement qui lui est réservé ainsi qu'à tous ses frères et sœurs. Enfin je
vous remercie pour avoir fait ce déplacement. C'est toujours réconfortant pour
un père d'entendre dire d'aussi bonnes choses de son enfant et surtout quand
c'est rapporté par son maître d'école. Dans le monde d'aujourd'hui les enfants
ont tendance à échapper à la tutelle parentale en empruntant des chemins pas
toujours glorieux. Il faudrait impérativement resserrer l'étau et éviter que
nos enfants se perdent.
Mon maître avait tout juste franchit la porte de notre
maison quand mon père m'appela. Je partis en courant et le rejoignis.
De
ma chambre j'avais suivi toute la conversation qu'il avait eu avec Monsieur SY
et pas un seul mot ne m'y avait échappé. Il était donc légitime que je
m'attende à de chaudes félicitations. Mais qu’elle ne fut ma déception quand il
me chargea de l'une de ces commissions qu'il avait toujours à expédier vers ses
nombreux correspondants. C'était toujours moi l'agent de liaison.
Il n'était pas dans les habitudes de mon père de
témoigner une quelconque reconnaissance pour son enfant. C'est ainsi que durant
tout mon cursus scolaire émaillé de mentions allant du tableau d'honneur aux
félicitations, je n'ai jamais eu droit ne serait- ce qu'à un petit cadeau en
reconnaissance de mes exploits scolaires - pas de cadeaux et pas de paroles
réconfortantes.
Je
n'ai jamais pu lui extraire le plus petit des mots exprimant un encouragement
ou un réconfort.
Cette attitude étrange que j'ai toujours considéré du
reste comme une injustice flagrante me faisait beaucoup de peine.
Rien
n'est plus réconfortant pour un jeune écolier qui s'acquitte si bien de ses
devoirs d'être félicité d'une manière ou d'une autre par ses parents.
Il
en éprouvera une grande satisfaction mais aussi beaucoup de fierté. Cela le
motivera et le poussera à la récidive. Il essayera toujours de mieux faire.
Cette attitude m'avait profondément marquée et j'aimerais ne plus y penser.
Chapitre VI
C'était quelque chose que de réussir au concours
d'entrée en sixième. Le mot collège sonnait comme une victoire. C'était la
réussite assurée et un avenir radieux pour tous ceux qui y accédaient.
Les
places étaient comptées et la sélection était de mise. En effet le pays ne
disposait que de peu d'établissements secondaires et le corps professoral
faisait cruellement défaut. Il était en grande partie constitué d'étrangers
venus dans le cadre de l'assistance technique des pays frères et amis. La
plupart des profs étaient soit des français ou des africains de différentes
nationalités.
La
présence de tout ce beau monde ne passait pas inaperçue. A nos yeux c'était
largement suffisant pour nous convaincre que le collège était bien un monde à
part. Ces profs nous impressionnaient beaucoup. Ils provenaient dans leur
majorité de pays dont les noms sonnaient comme autant d'eldorados. Dans notre
imagination ils passaient tous pour des cracks.
Le collège de Bassigol où j'étais appelé à poursuivre
mes études était l'un des plus modernes du pays. Il était le fruit de la
coopération sud - sud car c'est grâce aux capitaux arabes qu'il a été construit
quelques années après l'indépendance du Chinguit.
C'était
un bâtiment de conception moderne. Il contrastait énormément avec le décor
ambiant où prédominaient les maisons en banco et les huttes en bois.
Le
cadre était beau et d'un attrait irrésistible. On s'y plaisait beaucoup et
toutes les conditions y étaient réunies. C'était là plus que je ne pouvais
espérer.
Quoi
qu'il en soit, pour moi cela importait peu car j'étais irrémédiablement porté
vers les études donc que le cadre soit attrayant ou pas cela ne m'empêcherait
pas d'aller de l'avant. Ma triste condition d'enfant sous haute pression ne
m'offrait qu'une seule alternative salutaire: réussir à l'école pour se libérer
d'une tutelle paternelle trop pesante à mon goût.
Dès ma première année au collège, j'ai commencé à me
faire des idées. J'ai pris conscience de ma situation et j'étais arrivé à cette
conclusion. Le seul moyen pour voler de mes propres ailes c'était de réussir
mes études secondaires. Une fois le bac en poche, je prendrais le chemin de
l'université. Là j'étais sûr d'échapper pour de bon à cette tutelle qui
commençait à se faire sentir.
C'était
là un objectif bien défini et mûrement réfléchi. J'étais très motivé et je
m'étais abandonné corps et âme pour les études mettant ainsi de côté les rares
moments de retrouvailles avec mes compagnons de jeu.
Mon entrée au collège se passa plutôt bien. Si au
début j'étais un peu dépaysé par le changement de système, il ne fallut pas
longtemps pour que je m'adapte à mon nouvel univers. Je m'étais familiarisé
petit à petit avec les différents rouages de l'administration du collège et
rien n'avait plus de secret pour moi.
Je récitais mon emploi de temps par cœur. Je connus
très vite toutes les matières enseignées. Il est vrai que j'en connaissais déjà
certaines. En revanche, j'en ignorais plusieurs autres. Il avait donc fallu patienter un peu, le temps de faire les
premiers cours pour savoir exactement quel était leur objet.
Les explications que Doudou m'avait données m'ont
beaucoup aidé dans la compréhension de pas mal de choses mais cela s'était
avéré insuffisant.
Chapitre VII
Il y a quelques semaines que les cours avaient
commencé. On avait passé les premières interrogations écrites et on attendait
les résultats avec anxiété.
J'avais
bûché toutes mes leçons mais cela était loin de me rassurer. Certains profs
étaient réputés avares en points donc rien n'était joué d'avance.
C'est
surtout le professeur d'histoire - géo qui soulevait le plus d'inquiétude. Il
ne suffisait pas de réciter ses leçons pour avoir une bonne note avec lui. Il
était exigeant et pour lui, l'élève devrait faire la preuve qu'il maîtrisait
parfaitement ses leçons. Pour ce faire, il fallait savoir reformuler, discuter
et argumenter suivant son propre point de vue ce qui n'était pas chose aisée
pour un élève de la sixième.
Heureusement
pour moi, il y eut plus de peur que de mal. J'avais eu de bons résultats. Plus
intéressant encore, j'avais la première note dans la plupart des cas et cela
redoubla mon ardeur.
Dans
ma mentalité de bleu toutes les matières se valaient même si en réalité il n'en
était pas ainsi.
Je
trouve que c'était là un grand avantage
car avec un tel esprit j'avais une chance unique: les connaître toutes. Ce
n'est que plus tard, en deuxième année que je compris la notion de coefficient
et que je sus que certaines matières étaient plus importantes en terme de notation
que d'autres. Mais cela ne changea en rien mon attitude à l'égard de certaines
matières et je continuai à les étudier toutes comme si de rien n'était.
Passé
ce premier test, je me préparais déjà pour les échéances futures. J'étais en
partie rassuré par les bonnes notes que je venais de moissonner. Mon esprit
était tourné alors vers les prochaines interrogations et plus particulièrement
l'interrogation orale d'histoire.
La
perspective de passer devant le professeur pour soutenir une conversation ion
avec lui me donnait la chair de poule. Cette épreuve s'avérait beaucoup plus
exigeante que toutes ces interrogations que je venais de passer avec succès.
Je
n'étais pas particulièrement doué pour la parole et pourtant je devais passer
devant le prof. Je n'avais pas le choix. Avant le jour de l'oral je m'étais
employé à bûcher toutes les leçons que nous avions étudiées jusque là. J'y
parvins sans trop de peine car j'étais le bûcheur maison comme aimaient à me
taquiner mes camarades de classe non sans un grain de jalousie.
On
était un samedi et comme d'habitude trois élèves devaient passer devant le
professeur pour tester leurs connaissances. Les questions posées portaient le
plus souvent sur le dernier cours même si ce n'était pas toujours le cas. Le
prof n'hésitait pas à faire des retours en arrière pas toujours au goût des
fainéants. J'étais parmi les élèves qui devaient passer à la barre et on
m'appela pour ouvrir le bal. Je connaissais toutes mes leçons par cœur mais
j'avais la trouille. J'étais sûr de ne pas tenir le coup ce jour là.
Quand le professeur me posa la première question
j'étais dans un état critique. Je ne répondis pas et j'adoptai la même attitude
face aux questions suivantes.
J'avais
laissé la chance me filer entre les doigts et je m'étais retrouvé avec un deux
sur vingt. J'étais littéralement assommé par cette très mauvaise note, note
dont je pouvais me passer si j'avais osé affronter cette interrogation sans
arrière-pensées. Je maîtrisais parfaitement le contenu de mon cahier et un peu
plus de sang froid aurait suffit pour faire mon bonheur. J'étais si affecté par
ce mauvais pas que j'ai juré qu'à partir de ce jour cela ne se reproduirait
plus. Je prendrais toujours mon courage à deux mains et répondrais sans
complexe aux questions qu'on me poserait.
L'interrogation orale qui suivit confirma de si belle
manière cette profession de foi. C'est ainsi que je jetai toute ma résolution
dans la bataille et je répondis à toutes
les questions à la virgule près. Le dix neuf sur vingt que j'ai décroché ce
jour là était révélateur de cette réussite éclatante. J'ai tenu ma parole.
Après ce coup de maître j'ai définitivement réussi à
briser la glace qui me séparait des profs et j'étais devenu comme par
enchantement l'orateur hors pair que je n'ai cessé d'être.
L'année
scolaire touchait à sa fin et les compositions pointaient à l'horizon. Tous les
élèves étaient gagnés par la fièvre des examens. Je n'étais pas en reste et je
m'employai à assimiler toutes mes leçons. Je bûchais tout ce qui me passait
entre les mains.
J'avais une seule ambition: être le premier de ma
classe. C'était viser très haut mais j'aimais les grands défis. J'étais
d'autant plus optimiste que pendant la composition du premier semestre j'étais
classé troisième et il s'en était fallu d'un cheveu pour devancer les deux
premiers. J'estimais que ce n'était que partie remise et voilà que cette
deuxième composition me donnait l'occasion de prendre ma revanche. Avec un peu
plus d'application j'étais presque assuré de réussir mon pari. Et c'est exactement
ce qui arriva car à l'issu du conseil de classe je fus déclaré premier.
Chapitre VIII
Mes vacances se réduisaient à peu de choses. La quasi
totalité de mes amis partait à la découverte de nouveaux horizons.
Il
y ' en avait qui partaient en brousse, dans les villages environnants où ils
avaient toute la latitude de s'adonner à leur activité favorite, la chasse,
passant ainsi d'agréables moments qu'ils venaient me conter à leur retour.
D'autres
comme Jeg, DIALLO, Bolki allaient à Gazra où ils passaient leurs journées dans
les salles de spectacle. Ils en revenaient toujours avec des histoires à vous
couper le souffle.
M'Bokh
et Mansour allaient beaucoup plus loin. Ils passaient leurs vacances à l'autre
bout du pays: le premier à Guévar la grande cité minière du Nord, le second à
Maraguéna, la capitale économique et grand port sur l'Atlantique.
J'étais pratiquement le seul élément du groupe qui ne
prenait pas de vacances. Cela était bien entendu indépendant de ma volonté. Ce
n'est pourtant pas faute d'avoir là où aller. J'avais la nostalgie de Dramcha
et mon envie de revoir ma terre natale s'accroissait d'année en année. J'en
parlais à ma mère à chaque fois qu'elle venait s'enquérir de notre état mon
frère et moi. Je lui demandais toujours de régler la question avec mon père.
Elle plaidait à chaque séjour ma cause avec force arguments mais cela ne
donnait rien. Mon père restait sourd à ses demandes répétées. Il ne voulait
rien entendre. Et c'est la mort dans l'âme qu'elle me signifiait la fin de non
recevoir de mon père. La réponse était toujours la même. Ce ne sera pas pour
cette fois - ci, il faudrait attendre.
Mais
attendre quoi et jusqu'à quand? m’indignais- je. J'étais très éprouvé par cette
situation mais je me résignais à mon sort non sans avoir juré secrètement de
prendre un jour ma revanche.
Ce
serait sans doute trop tard mais que faire?
Ghali était le seul ami qui ne partait pas en
vacances. Ce n'était pas que son père s'y opposait comme le mien, non, c'était
tout simplement parce qu'il ne voulait pas quitter le domicile parental.
C'était
un enfant gâté, habitué à vivre à côté de sa mère. Il y trouvait du plaisir et
du bonheur et c'était ça l'essentiel pour lui comme pour de nombreux jeunes
garçons de son âge. Le fait qu'il ne bouge pas était une bonne consolation pour
moi. C'était lui qui me tenait compagnie la plupart du temps. Il venait chaque
jour à la maison m'assistait dans tout ce que je faisais. Il m'accompagnait
également dans les nombreuses navettes quotidiennes que j'effectuais pour le compte
de mon cher papa. Ainsi nous passions les journées pratiquement ensemble.
Parfois, Hamet, un apprenti de mon père se joignait à
nous. Il était un peu plus âgé mais nous étions de vrais amis. Hamet avait
beaucoup voyagé et à ce titre il avait une plus grande expérience de la vie que
nous.
Hâbleur
né, il avait toujours quelque chose à dire, une histoire à raconter ou des
poèmes à réciter.
Il avait le don de la parole et il en rajoutait
toujours quand il vous racontait une histoire. Il y'avait des thèmes qui le
passionnaient plus particulièrement et sur lesquels il était intarissable. Et
parmi ces sujets favoris il y avait le football. Il connaissait l'équipe
nationale qu'il avait vu évoluer à plusieurs reprises. Il aimait surtout parler
de ses vedettes et de tout ce dont ils étaient capables.
Son
second sujet de prédilection c'était la délinquance juvénile à Gazra.
nous
prêtions toujours une oreille très attentive à notre interlocuteur. Il avait
vraiment l'art de conter et nous ne pouvions jamais être distrait quand il nous
relatait une histoire.
Nous le questionnions beaucoup voulant toujours en
savoir un peu plus et il avait réponse à tout. On passait ainsi de bons moments
avec lui. Malheureusement pour nous il n'était pas toujours disponible.
Chapitre IX
A la maison j'étais toujours casé dans ma chambre. Je
n'avais affaire à personne si non qu'à mes livres et cahiers. De temps en temps
l'un de mes petits frères faisait irruption dans la pièce et tentait de
troubler ma quiétude. Je n'hésitais pas alors à le corriger très rapidement
quitte à m'attirer les foudres de mon père.
Mais
sur ce plan je n'en faisais qu'à ma tête car je ne supportais pas les frasques
des enfants et je m'accordais de droit une carte blanche sur ce plan.
C'est
ainsi qu'à chaque fois que je corrigeais l'un des petits, mon père
l'interpellait en ces termes:
-
Tais-toi petit
vaurien. Ne t’avais- je pas dit de laisser Daramane; et ma mère Arame
d'ajouter:
-
Je vous l'ai dit
et répété. Combien de fois t’ai-je défendu de provoquer Daramane. Ce n'est pas
ton égal et tu sais bien qu'il ne rigole pas. Tu vas te taire tout de suite ou
c'est à moi que tu vas avoir affaire.
Ma
mère me connaissait assez et elle avait parfaitement vu juste. Je ne rigolais
pas en effet avec mes petits frères pas plus d'ailleurs qu'avec les autres
bambins. Cette attitude de repli sur soi inspirait à ma mère des réflexions
alarmistes que mon père s'empressait de
balayer d'un revers de la main. Ce n'est que de la méchanceté disait- il.
Non,
me disais- je dans mon for intérieur, ce n'était pas de la méchanceté, c'était
plutôt de la frustration et c'était lui, le principal responsable de cette
nouvelle trajectoire que suivait ma personnalité. Extirpé manu militari d'un milieu où rien ne me
manquait et où je vivais en petit prince adoré et choyé, privé de l'affection
maternelle et de biens d'autres choses indispensables à un enfant de mon âge,
je n'avais plus qu'une seule alternative: sombrer dans la mélancolie éternelle.
Ce sont là des choses qui ne pardonnent pas et
que nos parents trop attachés à des traditions parfois néfastes ont du mal à
comprendre et à accepter. Et pourtant on aura épargné beaucoup de peine à des
millions d'âmes innocentes si l'on ménageait un peu plus nos enfants. C'est
dans une telle perspective que réside leur salut.
Chapitre X
Mon père m'accordait une autre faveur dont j'étais le
seul à bénéficier dans la maison. Il ne me brutalisait jamais alors que tous
les autres avaient régulièrement droit à une ration de claques et autres coups
de fouet.
Par
ailleurs depuis que je suis entré au collège j'étais dispensé de beaucoup de
tâches qui hantaient mon sommeil. Je pouvais aussi dorénavant partager les
fameux plats spéciaux réservés aux grandes personnes et mon régime s'en trouva
amélioré. On me confia aussi la gestion de la ration familiale. Je devais
assurer l'approvisionnement de la famille en produits de première nécessité.
Pour
assurer ce service mon père me montra la voie en me mettant en contact avec le
boutiquier du coin. A chaque fois que la famille manquait de quelque chose je
prenais un bout de papier et rédigeais un bon de commande en bonne et due
forme. Je le signais et accourais chez Mohamed d'où je ramenais tout le
nécessaire. A la fin du mois mon père passait chez le commerçant pour régler la
note. Ce privilège qui m'était donné avait des avantages certains pour moi.
Il me
permettait de faire des bons à mon profit et cela à l'insu de mon père. Avec
cette astuce, je parvenais à régler tous mes petits problèmes. Avant de trouver
ce subterfuge j'étais totalement démuni, car mon père ne me donnait jamais
d'argent. Chez nous il n'est pas dans les usages de donner de l'argent à un
enfant. La notion d'argent de poche était bannie de notre vocabulaire.
En plus je n'ai connu ni les jouets ni les beaux
habits. Mon admission au collège n'avait rien changé sur ce plan et je n'avais
qu'à envier mes petits amis qui s'habillaient suivant la mode. Mon habillement
était toujours aussi austère que démodé. Il arrivait que mon père me fasse don
d'une vieille tunique. C'était toujours des vêtements d'un autre âge.
Ma
mère s'en occupait alors et essayait tant bien que mal de la réajuster en la
ramenant à de justes proportions. Ces dons s'accompagnaient toujours de
commentaires enflammés. Mon père ne tarissait pas d'éloges pour ses habits.
C'est ainsi qu'il usait des superlatifs les plus avantageux pour les présenter
sous un jour meilleur.
La
dernière tenue qu'il m'offrit fut présentée en ces termes:
-
C'est du vrai lin
comme on en trouve plus aujourd'hui. C'est une tenue unique en son genre et ça
avait coûté une fortune. Ces commentaires produisaient le meilleur effet sur
moi et je me hâtais d'enfiler mes nouveaux habits. Mais à chaque fois que je me
présentais à l'école emmitouflé dans ma nouvelle tenue, j'étais soumis aux
affreuses railleries des jeunes filles de ma classe.
-
Je supportais mal
un tel affront mais j'étais obligé de faire avec. A la longue je m'étais
habitué à ces tenues farfelues.
Pourtant
je bénéficiais comme la plupart des élèves d'une bourse suffisamment importante
pour couvrir mes besoins vestimentaires mais je n'en disposais pas à ma guise.
C'était mon père qui touchait l'argent. A chaque fois que la bourse était
disponible il me demandait si j'avais besoin de quelque chose et je répondais
toujours par la négative. Ce qui bien entendu ne reflétait guère ma volonté et
il le savait plus que quiconque. C'est du moins ce que je soupçonnais.
On me déconseillait aussi de prendre l'argent offert
gracieusement par des tiers. Je ne devais l'empocher sous aucun prétexte. Il
arrivait en effet que des amis de mon père de passage à la maison me gratifient
de quelques pièces sonnantes et trébuchantes. Je refusais toujours de les
prendre mais parfois sous leur insistance j'étais obligé de les accepter. Mais
juste après le départ des convives je m'empressais de remettre ce pactole à mon
père.
Tels
furent mes rapports avec l'argent des rapports très lâches pour ne pas dire
inexistants.
Avec
le temps je découvris une astuce qui me permettait de disposer d'un peu
d'argent de poche. Cette astuce consistait à retenir une partie de l'argent
qu'on me donnait en cadeau. Il m'arrivait aussi de fouiller les poches de mon
père d'où je parvenais toujours à extraire de la monnaie.
Pour
ne pas attirer les soupçons, j'enfouissais mon petit butin dans un trou creusé
au pied d'un arbre ou dans un coin du magasin. Je me ravitaillais ainsi en toute sécurité au grès de mes petits
besoins. Je profitais toujours des nombreuses courses que je faisais en ville
pour écouler mes maigres économies et dans mon entourage je n'attirais pas
l'ombre d'un soupçon.
Mes frères par
qui le danger pouvait arriver ne se doutaient de rien. Seule ma sœur Fatma me
donnait parfois du fil à retordre. C'est ainsi qu'elle n'hésitait pas à
inventer de toutes pièces des histoires
qui visaient à me mettre à mal avec mon père. Mes insultes et mes menaces n'y
changeaient rien. Contrairement à moi, Fatma était une enfant gâtée. Elle n'a
jamais connu sa mère morte juste après son accouchement.
C'est Mariem la sœur aînée de celle - ci qui l'a récupéra et s'occupa
d'elle avant de la remettre à son père qui la réclamait à cor et à cri pour les
besoins de sa chère politique de regroupement familial.
Fatma était l'exception qui confirmait la règle. Elle
était choyée par mon père et gare à quiconque essayerait de lui faire du mal.
Elle faisait beaucoup de jaloux dans la famille car elle était au-dessus de
tout et de tous. Yaye Arame s'en offusquait mais mon père ne voulait rien
entendre.
Fatma
avait des droits qu'aucun de nous ne pouvait imaginer. Elle était toujours bien
habillée et bien chaussée. Mon père lui payait tout ce qu'elle désirait.
Dans
la maison elle était la seule à oser manipuler le magnétophone de mon père.
Elle pouvait ainsi écouter de la musique à tout moment.
Personnellement ce traitement de choix me révoltait
car je ne comprenais pas pourquoi mon père cautionnait une telle
discrimination. Toujours était- il qu'entre Fatma et moi les conflits étaient
toujours latents. Ils n'avaient jamais éclaté au grand jour mais des poussées
de colère sporadiques caractérisaient mon attitude à son égard. Ainsi quand
elle entrait dans ma chambre sous un faux prétexte j'en profitais toujours pour
la provoquer et je n'hésitais pas à lui cracher tout le mal que je pensais
d'elle.
Sûre d'elle et de son immunité elle n'hésitait pas à
me rendre la monnaie en me faisant la plus cinglante des répliques. Entre elle
et moi il en était toujours ainsi même si nos rapports furent traversés par de
courts moments de réconciliation.
Pendant ces rares intermèdes, je
l'accompagnais au puits où elle allait faire la vaisselle après le dîner du
soir. Je l'aidais aussi à faire ses exercices et à comprendre des leçons mal
assimilées. Elle était plus âgée que moi mais j'étais plus avancé dans les
études qu'elle. Elle ne tarda d'ailleurs pas à jeter l'éponge et mon père
l'encouragea à cet abandon. Pour lui sa place n'était pas à l'école et c'était
vrai.
Depuis qu'elle abandonna l'école sa vie prit une
trajectoire dangereuse et elle qui était appelée à offrir à son père tous les
motifs de satisfaction imaginables ne se montra pas à la hauteur. Grisée par
l'attitude de mon père, elle se croyait tout permis et elle alla jusqu'à
commettre l'irréparable.
A
la stupéfaction générale elle donna naissance à un enfant hors mariage. C'était
là le plus grand péché qu'une jeune fille pouvait commettre. Cet acte ignoble
exposait inévitablement son auteur à la vindicte populaire et entraînait
irrémédiablement la chute de sa cote familiale.
C'est
ainsi que la bonne réputation et l'estime laissaient la place à l'opprobre et
au déshonneur. La réaction de mon père ne fut pas à la mesure de l'amour sans
bornes qu'il portait à sa fille. Elle était faite de fatalisme et de
résignation.
Mon père était profondément croyant et c’est dans la
religion qu’il faudrait rechercher le secret de son attitude face à ce drame.
Non seulement Fatma ne fut pas chassée de la maison comme il était de coutume
dans pareille circonstance mains mon père ne modifia en tant soit peu son comportement à son égard.
L’orage de réprimandes toutes protocolaires passé, la
vie continua son cours normal. Ma seule satisfaction quant à moi c’était
d’avoir trouvé un argument supplémentaire pour traîner ma rivale dans la boue
mais c’était compter sans le manque de pudeur et d’amour propre qui la
caractérisaient. Elle ne se gênait même pas de cajoler son rejeton au vu et au
su de toute la famille. Elle savait pourtant que ce n’était pas faisable et que
cela nous irritait.
C’était justement pour nous provoquer qu’elle
agissait de la sorte. Plus grave encore elle sillonnait les rues de la ville en
brandissant son bébé tel un trophée fraîchement décerné.
Il
a fallu l’intervention énergique pour une fois de mon père pour qu’elle cesse
toutes ces provocations de mauvais goût.
De toute la famille Yaye Arame était la plus touchée
par ce qui était arrivé à sa fille adoptive. Descendante de la plus
prestigieuse famille maraboutique du Walo elle n’était pas de nature à
transiger sur les questions de morale. En bonne mère de famille soucieuse du
devenir de ses filles, elle ne perdait pas une occasion pour leur inculquer les
principes d’une bonne conduite.
Seynabou
et Yacine s’en tiraient plutôt bien quand à Fatma qui n’en faisait qu’à sa tête
elle avait fini par récolter les pots cassés. D’ailleurs Yaye Arame n’avait
aucune prise sur elle, ses conseils ne pesaient pas lourds dans la balance et
ce qui devait arriver arriva.
Chapitre XI
Ma dernière année scolaire au premier cycle fut
marquée par des résultats catastrophiques en mathématiques.
En
deuxième année déjà, je commençais à perdre les pédales et la rencontre en
troisième année d’un prof tristement célèbre me donna le coup de grâce et il
m’avait fallu cravacher dur pour me retrouver en seconde. Ces résultats peu
reluisants en Mathématiques étaient pour beaucoup dans mon orientation vers la
série littéraire. Mes notes en français et en histoire étaient excellentes.
J’étais donc destiné à faire la littérature. Avec un zéro en mathématiques les
portes des séries scientifiques m’étaient assurément fermées.
Mais
à quelque chose malheur est bon. La littérature remportait tous mes suffrages.
Je disposais à la maison d’une petite bibliothèque, assez respectable
d’ailleurs et le goût des belles lettres était une réalité chez moi. Voilà qui
devrait largement contribuer à forger un littéraire digne de ce nom.
J’entrevoyais
déjà le bout du tunnel mais il me restait encore trois longues années à tenir
avant de pouvoir envisager un départ vers des lieux plus cléments.
Mais
encore faudrait –il que je décroche mon
bac ce qui n’est pas chose facile. Seulement mon objectif était si clair, ma
rage de sortir de cette coquille dans laquelle on m’a longtemps enfermé si
grande que rien au monde ne pouvait me résister. J’étais prêt à tout pour me
sortir d’affaire et je me replongeais de plus belle dans mes chères études.
Comme il était de coutume, l’année scolaire se passa
bien. Heureusement pour moi il y eut plus de peur que de mal. En apprenti
littéraire nous reçûmes les premiers rudiments de ce qui était notre discipline
de base. Ainsi, de la composition française au résumé de texte en passant par
le commentaire composé, on aura fait le tour de l’ensemble des exercices prévus
au programme.
L’administration avait vu juste en nous affectant
monsieur TALL, le meilleur prof de français de la région. De nature réservée
mais ouvert et très relax, ce quinquagénaire était passé maître dans l’art de
former de bons littéraires. L’année passa si vite qu’on eut du mal à le réaliser tellement
l’enseignement que nous recevions nous passionnait et absorbait tout notre
temps.
Nantis de solides connaissances de base, on pouvait
envisager la suite avec sérénité. En première nous eûmes la malchance de tomber
sur un professeur de français qui n’avait de commun avec notre brillant prof de
seconde que le titre. Nous passâmes ainsi une année blanche et nous n’avions
pratiquement rien appris. Ce fut une année sans français.
Pour les futurs candidats au bac que nous étions, il y
avait réellement de quoi être inquiet. Nous étions cependant très heureux
d’être en terminale car c’était la classe fétiche, la classe que chaque élève
rêve d’atteindre. C’est à partir d’ici que s’ouvraient toutes les portes. Il y
avait en effet le bac à passer et quand la chance vous souriait vous êtes en
fin au bout de vos peines.
Le
baccalauréat c’était ce diplôme magique qui faisait rêver tous les lycéens. Ce
diplôme tant convoité représentait l’image de la réussite assurée. C’était la
clef de tous les problèmes.
J’étais aux anges quant à moi car je pouvais déjà
commencer à rêver. Jamais je ne m’étais senti aussi prêt de la liberté et
jamais je n’ai été aussi prêt du but. Et dire qu’il suffisait que je réussisse
au bac cette année pour recouvrer ma liberté. J’avais du mal à le croire.
Comment cela pouvait – il être vrai ? Me disais- je.
Quand je revins à moi je me dis que le temps n’était
pas encore aux explosions de joie! Il fallait très vite s’organiser et mettre
en place un plan de travail. Je n’aurais aucune excuse si par malheur je ratais
cette belle occasion. Je disposais de tous les atouts nécessaires et je n’avais
pas le droit à l’erreur.
Je n’étais que trop conscient de l’enjeu pour
me permettre de jouer avec mon avenir. Je m’étais dit depuis longtemps que le
bac j’en faisais mon affaire et comme j’ai toujours tenu mes promesses il y
avait lieu d’être optimiste.
J’ai eu la chance d’avoir
toujours pour compagnons des garçons qui partageaient avec moi la même passion
pour les études. Il faut voir là la main de mon père, encore lui, qui veillait
trop sur moi et surveillait de très près toutes mes fréquentations.
En terminale nous mîmes en place un groupe de
révision. Chaque nuit nous nous retrouvions dans l’une de nos familles. On
allumait une lampe tempête et on révisait jusque tard dans la soirée.
C’était
pour moi un événement d’une haute portée symbolique car c’était pour la
première fois que je sortais pendant la nuit hors du domicile parental. Mais
cela ne m’inspira aucune tentation. Et comment d’ailleurs pouvait – il en être
autrement quand on sait à quel point je tenais à mes études et surtout au
concours que je préparais.
Pour moi l’année avait commencé sous de bons auspices.
Au vu des résultats de mes premiers devoirs je ne devais pas avoir du souci à
me faire. Mais je n’étais pas de nature à dormir sur mes lauriers. Je
redoublais d’effort et essayais toujours de mieux faire.
En
plus je ne perdais pas mon temps. J’avais un rendez – vous avec l’histoire, un
rendez – vous que je ne devais manquer sous aucun prétexte. Ainsi mes journées
étaient très chargées. Quand je n’étais pas à l’école, je m’enfermais dans ma
chambre où je passais le plus clair de mon temps à lire et à bûcher.
De temps à autre je recevais des camarades de classe.
Nos discussions tournaient toujours autour des études et notre sujet de
prédilection c’était bien sur le bac. Chacun y allait de son entrain apportant
son grain de sel au débat.
Chapitre XII
C’était un dimanche et alors que je venais tout juste
de finir mon petit déjeuner, j’entendis quelqu’un taper à la porte.
Quelques secondes plus tard, sans même
attendre une invitation de ma part, mes quatre amis de classe furent irruption
dans la chambre. Après les salutations d’usage, j’abandonnai mes hôtes le temps
d’allumer le fourneau. Ce fut vite fait. Je rejoignis mes camarades après avoir
apporté tout le matériel nécessaire et je me mis à faire du thé. Maintenant la
discussion pouvait commencer. Comme d’habitude ce fut Abdourahim, le philosophe
comme on l’appelait qui ouvrit les débats. Je ne sais pas si vous vous en
rendez compte commença t-il mais nous sommes très en retard en histoire – géo.
-
En effet
répliquais – je. Je suis entièrement d’accord avec vous. Je trouve que Monsieur
DIOP s’attarde trop sur les détails. Par ses longues digressions il perd
énormément de temps et je parie qu’à ce rythme il ne va pas terminer la moitié
du programme d’ici la fin de l’année. Et sidibé de renchérir :
- Vous avez parfaitement raison : depuis le début
de l’année nous en sommes encore au deuxième chapitre alors que nous sommes
déjà en mars. Il nous reste à peine trois mois et c’est sûr qu’à ce rythme nous
ne ferions pas grand chose d’ici juin.
-
Moi je trouve que
Monsieur DIOP est un bon prof, mais sa lenteur risque de nous coûter très cher.
Vous n’êtes pas sans savoir que cette matière est la bête noire des candidats
au bac. Beaucoup de candidats sont éliminés à cause d’elle.
Nous
sommes donc avertis et nous devons faire très attention. Nous devons trouver au
plus vite une solution à ce problème épineux. De mon point de vue il vaudrait
mieux en parler à Monsieur DIOP qui nous dira ce qu’il faut faire pour parer à
toute éventualité. Telle est ma position. Dites mois ce que vous en penser.
-
Elle est
excellente votre proposition Monsieur Sidibé. Seulement moi je pense qu’il
faudrait aller beaucoup plus loin. Nous sommes suffisamment mûrs pour nous
débrouiller tout seuls. Nous devons commencer à faire des recherches sur le
programme, nous renseigner auprès des anciens terminalistes et essayer de
collecter tous les cours susceptibles de nous aider.
Nous
devons pour cela coordonner tous nos efforts, mettre en commun nos recherches,
organiser des exposés et des débats sur toutes les parties du programme. Voilà,
je pense que seule une concertation organisée pourrait nous sortir d’affaire.
-Je suis d’accord avec vous Daramane. Vos propositions
sont très pertinentes et elles
ont le mérite d’être claires et sans
équivoque. Et, je pense comme vous qu’en appliquant une telle démarche on s’en sortira.
-N’oublions surtout pas que Monsieur DIOP à sa
méthode. C’est ainsi qu’il
enseigne depuis des années et ce n’est pas du jour au lendemain qu’il va
changer d’approche.
Nous
ne devons donc nous faire aucune illusion de ce côté là.
-de toutes les façons nous lui exposerons le problème.
S’il n’a rien à nous proposer ce sera à nous de se débrouiller. Ce ne sont pas
les idées qui nous manquent mais nous devons d’abord faire confiance à notre
professeur. Et d’ailleurs, moi je crois qu’il ne faut pas négliger ce que nous
donne Monsieur DIOP. Nous ne devons pas perdre de vue que durant les trois
dernières années le sujet du bac a toujours porté sur la guerre froide et la
décolonisation des pays du Tiers- monde et ce sont là des thèmes que Monsieur
DIOP nous a déjà développés de long en large. Il y a donc lieu de modérer vos
jugements. Il faudrait se rendre à l’évidence et accepter que Monsieur DIOP
soit mieux placé que nous tous pour savoir ce qu’il y a lieu de faire.
-Mais ce n’est pas là une raison pour baisser les bras
Monsieur SY. nous ne devons en aucun cas nous contenter du peu que nous donne
monsieur DIOP.
- Il est bien vrai comme vous le
dites que les deux chapitres qui sont tombés au bac ces dernières années ont
d’ores et déjà été traité. Mais il faudrait toujours compter avec les mauvaises
surprises et se préparer en conséquence.
Ce
n’est pas parce que l’année dernière on a eu un sujet sur la guerre de Corée
qu’on aura cette année encore le même sujet ou un autre sujet sur le même
chapitre.
-
Bon ça suffit.
Nous avons trop épilogué sur ce point. Maintenant passons à autre chose.
J’aimerai qu’on discute de l’importance des
matières secondaires au bac. Est-ce qu’elles sont décisives pour son obtention
ou peut on bien s’en passer ? Telle est la question que je vous pose.
-
Pour ma part j’ai
toujours négligé ces matières qui à mes yeux n’étaient pas importantes.
Sidibé
était un très bon élève. Il avait toujours de bonnes notes dans ses matières de
base. Mais comme ses deux amis Abdourahim et Oumar, il avait la fâcheuse
habitude de négliger les matières secondaires. Je profitai ainsi de cette
occasion pour leur faire changer d’avis en leur expliquant tous les bienfaits
qu'ils pouvaient en tirer.
-
Vous avez tous
tort de négliger les matières secondaires.
-
Après tout, ce
sont des matières comme toutes les autres. Vous gagnerez beaucoup en
prêtant
plus d’attention aux dites matières. Cette année vous êtes en terminale et vous
préparez le bac.
-
Vous n’avez donc pas le choix et ce serait
suicidaire de les mettre de côté. Le bac peut
parfois
ne tenir qu'à un point et ce point vous ne le regretterez pas si vous
travaillez sérieusement ces matières. Dorénavant je vous conseille de leur
accorder toute l’attention qui leur est due
si vous tenez réellement à réussir votre
examen.
Nos week-ends étaient toujours chargés. Nous les
passions à discourir et à parler de choses et d’autres.
Pendant
ce temps le jour J approchait à pas de géants. Au lycée les professeurs
redoublaient d’ardeur. Chacun voulait gagner cette course contre la montre en
terminant dans les délais le programme dont il avait la charge.
Mis à part l’histoire où nous étions
encore à la traîne nous étions en avance dans toutes les autres disciplines.
En français Monsieur Tandja avait mis les bouchées
doubles et nous étions sur le point d’épuiser tous les thèmes inscrits au
programme.
Pour ce qui était de la philosophie, seuls deux
chapitres nous restaient : le langage et le travail. Mais selon Monsieur
Thioun ces deux thèmes étaient facultatifs, c’était dire que nous n’avions plus grand chose à faire.
Notre
professeur avait jugé nécessaire de consacrer le reste du temps au traitement
de certains sujets sur lesquels nos devanciers avaient planché.
Cela
nous permettra de mieux cerner tous les contours de la dissertation et du
commentaire philosophiques. C’était là une bonne initiative car au bac on avait
le choix entre ces deux types d’exercices.
Pour
revenir à l’histoire – géographie la situation n’était pas aussi critique.
Monsieur DIOP faisait de son mieux. Et depuis qu’on l’a interpellé, il se
démenait comme un beau diable pour améliorer sa progression. Mieux, il nous
avait invité à suivre des cours de rattrapage pour essayer de remettre les
pendules à l’heure. Ses efforts étaient louables même s’il était encore très
loin de l’objectif.
C’est
dans ce contexte de fièvre générale que nous arrivâmes au jour fatidique.
La veille je n’ai pas pu retrouver le sommeil. Ma tête
bouillonnait d’idées aussi contradictoires que saugrenues. Cela ne m’était
jamais arrivé auparavant. C’était certainement dû à l’importance de l’enjeu.
J’avais
ainsi passé une nuit blanche. Que cela m’arrive à la veille d’un test aussi
capital n’était pas de bon augure ! C’est là le moins que l’on puisse dire.
Je
n’avais pas attendu les premières lueurs
de l’aube et l’inévitable appel du muezzin pour être déjà sur le pied de
guerre.
Mon père qui passait une bonne partie de la nuit à
égrener son chapelet était à demi surpris quand il me vit faire mes prières à
une heure aussi matinale et où en temps normal j’étais encore dans mon lit.
Il
comprit cependant mon inquiétude et ma précipitation et ne chercha pas à en
savoir davantage
Mon
père était un homme doué de facultés mystérieuses et peu communes.
C’est
ainsi qu’il n’a pas besoin de vous demander quoi que ce soit quand vous
traversez une passe difficile. Il suffit qu’il vous regarde pour deviner tout
de suite ce qui vous tourmente. C’était là un don incontestable et dont je
pouvais attester car l’ayant observé et vécu depuis des années.
Je
venais de terminer mon petit déjeuner et m’apprêtais à prendre le chemin du
lycée quand il m’appela.
Quand
je me présentai, il me fit asseoir devant lui et m’aspergea de crachats après
avoir récité quelques versets de coran. Ensuite il me remit un mince fil blanc
qu’il me demanda de nouer à l’index gauche.
Je
ne devais l’enlever sous aucun prétexte me conseilla – t –il et ce tant que le
concours n’était pas terminé. C’était là
des bénédictions et autres gris-gris qui étaient censés me faciliter la tâche..
C’est avec indifférence que j’ai accueilli tout ce cirque. Je ne voyais pas
l’intérêt de tous ces gestes. Je ne croyais pas à ces choses là. Pour moi les
pouvoirs occultes étaient du domaine de la légende et n’avaient rien à faire
dans notre vie de tous les jours.
Et
pourtant l’importance de l’enjeu devait m’inciter à fermer les yeux et à user
de tous les moyens pour parvenir à mon but. Mais il n’en était rien et j’étais
resté fidèle à mes convictions.
J’étais
dans la salle d’examen numéro une. Il y avait une bonne dizaine de minutes que
nous étions en classe. Il était sept heures trente et on attendait anxieusement
que l’épreuve soit distribuée.
Les
tables étaient très espacées et chacun occupait son banc à part. Un silence de
mort régnait dans la salle et pas une mouche ne venait troubler la quiétude des
lieux.
Les
examinateurs allaient et revenaient entre les rangées et attendaient toujours
l’arrivée du chef de jury qui devait apporter l’épreuve et donner le signal de
départ. Nous nous impatientions et il tardait toujours à se montrer. Le fait
qu’aucun de mes amis ne se soit retrouvé dans la même salle que moi attisait
mon inquiétude.
A
huit heures moins cinq, le chef arriva enfin et on distribua la première
épreuve de la matinée. C’était d’ailleurs la seule qui était programmée. Il
s’agissait de l’épreuve de français.
On
avait le choix entre une dissertation, un résumé et un commentaire de texte.
A
première vue, les trois sujets étaient très abordables. Mais il a fallu très
longtemps pour que j’arrive à me décider. Je n’étais pas du tout dans mon
assiette ce jour là. C’est ainsi que j’avais passé plus de deux heures avant de
prendre une décision. Le temps m’était compté et je devais faire vite.
Si
j’avais préféré traiter le résumé c’était parce que je manquais réellement
d’inspiration et j’estimais, à tort, que c’était là l’exercice le moins
exigeant. Et ce n’est que quand je m’étais mis à l’œuvre que je m’étais rendu
compte de mon erreur. Mais il était trop tard pour reculer car le temps
touchait presque à sa fin.
Je
me perdis ainsi dans les dédales du texte et j’étais dans l’obligation de
m’accrocher et d’essayer de présenter un travail acceptable. L’épreuve de
français comptait pour beaucoup dans l’obtention du bac et la rater
équivaudrait à créer une faille difficile à combler. C’est pourquoi j’étais
très inquiet.
La fuite inexorable du temps et l’énervement dû au
manque cruel d’idées qui avaient choisi ce jour
pour me déserter ne jouaient pas en ma faveur.
Mais
malgré la passe difficile que je traversais, je n’avais à aucun moment perdu
mon sang froid et l’espoir de réussir un bon résumé ne m’avait jamais quitté.
J’y avais cru jusqu'à la dernière minute.
C’est
à midi que j’avais remis ma copie. J’avais épuisé tout le temps qui m’était
imparti, c’est dire combien j’avais eu chaud. C’est inquiet et profondément
tourmenté que je rentrais à la maison. Heureusement que là-bas je n’avais pas à
m’expliquer sur ce que j’ai eu à faire. Mon père se bornerait à me demander
comment s’était passé l’examen. Je n’avais qu’à dire que tout s’était bien
passé et le dossier était clos.
Et ce sera bien ainsi car je n’avais
franchement pas envie de discuter de ce qui m’arriva.
Quand je sortis de la salle, tous mes amis étaient
déjà partis. J’étais satisfait ainsi car à cet instant j’avais besoin d’être
seul. Mais c’était compter sans la fidélité de mes condisciples que je
retrouvai à la maison.
Pour
eux j’étais une référence et à en croire les commentaires qu’ils tenaient à mon
propos aucun sujet ne m’était inaccessible.
Il
est vrai que j’ai toujours récolté les meilleures notes mais de là à faire de
moi un génie il y a un pas qu’ils ont longtemps franchi. J’étais toujours sous
le coup de l’émotion. C’était la première fois que je me comportais de manière
aussi maladroite face à une épreuve écrite.
J’ai
toujours traité les sujets les plus difficiles en un temps record. Cette
vitesse d’assimilation et de traitement des sujets m'a toujours valu l’estime
des professeurs.
L’un
deux allait même beaucoup plus loin en m’assurant que ma place n’était pas ici.
Selon lui je pouvais rivaliser avec les meilleurs élèves de l’hexagone.
Quoi
qu’il en soit, toutes ces capacités extraordinaires dont on m’affublait ne me
furent d’aucun secours au moment où j’en avais le plus besoin.
J’étais
persuadé que mes amis ne me croiront pas si je leur disais que je suis passé à
côté de l’épreuve de français.
C’était
Sidibé qui, le premier s’adressa à moi en ces termes :
-Alors Monsieur le journaliste – c’était là l’un des sobriquets
qu’on me collait à la
peau. Je parie que pour le
sujet de ce matin vous n’en avez fait qu’une bouchée. Dites – moi, vous avez
choisi lequel des trois sujets ?
-J’ai choisi le résumé mon cher et je n’ai rien à vous
cacher. Je suis passé à côté.
-Quoi ? Vous n’allez tout de même pas me dire que
vous avez eu du mal à traiter un sujet qui est des plus facile.
-C’est exactement ce qui s’est passé. C’est la triste
réalité. Je ne sais pas comment vous l’expliquer. Je ne me suis pas retrouvé
aujourd’hui. Et pour vous ? J’espère que vous avez eu beaucoup plus de
chance que moi !
-En effet, en tout cas moi je n’ai pas eu à me
plaindre. J’ai choisi la dissertation comme tous les autres. On a déjà traité
en classe un sujet pareil. Vous vous en rappelez certainement. En plus Monsieur
Tandja nous a donné pas mal de choses sur la littérature maghrébine.
Tous ces
paramètres militaient pour ce choix. J’étais très à l’aise et j’en ai profité
pour mettre le paquet. Je m’attends à une très bonne note, Oumar aussi n’est ce
pas ?
-Je l’espère oui. De toutes les façons j’ai fait de
mon mieux. J’avais pas mal de citations en tête et j’ai tout reproduit sur ma
copie. Avec cette pléiade de citations je suis sûr de pouvoir impressionner les
correcteurs car ça aussi ça compte.
-Et vous Abdourahim qu’est ce que vous avez à dire sur
les sujets d’aujourd’hui ?
-Et bien je trouve que c’est un don du ciel! Jamais on
avait imaginé pouvoir trouver des sujets aussi faciles. Ça commence vraiment
bien. Si ça continue ainsi je suis sûr de ma réussite au bac.
Mes camarades étaient tous très optimistes. J’étais le
seul à avoir raté le coche. Cela me faisait de la peine. Mais, après tout me
disais-je dans mon for intérieur ce n’était là que la première épreuve. J’ai
toujours l’occasion de me racheter. Il suffisait pour moi pour ce faire de bien
travailler dans les matières qui me restent à passer.
Je
reprenais ainsi confiance et mon moral remonta d’un cran. J’étais prêt à
affronter les épreuves suivantes et j’étais décidé à prendre ma revanche.
L’épreuve du soir se déroula normalement.
Je
n’avais pas eu de problème. J’avais
retrouvé le moral et j’étais prêt pour la seconde grande épreuve du lendemain.
Cette épreuve je me devais impérativement de la réussir.
Les examinateurs se répartirent les copies de
l’épreuve d’histoire qu'ils distribuèrent rapidement. Chaque élève eut ainsi un
exemplaire.
Une première lecture du sujet me permis de cerner tous
ses contours. Heureusement pour moi, j’avais retrouvé toute ma lucidité et
j’étais très en forme. Conscient du retard que j’avais à rattraper, je pris
tout mon temps, question de ne rien laisser au hasard.
Je
décortiquai ainsi le sujet point par point avant d’entrer dans de longs
développements.
Je
n’avais pas hésité une seconde pour porter mon choix sur le sujet relatif à la
guerre froide.
C’était là un thème qui me passionnait
particulièrement. Durant l’année scolaire j’avais collectionné sur le sujet une
énorme bibliographie allant des revues aux journaux spécialisés en passant par
des livres de référence.
Je
me suis employé à faire une synthèse des connaissances tirées de tous ces
documents. J’étais persuadé qu’un travail aussi bien documenté ne passerait pas inaperçu et
devrait être noté à sa juste valeur. J’espérais en présentant un travail parfait
pouvoir récolter une excellente note qui me permettra de me remettre dans la
course.
L’examen s’acheva sur une bonne note et le mauvais pas
du départ n’était plus qu’un mauvais souvenir. Le concours terminé, nous étions
appelé à traverser une période non moins éprouvante. C’était l’attente des résultats qui commençait. Une attente
toujours longue et difficile à digérer car l’angoisse atteignait son paroxysme.
Les nerfs étaient très tendus.
Pour
mieux supporter ce supplice, nous nous réunissions chaque jour au lycée et les
commentaires allaient bon train. Les nouvelles parvenaient au compte-gouttes.
Les communications avec la capitale où tout était centralisé étaient
extrêmement difficiles.
Ce sont les voyageurs en provenance de Gazra qui nous
renseignaient sur ce qui se tramait à l’office du Baccalauréat.
Nous
tuions ainsi le temps en épiloguant sur nos chances de réussite et en revenant
par commentaires interposés sur les moments forts de l’examen. Et les rumeurs
n’étaient pas en reste.
Chaque jour apportait son lot de rumeurs. Elles
avaient la particularité d’être très alarmistes. L’une des plus répandues
voulait que les résultats soient catastrophiques. Et selon certains racontars
il a fallu faire une triple correction pour atteindre un nombre raisonnable
d’admis.
Tout
dans cette situation concourait à entretenir le suspens. L’attente commençait à
être très longue.
Nous commençâmes à perdre patience à mesure que notre
inquiétude grandissait. En ce qui me concerne, je procédais aux calculs les
plus subtils et envisageait les hypothèses les plus bizarres pour peser mes
chances de succès.
L’optimisme était de mise et cela arrangeait bien les
choses. Je me disais que j’ai bien travaillé dans l’ensemble. Mis à part la
déconvenue du premier jour je n’avais absolument rien à me reprocher. Il
n’y avait donc pas de raison pour que je
ne crois pas à mes chances. Et puis j’ai toujours tenu la dragée haute à tout
le monde. Je ne voyais pas pourquoi il n’en sera pas ainsi cette fois encore.
Et enfin les résultats tombèrent. La surprise fut
totale car personne ne s’y attendait à ce moment précis. J’étais chez moi, dans
ma chambre, assis sur les bords de la fenêtre, absorbé dans mes pensées quand
brusquement un ami qui avait vu la liste des admis vint m’annoncer la bonne
nouvelle.
J’étais admis au baccalauréat. Je ne réagis
presque pas à cette annonce trop belle pour être vrai. Pour en avoir le cœur
net je lui demandais d’où il tenait cette information. Il me répondit en me
donnant tous les détails.
Le
numéro qu’il avait relevé sur la liste était bien le mien et cela donnait plus
de foi à ce qu’il affirmait. Je finis par m’en convaincre. Mais je continuais à
contenir ma joie et me comportais comme si de rien n’était.
A
vrai dire j’étais naturellement comme ça. Je n’étais pas capable d’afficher ma
joie en public.
Je
gardais ma joie pour moi et allais le plus simplement du monde annoncer la
nouvelle à la famille.
C’est
mon père qui, naturellement eut la primeur de l’information. Quand je la lui
annonçai il en prit acte et poussa un léger ouf de soulagement que j’étais le
seul à pouvoir détecter, tellement il était anodin. Il me fit entendre ensuite
que c’était une bonne chose.
Ce
manque d’exubérance et le sens de la mesure qu’il impliquait était le caractère
que je partageais le plus avec mon père.
De
mon passage au collège à mon admission au baccalauréat il s’était passé
beaucoup de temps. Six ans exactement. Mon père était toujours égal à lui-même
et n’avait pas changé d’un iota. Il était toujours fidèle à cette ligne de
conduite immuable.
Maintenant
que je suis devenu assez grand, je commençais à comprendre le sens de certains
de ses agissements. Je commençais réellement à y voir un peu plus clair. C’est
ainsi que je compris pourquoi il a toujours été sévère avec moi.
Sa
philosophie avait le mérite de la simplicité mais elle n’en était pas moins
redoutable. Selon elle, l’enfant ne peut être forgé qu’à coup de privations.
Privation d’aller jouer avec ses petits camarades, privation de porter de beaux
habits, privation de manger ce qu’il aime, privation de… et j’en passe.
Telle
était la philosophie sans pitié dont j’avais fait les frais. Même s’il ne faut
pas aller vite en besogne en versant dans un catastrophisme béat, force est de
reconnaître que les dégâts étaient toujours au rendez-vous.
Et
jusqu’à aujourd’hui, quand je m’en ouvre à mon père pour lui démontrer à la
lumière des études de la psychologie moderne les failles de son système il
m’écoute avec circonspection et conclue en disant :
-Si j’ai un conseil à te donner c’est de procéder de
la même manière si jamais tu as des enfants. C’est la seule voie du salut.
J’ai
toujours des frissons quand j’entends ces propos. Mon père défendait son
approche avec une assurance que rien ne
semble pouvoir entamer. Parfois, piqué au vif, je n’hésitais pas à le
désapprouver en lui disant tout le mal que je pensais de ce type d’éducation.
Un
jour, j’ai été même jusqu’à lui dire sans autre forme de procès que ce système
était inhumain.
Je
n’avais pas mesuré les conséquences éventuelles d’une telle réplique mais je
n’y pouvais rien car j’étais excédé. Mon père prit la chose très mal. Il se
montra atterré par cette déclaration audacieuse et qui plus est venait de la
bouche même de son fils préféré.
De
mon côté, je jubilais car j’avais enfin osé franchir le rubicond et faire part
à mon père de certaines choses longtemps réprimées. J’étais très content de ce
que je considérais comme une victoire. Mon père ne tarda pas à diffuser la
nouvelle et toute la famille l’appris en même temps.
Yaye
Arame était aux anges quand elle apprit ce qui m’arriva. Elle poussa de grands
cris de joie qui alertèrent tous les voisins. Elle accourut dans ma chambre
pour me féliciter. Ensuite elle ne perdit pas son temps et alla improviser un
banquet auquel j’avais convié tous mes copains.
Certains
d’entre eux venaient comme moi de décrocher leur bac. C’était le cas de mes
compagnons de toujours Sidibé et Oumar. D’autres étaient des amis de longue
date. Il y avait Camara, Wodhé, Bathia ainsi que tous les autres membres de
notre clique.
Yaye
Arame ne laissa rien au hasard. Tout fut disponibilisé en un temps record.
C’était comme si elle avait le pressentiment de ce qui allait se passer et on
dirait que tout était prévu de longue date.
Mes
sœurs, Seynabou et Yacine faisaient des va-et-vient entre les convives pour les
servir.
Boissons,
desserts, Yaye Arame comme toujours en pareille circonstance n’avait rien
négligé.
En grande habituée des rencontres mondaines, elle
dirigeait la cérémonie de main de maître. Elle criait ses ordres à ses fidèles
collaboratrices qui, conscients de la confiance placée en elles n’épargnaient
aucun effort pour faire plaisir à l’assistance.
Pour
marquer sa reconnaissance, mon père avait offert le mouton destiné à être
égorgé pour les besoins de la cause. On festoya jusqu’à une heure tardive et la
fête se termina dans un concert de cris exprimant une satisfaction unanimement
partagée. La fête fut vraiment belle.
Le temps des réjouissances passé, j’essayais de
réaliser ce qui m’était arrivé. Ma place n’était plus dans ces lieux où on m’en
a fait voir de toutes les couleurs.
J’allais quitter ma famille pour m’installer à GAZRA
où je devais poursuivre mes études.
C’était
là un vieux rêve qui venait de se réaliser. Je pourrais enfin échapper aux griffes
de mon père et je mènerais enfin la vie qui me conviendrait loin de tout
autoritarisme.
J’avais
du mal à y croire. Comment une personne comme moi qui avait toujours vécu sous
la férule d’un père intransigeant pouvait se retrouver d’un seul coup libre de
tous ses mouvements ?
Je
mesurais l’étendue du changement qui se profilait à l’horizon et je me
préparais à affronter ma nouvelle vie.
Je n’étais pas préparé pour vivre dans un milieu qui
m’était totalement étranger et avec des personnes qui m’étaient pratiquement
inconnues.
Mon
père m’avait toujours défendu de me mêler aux gens et je ne devais sous aucun
prétexte manger chez autrui, fut – il un proche parent. J’étais habitué à
partager les repas de mes parents et seulement avec eux.
J’avais donc du mal à m’imaginer ailleurs vivant au
milieu d’une famille autre que la mienne.
Mais
après mure réflexion je me disais que le temps n’était pas aux interrogations
stériles.
Je
venais de réaliser mon objectif et je devais être capable d’assumer mes
responsabilités et supporter tout ce qui pouvait en découler. De quoi devrais –
je avoir peur ? Après tout je n’étais pas appelé à aller vivre chez des
extra – terrestres. J’allais retrouver
mes semblables, des personnes en chair en os même si on pouvait être très différents.
Avec ma volonté qui était de fer et un peu plus de
hargne mon intégration ne devrait pas être aussi difficile me disais-je. Les
vacances touchaient à leur fin et l’heure des préparatifs du grand départ avait
sonné. Mon père avait mis à contribution les trois mois de vacances pour
parachever l’ensemble de mes papiers.
Il
fit des photocopies légalisées de tous mes actes d’état civil, il savait que
tous ces documents étaient exigés pour l’inscription à l’université. De son
côté, Yaye Arame, animé des bonnes intentions qu’elle a toujours nourries à mon
égard me prépara des arachides grillées et pas mal d’autres friandises.
Elle emballa le tout dans un grand sac en plastique.
Quand elle termina de confectionner ses colis, elle alla les déposer dans ma
chambre.
Les
modalités de mon acheminement sur Gazra étaient d’ores et déjà réglées. Mon
père m’avait trouvé une place à bord de l’un des véhicules de son service qui
faisait la navette entre Bassigol et Gazra.
Je
n’avais plus qu’à faire le tour de mes connaissances pour leur donner un
dernier coup d’au revoir.
A
la veille de mon départ, mon père m’appela pour un ultime huit – clos qui me
rappela les heures sombres de mon existence. Il s’adressa à moi en ces
termes :
-Voilà Daramane que tu vas me quitter pour aller
continuer tes études. Je demande au bon Dieu d’exhausser tous mes vœux. Je prie
toujours pour toi. Je veux que tu saches ceci : si tu continues sur la
voie que je t’ai tracé, tu iras toujours de l’avant. N’essaie surtout pas de
dévier. Il faut toujours te réveiller à l’heure. Il faut veiller sur tes
prières. Ne te mêle jamais de ce qui ne te concerne pas. Si quelqu’un te fait
du mal fait lui toujours du bien en retour. Tu dois bien choisir tes amis et ne
pas fréquenter n’importe qui. Continue à respecter les grandes personnes.
Je
suis ton père et mon devoir c’est de te montrer le bon chemin.
Donc que tu deviennes ministre ou président de la
république, mon comportement à ton égard sera toujours le même. Je te
traiterais toujours en simple fils et tu ne dois pas oublier que c’est à moi
que tu dois tout. Enfin n’oublie pas de m’écrire régulièrement pour me tenir
informé. Sois digne de ton rang, tu auras toujours mes bénédictions.
Chapitre XIII
Nous quittâmes Bassigol un jeudi soir et nous roulâmes
pendant cinq heures avant d’arriver à destination.
Il
faisait déjà nuit mais la ville grouillait de monde et l’activité était
débordante. J’étais complètement dépaysé car je n’ai vécu la fièvre des grandes
cités urbaines qu’à travers les romans que je lisais.
C'était une expérience nouvelle car depuis que j’y ai
débarqué il y’a maintenant une bonne dizaine
d’années je n’avais jamais quitté cette petite bourgade située sur les
bords du fleuve Sénégal.
Rien
ne rapprochait les deux endroits. Autant Bassigol était insignifiante et
monotone autant Gazra était grouillante et pleine de vie.
Le chauffeur avait pour consigne de me déposer chez ma
tante. Elle est employée de bureau et vit à Gazra depuis de longues années. Son
mari est agent de change dans une entreprise de la place.
Je ne connaissais que vaguement ma tante Zina que je
n’avais plus revue depuis belle lurette. C’était pour ne pas dire que je ne la
connaissais pratiquement pas. Comme il faisait nuit, le chauffeur qui n’était
pas sûr de se retrouver nuitamment jugea plus prudent d’attendre le lendemain
pour me conduire chez mes
correspondants.
A huit heures du matin, la voiture s’immobilisa devant
une petite maison située dans un HLM de la banlieue Nord de Gazra c’était sans
doute un nouveau quartier. La quasi totalité des maisons était encore en
construction et il y avait partout de grands espaces vierges.
Arrivé devant la porte de la maisonnée qui était
close, mon guide tapa trois petits coups et nous attendîmes que quelqu’un
vienne à notre rencontre. Une bonne minute passa et personne ne s’était
manifesté. Le chauffeur réitéra son geste en appuyant plus fort sur la porte
pour qu’on l’entende.
Juste
après cette seconde tentative qui fut la bonne un solide gaillard poussa la
porte avec une violence qui nous fit sursauter. Heureusement qu’on s’était
dégagé à temps sinon on allait se retrouver à l’hôpital.
L’homme qui était venu nous ouvrir était expéditif. Il
ne se soucia même pas de nous ménager et nous jeta sèchement cette
question : que voulez-vous ?
Cette
arrogance me navra car je n’étais pas habitué à ces manières et je n’ai jamais
croisé une personne aussi mal éduquée.
Il
aurait dû au moins nous saluer avant de demander qui nous étions et ce que nous
cherchons.
J’espère
que ce n’est pas ainsi qu’agissent tous les gens d’ici. Si tel était le cas je
ne sais vraiment pas que ferai-je.
C’est
certainement au vu de mes bagages qui étaient entassés devant la porte que ce
monsieur qui s’avéra être le mari même de ma tante s’était affolé. Cette
réaction désagréable et brutale m’inspira immédiatement toutes sortes de
réflexions alors même que je ne savais même pas à qui j’avais affaire.
Mon
compagnon visiblement habitué à ce type de réaction ne se montra nullement
offensé et garda tout son calme. Il alla tout droit au but et demanda :
-C’est bien ici chez Ely ?
-Oui, Ely c’est moi-même
-Je suis venu avec ce jeune homme qu’on m'a chargé de
conduire chez vous. C’est le fils de M’Baye, le mécanicien des eaux et forêts à
Bassigol. Il m’a dit que vous mariez sa
tante.
Après
un long moment d’hésitation, celui dont je venais d’être témoin du comportement
peu civilisé m’invita du bout des lèvres à entrer. Le chauffeur m’aida à
transporter tous mes effets à l’intérieur de la maisonnée. Quand je pris place,
je scrutai tous les recoins pour apercevoir ma tante Zina mais elle ne montra
aucun signe de vie.
Seuls
deux petits garçonnets mes cousins certainement étaient sagement assis dans la
chambre où on m’avait invité à prendre place.
Le chauffeur prit congé de moi et me laissa seul avec
celui que j’ai déjà classé comme antipathique.
Comme
il n’était pas dans mes habitudes
d’ouvrir une conversation avec une personne plus âgée que moi fut-elle une
canaille, j’attendais toujours un mot du maître des lieux qui ne devrait pas
tarder à me donner la position de ma tante.
Mon
père m’avait dit qu’elle travaillait dans l’administration publique et comme
c’était un jour ouvrable, elle devrait être certainement sur son lieu de
travail.
Ely
s’était retiré dans une autre pièce en me laissant seul avec les petits qui
d’ailleurs n’ont pas tardé à rejoindre leur père.
J’étais
resté seul face à moi-même ne sachant que faire. Quatre heures s’étaient déjà
passées depuis que j’ai débarqué dans cette maison où je me sentais déjà très
mal à l’aise.
Ma tante n’était pas encore de retour. Où pouvait-
elle être ? Je ne cessais de me poser cette question qui resta longtemps
sans réponse.
Je
compris tout de même que ce n’est pas sur cet homme aux manières peu emmènes et
au regard froid et hautain qu’il fallait compter pour avoir la moindre
information.
Que
dois-je faire alors ? Et je restai clouer sur place, perplexe et ne
sachant à quel saint se vouer.
Je
n’avais qu’à rester sur place et attendre.
Je m’efforçai de dormir pour tromper la faim qui me
grattait l’estomac. Et j’y parvins enfin après moult tentatives infructueuses.
Je
m’endormis profondément et c’est tante Zina en personne qui me réveilla pour le
repas de midi.
Après
mon réveil elle m’accueillit à bras ouvert. Elle me serra contre elle et me
demanda les nouvelles de mon père et de toute ma famille. L’empressement dont
elle fit montre et la chaleur humaine dont elle me couvrit me firent oublier
l’attitude exécrable de son mari.
Elle m’invita à aller prendre une douche avant le repas. Quand je finis ma toilette, elle m’invita à venir manger. C’était là un test difficile que j’étais appelé à passer car pour la première fois je devais partager le repas d’une famille qui m’était étrangère.
Elle m’invita à aller prendre une douche avant le repas. Quand je finis ma toilette, elle m’invita à venir manger. C’était là un test difficile que j’étais appelé à passer car pour la première fois je devais partager le repas d’une famille qui m’était étrangère.
J’étais très gêné et le regard inquisiteur du père de
famille me coupa entièrement l’appétit. Je me contentais alors de quelques
bouchées m’exposant ainsi à une faim que je n’ai jamais connu auparavant. Ma
tante insista pour que je ne me retire pas mais ce fût préférable que de
supporter encore plus longtemps la compagnie d’un hôte aussi inhospitalier.
Au
cours du repas, ma tante ne cessa de me poser des questions. Pendant ce temps
son mari resta totalement étranger à notre discussion et garda un mutisme
révélateur. Déjà lorsque ma tante m’avait présenté à lui, il se contenta de
grommeler. Je n’ai pas pu déchiffrer ses paroles.
Je
le trouvais très bizarre et je me demandais si j’avais réellement affaire à une
personne normale.
Irascible
et impulsif, ses réactions trop démesurées en disaient long sur sa
personnalité. Son physique était peu sympathique.
Ainsi,
dès cette première journée passée dans ce qui était désormais ma seconde
famille je savais déjà à quoi m’en tenir.
Un
père de famille qui ne voulait pas de moi et une tante qui n’avait rien à
envier à Yaye Arame qui était pour moi le modèle vivant de la bonté et de
l’amour du prochain.
Les
jours passaient et je pensais toujours à la manière, dont j’allais organiser ma
nouvelle vie à côté de cet homme qui d’après ce que j’ai compris n’était pas
disposé à me rendre la vie facile.
J’en
avais eu le pressentiment dès notre première rencontre. Une fois encore j’étais
mal tombé.
En
quittant mon père je me croyais définitivement à l’abri de toute tracasserie.
Mais c’était compter sans le destin et la cruauté de la vie. A peine sortie
d’une mauvaise passe me voilà pris au piège d’une autre qui risque de s’avérer
plus cruelle.
Mais
le contexte était totalement différent. Avec mon père mon statut d’enfant
m’obligeait à obéir sans rechigner à toutes les sollicitations et à toutes les
humiliations.
Maintenant
j’étais devenu un homme responsable de ses actes. Et quand on sait le parcours
que j’ai suivi, on ne devrait pas s’étonner de ma force de caractère. Forgé
dans le moule de la privation et de la frustration, je ne pouvais être qu’un
dur.
J’étais suffisamment armé pour ne plus retomber dans
les affres de la servitude et de la résignation.
J’étais
bien préparé à rendre la monnaie à quiconque me voudrait du mal. J’en avais ras
le bol.
L’esprit
conciliateur que mon père a toujours essayé de cultiver en moi ne pesait pas
lourd dans la balance.
Chapitre XIV
Le registre des inscriptions à l’université était déjà
ouvert. Ce sont mes deux compagnons de lutte, Oumar et Sidibé qui me l’ont
annoncé. Ils étaient tous les deux passés à la maison mais ne m’avaient pas
trouvé sur place. Ce jour là j’étais sorti avec une amie de ma tante qui devait
m’emmener chez elle.
Elle
avait un frère qui était du même âge que moi. Il venait lui aussi d’être reçu
au baccalauréat ce qui fait que nous avions bien des choses à nous dire. C’est
ainsi que je fis la connaissance de Hamidou et nous devînmes de vrais amis.
Ne
m’ayant pas trouvé à la maison, mes amis me laissèrent une note dans laquelle
ils ont précisé le début des inscriptions. Ils me fixèrent un rendez vous et me
firent savoir qu’à aucun prix je ne devais bouger de la maison ce jour là.
A
dix heures ils tapèrent à la porte et eurent la malchance de tomber sur Ely qui
était parti à leur rencontre. Il leur joua, au détail près, exactement la même
scène qu’il nous fit le chauffeur et moi à la seule différence que cette fois –
ci il y avait au moins un spectateur. Et c’était à moi que revenait ce triste
privilège d’assister à cette pantalonnade.
-Qui êtes – vous ?
Qu’est ce que vous cherchez ? Leur demanda t-il
d’un air menaçant.
-Nous sommes des amis à Daramane . On s’était
donné rendez – vous ici aujourd’hui.
-
Quoi ?
Répétez ce que vous venez de dire. Vous avez bien dit rendez – vous ?
-
Ce n’est pas un
mot banni de notre vocabulaire à ce que je sache. Je ne vois pas quel mal y a
là dedans.
-
D’accord !
D'accord ! Mais au fait, dites – moi qui est Daramane et pour qui se
prend-il pour faire de ma maison un lieu de rendez-vous pour campagnards. Ça
j’en fais mon affaire. Je vais régler ça. Allez, entrez !
Pour aujourd’hui c’est déjà chose faite mais veillez à
être moins fréquent ici. C’est entendu ?
Cette
réaction d’une bassesse inouïe me choqua terriblement. J’étais trempé jusqu’aux
os dans la chambre d’où j’avais suivi toute la scène.
Mes
deux copains visiblement abattus me rejoignirent après ce déluge
d’incongruités. Nous restâmes silencieux pendant un bon moment. Pour détendre
l’atmosphère, je rompis le silence et essaya de redonner un peu de moral à mes
camarades qui avaient encore du mal à réaliser ce qui leur était arrivé.
Je
leur racontai ma mésaventure avec le chauffeur et leur présentai en quelques
mots le caractère abject de leur bourreau. Ils s’étonnèrent et revinrent à la
réalité.
-
Mais comment peux
– tu supporter une telle calamité ?
-
Vous n’avez pas
besoin que je vous raconte mes chers amis.
Vous
avez vu de vos propres yeux. Ce n’est pas une personne qui se respecte.
Heureusement que ce type d’individu n’existe pas chez nous.
-Ah! Ça jamais. Tout sauf ça. Chez nous on sait
comment traiter une personne. C’est un crime impardonnable que d’éconduire
quelqu’un fut –il un étranger. C’est une violation flagrante de toutes les
règles d’hospitalité.
Nous
sommes plus attentifs aux étrangers qu’à nos connaissances les plus proches.
- En tout cas moi ce que je ne comprends
pas c’est pourquoi il nous traite de la sorte. Et pour qui se prend – il pour
agir ainsi ?
Pourtant nous ne lui demandons aucun service. Il faut
réellement être un sacré chiche pour verrouiller sa maison de la sorte.
-Je vais vous éclairer en vous racontant son parcours.
Pour qui le connaît bien son comportement s’explique aisément. Ce pauvre fils
de paysan avait été recueilli quand il était encore très jeune par un colon
français qui en avait fait son boy. Après l’indépendance du pays, le blanc
rentra en France. Avant de partir, il l’introduisit dans le milieu de
l’aristocratie locale. C’est ainsi qu’il tissa de solides relations qui lui ont
ouvert toutes les portes. Et comme il n’était pas aussi bête qu’il ne le
laissait croire, il s’instruisit et finit par intégrer une école privée où il
obtint un diplôme d’aide comptable.
Après sa formation, il
entra automatiquement au ministère des finances comme agent de change. Il va
ensuite être détaché dans une importante société d’état.
Voilà
le secret de celui qui aujourd’hui a le culot de bomber le torse devant des
gens de bonne famille. Comme vous le voyez l’équation est toute simple :
un fils de paysan qui a réussi à se faire une situation. Vous avez vu ce que ça
donne.
-
Bon ça suffit.
Oublions pour de bon ce monsieur et venons en aux choses sérieuses.
-Vous avez raison. Donc vous confirmez que les
inscriptions ont bien débuté ?
-C’est exact. Le registre est ouvert depuis lundi.
-Et quelles en sont les modalités ?
-Ce n’est pas si compliqué que ça. On exige tout juste
un dossier composé d’unextrait de naissance et d’un certificat de nationalité
ainsi que la photocopie du relevé de notes. Vous payez ensuite une quittance de
mille ouguiyas pour vos frais d’inscription et voilà tout.
-
Et vous n’avez
pas une idée sur le mode d’orientation appliqué à l’université ?
-
C’est très
simple. Vous avez le choix entre les différentes spécialités existantes.
-
Ça c’est
intéressant. Dans ce cas mon choix est fait. Je m’inscrirai en Sciences Politiques.
-
Ah là! vous allez
être déçu mon cher, car ce département n’existe pas ici.
-
Quoi ? Quel
dommage ! Et dire que je voulais devenir diplomate.
-
Mais cela ne vous
empêche pas de le devenir. Vous avez encore toutes les chances. Vous n’avez
qu’à choisir une autre spécialité qui pourrait au même titre que les sciences –
politiques vous conduire à la carrière de diplomate.
-
Une autre
spécialité ? Qu’est ce que vous entendez par-là ? Existe – t –
elle ? Je m’en doute
-
bien. Quelle autre spécialité, selon vous,
pourrait me sortir d’affaires ?
-
Je ne sais pas
moi mais je ne vois pas pourquoi vous ne vous inscrivez pas en Droit ou en
histoire par exemple. Je trouve que ces deux disciplines ont un tronc commun
avec les sciences politiques.
-
Vous croyez
vraiment ?
-
Bien sûr ?
-
Alors dans ce cas
je choisis l’histoire car je trouve que c’est une discipline tout à fait
-
passionnante. Et
vous, sur quoi va porter votre choix ?
-
Moi j’ai choisi
de faire philo.
-
Croyez – vous que
vous avez fait là le bon choix monsieur Sidibé ?
-
Effectivement.
-Ce n’est pas mon avis. Vous
risquez de faire fausse route. Vous devez bien savoir que la philosophie ce
n’est pas ce qu’il y a de plus recommandé.
Il
y a aussi que dans notre milieu où tout est régi par la loi coranique, il est
très mal vu de s’aventurer sur ce terrain là. Et puis n’avez vous jamais lu
cette citation de Lénine qui dit que : « La philosophie c’est le
chemin des chemins mais le chemin qui ne mène nulle part ».
Et d'ailleurs un philosophe qu'est ce que
c'est dans notre monde aujourd'hui. Pensez donc à votre avenir et soyez plus
pragmatique. Qu'allez vous faire après vos études? Je veux bien savoir. Un
philosophe ça ne sert qu'à fabriquer des théories aussi inutiles qu'abstraites.
Passer toute sa vie à naviguer entre le monde sensible et le monde
intelligible, vous ne vous rendez pas compte du gâchis que cela représente.
En
tout cas moi si j'ai un conseil à vous donner c'est de vous demander de
renoncer à cette discipline pour en choisir une autre qui puisse vous ouvrir
des perspectives beaucoup plus larges.
-Je ne partage pas votre avis, Daramane. Dire qu'on
perd son temps en s'inscrivant en philosophie c'est beaucoup dire. Je trouve
que c'est même exagéré. Vous oubliez qu'à l'université toutes les spécialités
se valent.
A
la fin de nos études, nous aurons tous le même diplôme et ce qu'elle que soit
notre spécialité. Quant au sort qui nous sera réservé après notre formation ce
n'est qu'un secret de polichinelle.
La
fonction publique est complètement saturée et ne recrute presque plus. Nous
serons tous astreints à la règle du système D. Donc que l'on soit historien,
philosophe ou économiste, le traitement est partout le même.
-Mais ce que vous ne savez certainement pas Monsieur
Oumar c'est que tous les diplômes ne sont pas traités de la même manière sur le
marché de l'emploi. Un économiste passe, un historien passe mais un diplômé de
philosophie je ne vois pas qui pouvait en avoir besoin.
-J'aimerais bien que vous me le disiez. L'éducation
nationale était le seul Département qui faisait appel au service de ces gens
là. C'était la seule exception à la règle. Mais depuis quelques années, la
porte leur est définitivement fermée. On en avait recruté suffisamment pour
couvrir les besoins des établissements secondaires.
-De
toutes les façons, emploi ou pas emploi, bon ou mauvais, moi je ne me pose pas
ces questions là. La philosophie c'est ma vocation et je ne vois pas ce qui
pourrait m'empêcher de faire des études dans ce domaine.
Vos
arguments sont certes très convaincants et votre raisonnement impeccable
monsieur Daramane et je vous en suis très reconnaissant ainsi que pour tous les
précieux conseils que vous avez bien voulu me prodiguer mais c'est plus fort
que moi et je vous prie de bien me croire je suis obligé de m'inscrire en
philosophie.
-Alors si c'est ça. Je n'ai plus qu'à
m'aligner derrière vous et vous souhaite bonne chance.
-Et
vous Oumar? Je parie après vous avoir entendu tout à l'heure défendre avec bec
et ongles le choix de Sidibé que vous êtes tombé dans le même piège que lui.
-Pas du tout. C'était juste pour dire qu'il a le droit
de choisir ce qu'il veut. Je n'ai fait que respecter son choix. Après tout,
soyons démocrates. Vous ne pensez pas?
-Ah! Si! C'est toujours le cas je suppose mais cela ne
doit pas nous empêcher de se concerter et de nous dire la vérité à chaque fois
que c'est nécessaire.
Nous
devons toujours débattre franchement de tout problème qui concerne l'un de nous
pour lui trouver une solution judicieuse. C'est cela qui fera notre force. Cela
va aussi dans le sens de la consolidation de nos rapports d'amitié.
Vous
n'avez toujours pas répondu à ma question? Qu'avez - vous choisi au juste?
-Moi je vais m'inscrire en lettres modernes
françaises.
-Ça c'est une bonne chose. C'est bien vu. Toi au moins
tu as eu le mérite d'éviter la philosophie.
C'est
pas mal la littérature tu sais. C'est même très intéressant. Et il paraît que
dans ce département tous les profs sont des français. De ce côté - ci vous
pouvez déjà être tranquille.
Avec
les Français, on est toujours sûr de ne pas perdre son temps car on a affaire
là à des gens sérieux. Ce sont des valeurs sûres.
Il
paraît aussi que les sortants du département lettres sont directement engagés
dans l'enseignement secondaire.
Ce
sont les principaux bénéficiaires de la nouvelle politique d'ouverture dont
l'enseignement des langues étrangères constitue le levier.
-Vous me donnez là des informations que
je n'avais pas. Je ne croyais pas si bien faire en choisissant cette branche.
Mais si c'est aussi alléchant pourquoi n'avez vous pas sauté sur l'occasion. A
vous entendre c'est le chemin le plus sûr et le plus rapide pour intégrer la
fonction publique.
-En effet, seulement moi je tiens
beaucoup à ma future appartenance au corps diplomatique c'est pourquoi je vais
tenter le tout pour le tout pour réaliser ce rêve.
-Tiens! Tiens!
Mais tu as visé très haut monsieur l'ambassadeur.
-Et pourquoi pas?
C'est mon droit d'être ambitieux non?
-Je ne dis pas le contraire mais il vaut
mieux mettre un peu d'eau dans ton vin car la diplomatie c'est un domaine
difficile d'accès.
-Un domaine réservé tu veux dire? Je sais bien
que c'est une chasse gardée et que seules les grosses têtes y ont accès mais
cela ne m'empêche pas de travailler dur pour jouer dans la cour des grands
-Sacré Daramane,
il est vraiment ambitieux ce type là. Il est toujours sûr de lui et rien ne
peut l'arrêter quand il décide de faire quelque chose. S'il veut quelque chose
il le fait fut- il au prix du plus grand risque.
-Ça ne
doit pas vous surprendre de lui. On dirait que vous ne l'avez jamais connu. Il
a toujours été un bourreau de travail. Cela ne date pas d'aujourd'hui.
Se
fixer des objectifs et savoir toujours où il va, voilà son point fort.
-Je vous
remercie beaucoup pour votre honnêteté intellectuelle car ce n'est pas fréquent
de croiser des condisciples qui comme vous ont le courage de reconnaître les
qualités d'un des leurs.
L'heure du dîner approchait et nous discutions depuis
des heures. Tante Zina s'affairait dans la cuisine et n’allait plus tarder à
servir son couscous. C'est le moment qu'ont choisi mes deux copains pour
s'éclipser.
-Mais vous allez dîner avec nous ce soir tout de même!
-Vous vous moquez de nous ou quoi? Comment pouvons
nous faire une chose pareille ? Nous avons toujours en mémoire l'accueil
houleux que nous a réservé votre cher correspondant.
-Nous sommes loin d'être prêt à partager son dîner car
ce serait là prendre des risques inutiles.
-Vous avez parfaitement raison. Pour l'avoir côtoyé
depuis peu j'ai remarqué que devant la nourriture il se comporte toujours comme
un lion blessé. C'est ainsi qu'il use de tous les subterfuges pour dégoûter
tous ceux qui ont la malchance de partager avec lui le même plat. Devant cette
situation vous n'avez pas le choix et vous devez rester sur votre faim.
-Alors il faut te le dire. Tu veux nous jeter dans la
gueule du loup. Ce n'est pas pour demain que nous nous mettrons sur la même
table que ce type. Nous vous laissons ce triste privilège et vous souhaitons
bonne chance. Alors bon appétit et à demain. Nous nous reverrons à la fac.
Tante Zina m'invita à venir dîner. Et comme d'habitude
son mari était de très mauvaise humeur. Depuis que je l'ai connu, il était
toujours dans cet état. Ma présence dans la maison y était certainement pour
quelque chose. Elle lui était insupportable et cela sautait aux yeux.
Je ne peux pas
dire combien cette attitude me déplaisait mais j'étais obligé de la supporter
et faire comme si de rien n'était ce qui pour le bouillant jeune homme que
j'étais était loin d'être une chose facile.
C'est pourquoi je craignais que l'un de ces
jours, excédé par ses agissements peu responsables je ne lui crache sur la
figure tout le mal que je pense de lui ce qui ne manquera pas de faire du
bruit.
Mais
heureusement, jusque là j'ai privilégié la compréhension et la retenue et ça
marche. Pourvu que ça dure. Je n'aime pas créer des ennuis à ma tante et être à
l'origine d'une discorde entre elle et son piètre mari. Mais toujours est - il
qu'il y avait du rififi dans l'air.
Comme
à chaque fois je goûtais tout juste le repas et me retirais dans ma chambre. Ma
tante aura beau protester mais cela n'y changeait rien. Et pourtant je ne
mourais pas de faim et ne me sentais pas affecté physiquement par cet état de
chose.
J'ai été formé à l'endurance et c'est maintenant que
j'étais loin de mon père que je commençais à comprendre le sens véritable des
privations dont j'étais souvent la victime. Ainsi je pouvais me contenter de
peu, manger n'importe quoi et même rester sans rien manger. Dans tous ces cas
de figure je pouvais tenir le coup comme c'est le cas dans ce milieu. Mais je
ne comptais pas pour autant en rester là. Je comptais sur la bourse que
l'université allait m'allouer pour changer de stratégie.
Chapitre XV
Il y a un mois que les cours ont débuté à l'université.
Tout se passait bien et je commençais à prendre goût à ma nouvelle vie
d'étudiant.
Je
n'ai pas eu à me plaindre des cours magistraux comme la plupart de mes
camarades qui ne s'y retrouvaient pas et étaient complètement désorientés. Il
est vrai que ce n'était pas facile de s'en sortir surtout quand on était pas
rompu à la technique de prise de notes.
J'ai
la chance d'avoir appris cette technique avec M. Tandja mon prof de terminale.
Nos profs étaient ouverts et compréhensifs et ils bénéficiaient tous de notre
estime. Il y avait cependant une exception notoire. Il s'agit de M. Werzeg qui
était la seule ombre au tableau. C'était pourtant notre prof de paléontologie,
l'une des disciplines les plus côtés du département.
Nouvellement rentré au pays, il était porteur d'un DEA
en histoire ancienne et avait été parachuté en catastrophe à la fac où il y
avait un manque de profs. Fort de cette promotion, il se croyait tout permis et
faisait la pluie et le beau temps. C'est ainsi qu'il était devenu la terreur des
étudiants en se distinguant par une notation basée sur une subjectivité
déconcertante.
Beaucoup d'étudiants ont fait les frais de ce
comportement très peu pédagogique et certains y laissaient leur peau en fin
d'année.
Quand
on sait qu'à l'examen de fin d'année toute note inférieure à cinq exposait
l'étudiant à une élimination définitive et que Monsieur Werzeg était passé
maître dans l'art de donner de mauvaises notes, on mesure bien l'étendue des
dégâts qu'il pouvait causer. Sa capacité de nuire était immense et il
n'hésitait pas à s'en servir pour faire parler de lui.
Nous
avions été édifiés sur ses méthodes anti-pédagogiques et savions à quoi nous en
tenir. Personne ne pouvait être à l'abri.
La
première interrogation qu'il nous fit confirma le mal qu'on disait de lui. Il
nous avait montré tout ce dont il était capable.
Les
notes oscillaient entre un et six. Sur les deux cents étudiants que comptait
notre classe, aucun n'avait approché de la moyenne. Le résultat était sans
appel et on ne pouvait pas avoir meilleure illustration de ce qu'on soupçonnait
chez ce prétentieux qui se croyait au-dessus de tout.
De
mémoire d'apprenant je n'avais jamais eu une note aussi catastrophique. J'avais
pourtant bien préparé mon devoir et comme d'habitude je n'avais ménagé aucun
effort pour me hisser à la première loge. Mais tous mes efforts furent vains et
à l'arrivée je me retrouvai avec un un sur vingt.
J'ai
pris la chose très mal car j'étais persuadé d'avoir présenté un bon travail. Je
m'abstins cependant de protester auprès du prof comme l'avaient fait beaucoup
d'étudiants. Je sus depuis ce jour qu'avec un type pareil il ne servait à rien
de préparer ses devoirs. Ses critères de correction n'avaient rien à voir avec
ce que préconisait l'évaluation moderne. Il avait ses paramètres à lui où
l'humeur et la subjectivité pure occupaient une place de choix.
Cela
ne m'empêcha pas de continuer à bien préparer mes devoirs quitte à les voir
ensuite sanctionnés par des notes aussi mauvaises qu'invraisemblables. Nos
heures de cours étaient limitées et on n’était même pas obligés de se présenter
en classe. Ce n’était pas comme au lycée où toute absence était sévèrement
punie.
Nous
avions atteint un stade où on était censé être capable de voler de nos propres
ailes.
Chapitre VXI
Si à la maison c'était toujours le statu quo, j'ai
appris à me débrouiller avec les moyens du bord. Je pouvais maintenant me
passer d'un certain nombre de choses dont la réalisation me causait des ennuis.
C'est ainsi que je mangeais de moins en moins à la maison évitant du coup les
foudres silencieuses mais dévastatrices de mon hôte.
En
effet, depuis que j'ai commencé à percevoir mes bourses, je disposais d'une
certaine autonomie et pouvait me payer le luxe de prendre de temps en
temps mon dîner dans de respectables
restaurants du centre ville.
Cela
me soulagea beaucoup même si je jouais là le jeu de mon hôte. Cela m'importait
peu. Je retrouvais par ce fait une paix intérieure qui m'avait déserté depuis
le jour où j'avais commencé à partager le même plat que cet Ely.
Sur
un tout autre plan, j'ai trouvé une parade qui me permettait de faire mes
travaux de la soirée sans être dérangé. A la maison, tout était rationné.
D'abord l'eau. Pour se baigner vous devez tout juste mouiller le corps car vous
ne payez pas la facture, vous faisait on entendre avec une désinvolture et un
cynisme dignes d'un vaurien.
Il
y a ensuite le thé que vous êtes autorisés à consommer une seule fois par jour
car cela ne vient pas de votre poche selon la terminologie du pingre.
Il
n'est pas jusqu'au temps que vous devez passer dans les WC qui ne soit soumis à
une règle c'est à dire compté.
L'électricité
n'était pas en reste non plus et avant d'actionner un interrupteur il faudrait
au préalable avoir la permission du chef. Ainsi, dans cette famille aux
pratiques peu orthodoxes, votre vie était sous haute surveillance. Tous vos
faits et gestes étaient étroitement surveillés.
Le
soir, quand je travaillais dans ma chambre je me trouvais toujours dans
l'obligation d'interrompre tout ce que je faisais car c'était là le vœu du
chef.
Si
malgré son caractère il avait encore un peu de pudeur pour ne pas me dire
directement d'éteindre la lumière il faisait tout pour me le faire comprendre.
Et pour s'y prendre il se rabaissait souvent par des actes aussi enfantins
qu'humiliants pour une personne qui se respecte.
En
plus au cours de ses va - et - vient il murmurait des paroles que je ne
percevais qu'à peine et dont la teneur laisserait à désirer car ils
s'adressaient à moi.
Tout
ce cirque, était fait pour me décourager et m'amener à interrompre mes
révisions pour éteindre la lumière. Excédé par ces agissements j'étais dans
l'obligation de trouver un lieu beaucoup plus favorable. Je ne tardai pas à le
trouver.
Quelques jours auparavant, j'en avais parlé à
mon ami Hamidou qui était un compagnon et un collègue. Il s'était inscrit en
histoire non pas parce qu'il voulait devenir diplomate comme moi mais
simplement par vocation.
Chez
lui il avait une chambre digne de ce nom. Elle était équipée et rien n'y manquait.
C'était un cadre idéal pour travailler. Là on était sûr de ne pas être dérangé.
Hamidou
me remit une clé et me donna carte blanche. Je pouvais venir quand je voulais
et comme je voulais. J'avait ainsi trouvé une solution à mon problème et quelle
solution!
Ainsi
face à cette adversité que je supportais très mal j'avais adopté une stratégie
qui consistait à trouver un échappatoire à chaque fois que cela était possible.
Je
me passais ainsi de plus en plus de pas mal de services que cet homme
m'assurait à contre cœur. J'étais sur le chemin de l'autonomie qui ne tarderait
plus à se réaliser. Et le jour où je pourrai narguer celui qui par son
outrecuidance m'avait réservé le plus piètre des accueils approchait.
Tante Zina ne se doutait de rien. Pour elle mon séjour
se déroulait bien. C'était du moins ce qu'elle laissait croire à part qu'elle
s'inquiétait un peu de mes absences de plus en plus fréquentes.
Elle
ne savait peut être pas que c'est son mari qui, en toute connaissance de cause
m'empêchait d'être présent à la maison le plus souvent. Mais ne connaissait-
elle pas donc son mari?
Ne savait-elle pas que son comportement était
insupportable pour toute personne qui se respecte?
Cela
m'étonnerait très fort. Elle ne pouvait pas ignorer les frasques de son conjoint.
Elle devrait être plutôt victime de son devoir de réserve qui lui interdisait
de faire la moindre observation sur la conduite de son partenaire.
De
mon côté je n'étais pas prêt à me plaindre auprès d'elle de l'attitude peu
avenante de son époux.
Je
craignais que cela ne crée une discorde entre eux et je ne voulais pas être à
l'origine d'un quelconque malentendu.
Je
m'étais promis de garder cette attitude tant que je logerais chez eux quitte à
ce que je continue à payer les pots cassés.
Chapitre XVII
L'année touchait à sa fin. Tout le monde était pris
par la fièvre des examens et je n'étais pas en reste. En compagnie de Hamidou
je passais une bonne partie de la soirée à revoir mes cours. Nous avions mis en
place un emploi de temps que l'on suivait scrupuleusement.
Pour
éviter toute mauvaise surprise, nous consacrions beaucoup plus de temps et
d'énergie à la paléontologie. Mais cela suffirait - il pour empêcher M. Werzeg
de sévir? Rien n'était moins sûr et nous étions très inquiets.
Toutes
les épreuves s'étaient bien déroulées, la paléontologie y compris. On attendait
les résultats qui tardaient à venir. La tension était vive et chacun
s'inquiétait du sort qui lui sera réservé.
Un
seul nom était sur toutes les lèvres et
occupait toutes les conversations. Vous l'avez bien deviné c'était bien celui
de Werzeg le prof de paléontologie. On devisait sur sa sévérité et sur son
immense capacité de nuisance. On savait qu'il n'hésitait pas à vous flanquer
une note éliminatoire vous écartant purement et simplement de la course.
C'était ce triste sort que chacun voulait éviter.
Il
y avait trois heures que les profs du département étaient en conclave. Les
délibérations n’allaient plus tarder. Ce n'était plus qu'une question de
minutes et chacun retenait son souffle. Tous les étudiants étaient là et
attendaient les résultats.
A
midi, Rida, le prof d'archéologie fit son apparition à la porte de la salle
muni d'une liste sur laquelle étaient inscrits les noms des heureux élus. Il
demanda à tout le monde de tendre l'oreille pour écouter la décision du jury.
On
ne se fit pas prier et un silence de mort régna dans l'assistance.
Tout
celui qui entendait son nom se retirait bruyamment et allait s'éclater hors du
cercle laissant aux autres l'angoisse de l'attente.
Lorsqu'on
appela mon nom j'étais tout trempé. Le
retard que cela avait pris m'avait laissé envisager le pire et m'avait fait
l'effet d'une douche froide. Je ne me retirai pas quand j'entendis mon nom.
J'étais resté auprès de Hamidou pour connaître le sort qui lui sera réservé.
J'étais
le dixième sur la liste et à en croire une rumeur qui se répandit comme une
traînée de poudre il y avait quinze admis appelés encore à passer l'oral. je
craignais très fort pour mon ami. On venait d'appeler le quatorzième nom et Hamidou
allait s'effondrer quand il entendit enfin le sien. Il était le dernier sur la
liste. Nous criions tous de joie et nous nous retirions quelques minutes à
l'écart pour se congratuler et commenter à chaud ces résultats qui dans
l'ensemble étaient catastrophiques.
Nous
rejoignîmes ensuite nos camarades et les palabres allèrent bon train.
A la maison, je me gardai d'informer qui que ce soit
du résultat obtenu. Ma tante dont le niveau d'éveil n'était pas aussi élevé
qu'on puisse le croire ne s'intéressait presque pas à mes études. Elle ne me
demandait jamais comment je m'en sortais à la Fac.
Plus grave encore, elle ne savait même pas ce
que je faisais à l'université. Ce n'est pourtant pas parce qu'elle était
ignorante, elle était secrétaire de formation et occupait comme son mari un
poste dans l'administration publique.
C'était
pour d'autres raisons que je n'ai jamais cherché à connaître et je ne me posais
même pas de questions à ce propos je m'en foutais éperdument. Quand à son mari,
je n'avais pas affaire à lui. Je ne lui parlais presque jamais.
Il
y avait ainsi cette espèce d'écran qui nous séparait et faisait que je ne leur
exposais jamais mes problèmes et ne leur faisais pas partager mes joies et mes
angoisses.
Chapitre XVIII
L'année universitaire était terminée. Je me préparais
pour rejoindre mes parents après tant de labeur et de déconvenues. L'heure des
vacances avait sonné.
J'avais
le choix entre aller voir mon père, retrouver cette famille qui m'a vu grandir
ou faire le voyage de Dramcha pour renouer avec un passé lointain mais toujours
présent. Là - bas je vais retrouver ma mère et une ville que je n'ai plus revu
depuis ma plus tendre enfance.
Entre
le retour aux sources qui me ferait beaucoup de bien et ce pèlerinage encore
plus alléchant, le choix n'était pas facile à faire. Et si je visitais les deux
endroits me disais-je. C'était là la solution idéale et c'est ce que j'avais
fini par décider. Avec mes bourses de vacances je devais être en mesure de
tenir le coup.
Mon père m'écrivait souvent pour me prodiguer conseils
et encouragements. Il me répétait qu'il était fier de moi et que je devais
persister dans la voie suivie car c'était la bonne.
A
plusieurs reprises j'ai eu à lui expédier une somme d'argent qui pour
symbolique qu'elle était le réconfortait.
C'est
le geste en lui même qui forçait son admiration et il ne manquait pas une
occasion pour me le dire. Cela me permettait d'avoir la conscience tranquille.
Ma mère aussi demandait de mes nouvelles et à chaque
fois elle m'envoyait un cadeau. Tantôt c'était des arachides grillés, tantôt
c'était des dattes, du beurre ou d'autres produits du terroir. J'étais très
content à chaque fois que ma tante me remettait un Coli venant de ma mère. Cela
me faisait le plus bon effet et me réconfortait énormément.
En
retour je ne manquais aucune occasion pour lui envoyer de quoi garnir sa petite
échoppe.
Aziza
m'aimait beaucoup et le disait à qui voulait bien l'entendre et je le lui
rendais bien.
Elle
a toujours eu un faible pour moi me confiait- elle et notre séparation précoce
ne fit que renforcer ce lien. C'est ainsi qu' à chaque fois qu'elle venait me
voir à Bassigol j'éprouvais un étrange sentiment fait de joie et de tristesse.
Pour moi elle était synonyme de joie, d'amour
et de sécurité, toutes ces valeurs qui furent absentes de l'environnement sans
pitié dans lequel j'avais vécu. Mais à chaque fois que je la revoyais toutes
ces valeurs enfouies renaissaient de leurs cendres. J' étais pressé de la
revoir pour revivre ces grands moments de joie qui faisaient mon bonheur
l'espace d'un bref séjour.
J'étais
prêt et n'attendais plus que les résultats de l'oral pour déguerpir. Cela ne
tarda pas et les résultats définitifs furent proclamés. J'étais admis en deuxième année, mon ami
Hamidou aussi.
Je
pouvais alors faire mes bagages et prendre la première voiture en partance pour
Bassigol. Mon programme était le suivant: j'avais décidé d'aller passer une ou
deux semaines avec mon père avant de continuer sur Dramcha où je devais passer
le reste de mes vacances.
Mon arrivée à Bassigol ne passa pas inaperçu. J'étais
accueilli en véritable héros et on me fit tous les honneurs. Mon père m'entoura
d'une attention bienveillante. Ce n'était
plus le petit enfant docile et sans importance qu'on accueille là mais
l'étudiant qui focalise tous les espoirs. C'était le fils prodige qui faisait
la fierté de toute une famille.
On m'accueillit ainsi avec toute la pompe nécessaire.
On venait de tous les coins du quartier pour me saluer et me souhaiter la
bienvenue. J'étais complètement débordé et même dépassé par la tournure que
prenaient les évènements. Yaye Arame entra dans la danse et organisa une grande
réception pour fêter l'événement.
Après
cette première journée très haute en couleurs on ne tarda pas à réclamer les
cadeaux et chacun attendait monts et merveilles. Le hic c'était qu'on me
prenait pour un gros bonnet. Le seul fait que je sois bachelier et étudiant à
l'université résident à Gazra me faisait passer aux yeux de mes frères pour un
personnage très important.
Je
m'attendais à cette situation et avait fait de mon mieux pour faire plaisir à
tout le monde. Et chacun eut droit à son petit cadeau. On accepta volontiers
toutes ces offrandes et je pus ainsi tirer mon épingle du jeu.
Tout
le monde était content de moi et c'était là l'essentiel. Les jours passèrent
vite et mon séjour touchait à sa fin. Je n'allais plus tarder à quitter ce lieu
où j'avais vécu tant de misère et qui aujourd'hui me réhabilite en me réservant
le plus beau des accueils
Qu’elle
est complexe la vie! C'est un tissu de paradoxes et d'énigmes qu'il est
pratiquement impossible de cerner.
Comme je m'y attendais, mon père me demanda un compte
rendu détaillé de mon séjour à Gazra.
La
discussion eut lieu le jour même de mon arrivée. C'était le soir après le
dîner. Yaye Arame était présente. Il y avait aussi mon oncle Moussa.
Mon
père s'adressa à moi en me demandant avec une familiarité que me surprit de lui
raconter mon aventure.
-je crois que tu n'as pas eu de problème? Commença t-
il.
-Non! Non! Tout s'est bien passé. Il y a eu plus de
peur que de mal répondis-je. Tante Zina a été très gentille avec moi. C'est une
bonne femme.
-Que Dieu soit loué! Ne vous en faites pas mon fils il
ne vous arrivera que du bien. Vous aurez toujours mes bénédictions. Mais soyez
vigilant et rappelez vous toujours de mes conseils. Si quelqu'un vous ferait du
mal, payez le lui toujours en bien. Il ne faut jamais accepter de tomber dans
le piège de la vindicte et de la méchanceté.
Si
je n'avais pas dit toute la vérité à mon père c'est qu'il n'était pas dans mes
habitudes de raconter mes déboires à qui que ce soit. Je préfère garder mes
problèmes pour moi.
Les
conseils de mon père étaient toujours les bienvenus mais j'étais loin de les
appliquer à la lettre.
J'avais
mes propres remèdes à toute situation et j'entendais toujours les mettre en
œuvre pour marquer ma différence.
J'aurai
bien voulu suivre les conseils de mon père qui avaient le mérite de la justesse
et de la sagesse mais ma nature ne pouvait pas envisager des réactions aussi
douces. Je suis très belliqueux et je n'acceptais jamais la résignation et la
défaite.
Après
le plaidoyer de mon père, Yaye Arame prit la parole et ajouta:
-
Daramane est un
enfant bien éduqué et Dieu aime les enfants bien éduqués.
C'est
un garçon qui n'oublie pas ses parents comme font beaucoup de ses amis. De ce
fait il bénéficiera toujours de notre soutien et de nos bénédictions.
Et
c'était à mon oncle de conclure:
-
Daramane c'est un
don du ciel. Nous continuerons à veiller sur lui en faisant appel au concours
du bon Dieu. Quant à toi Daramane je veux bien que tu comprennes ceci: Dieu
sera toujours à tes côtés tant que tu continuera à suivre les directives de ton
père.
Il
faudrait veiller sur tes prières. Il faudrait aussi rester à l'écart d'une
certaine vie. Elle peut être tentante mais peu recommandable.
Beaucoup
de jeunes y ont perdu tous leurs repères et sont aujourd'hui à la dérive. Sois
courageux mon fils que Dieu te bénisse.
J'étais au terme de mon séjour à Bassigol et je me
préparais pour le grand voyage.
Je
me revoyais déjà dans cette maison qui m'avait vu naître, entouré de tous ceux
que j'avais abandonné il y a plus de dix ans. J'étais pressé de leur témoigner
mon attachement indéfectible et leur montrer que j'ai continué à les aimer. On
avait plein de choses à nous dire. Dix ans c'était trop.
Je
m'imaginais auprès de Zram mon meilleur ami d'enfance. Me reconnaîtrait- il?
En
tout cas pour ce qui me concerne la question ne se posait pas car j'avais une
bonne mémoire et je n'avais rien perdu de ma lucidité d'antan.
J'avais encore en tête les noms de toutes mes
connaissances et je n'avais oublié personne. Cette performance je la dois à ma
mémoire d'éléphant qui m'a par ailleurs été d'un grand secours à l'école.
Le
voyage entre Bassigol et Dramcha n'était pas de tout repos. J'en savais quelque
chose pour l'avoir déjà fait même si c'était dans le sens inverse. Cela
revenait au même. Les choses avaient beaucoup changé depuis lors. A la place
d'une piste à peine praticable à l'époque, il existe maintenant une route
entièrement bitumée. Pour faire ce voyage, j'ai choisi un taxi brousse. C'était
là le moyen le plus rapide et le plus confortable. Mais ce ne fut pas une
promenade de santé et le voyage fut long et fastidieux.
C'est de nuit que nous arrivâmes à Dramcha. La famille
ne dormait pas encore et l'on se perdit en commentaires et en rires quand je
fis irruption dans la maison.
C'est
ma mère qui, la première me reconnut malgré l'obscurité ambiante. Lorsqu'elle
me vit elle cria très fort alertant du coup tous les autres qui accoururent
pour venir voir de quoi il s'agissait.
On
afflua de toutes parts et un cercle se forma instantanément autour de moi.
Rires et pleurs se confondirent en une symphonie inédite.
Les premières émotions passées, on revint sur terre et
chacun y alla de ses questions voulant tous en savoir un peu plus sur ce que
j'étais devenu depuis que je les avais quitté.
On
me posa des questions sur mon cadet, sur mes autres frères ainsi que sur mon
père et ma mère adoptive.
On
me demanda comment j'ai pu vivre dans ce milieu qui a priori m'était totalement
étranger. Comment j'ai été accueilli? Est - ce qu'on a été sympathique à mon
égard? Comment enfin j'ai pu arriver à parler leur langue?
J'essayais
tant bien que mal de répondre à toutes ces interrogations et étancher ainsi
leur soif de savoir. Nous dînâmes très tard. On avait mis de côté le dîner qui
était déjà prêt pour me préparer un autre tout à mon honneur. On n’a pas
attendu le lendemain pour égorger un mouton. Le dîner fut copieux.
Le matin je fus réveillé par le charivari qui régnait
dans la cour de notre maison. Des voisins étaient venus dès les premières
heures de la matinée pour me voir.
La
nouvelle de mon arrivée s'était répandue la veille; c'est ce qui expliquait
cette grande affluence.
Mes
amis d'enfance étaient au premier rang des visiteurs avec à leur tête Zram. Ce
n'était pas le plus intelligent de tous mais il était à coup sûr le plus
chanceux.
Il
avait réussi au baccalauréat et avait bénéficié d'une bourse d'étude dans un
pays africain. Je ne savais pas encore lequel. J'étais pressé de le voir pour
qu'il me précise de quel pays il s'agissait.
Nous
étions tous les deux en vacances et nous aurons à discuter de nos études
respectives et aussi de tous nos souvenirs d'enfance. Mon programme fut très
chargé. Je n'avais pas de répit. J'avais retrouvé tous mes amis de la première
heure et je me donnais entièrement à eux comme si je voulais rattraper le temps
perdu.
Ils
étaient tous là: Phophana, Ben, Ali et tous les autres. Maintenant ce sont tous
de sages gaillards.
On
ne perdait pas notre temps. Tour de thé, ballades nocturnes et j'en passe, les
activités ne faisaient pas défaut.
Ma famille ne me voyait qu'à l'heure des repas. Je
n'acceptais jamais de me restaurer ailleurs. C'était là un vieil enseignement
de mon père qui me collait toujours à la peau et le cours intermède chez tante
Zina n'y avait rien changé.
A
la maison j'étais très choyé et on rivalisait d'ardeur pour me mettre à l'aise.
Ce traitement de choix me gênait un peu même s'il s'inscrivait dans le sens
normal des choses.
Je
n'ai jamais voulu être avantagé et l'éducation que j'avais reçue y était pour
beaucoup. Mais mes inquiétudes étaient vite dissipées quand je pensais que tout
ce déploiement d'attention n'avait rien d'artificiel et n'était que le fidèle
reflet d'un amour sincère.
Maintenant
je savais tout sur mes amis. Dans leur grande majorité ils étaient dans
l'antichambre du bac et se préparaient déjà à affronter cette grande épreuve.
Zram quand à lui avait le même statut que moi.
Il
m'a donné beaucoup plus de renseignements le concernant. Il me précisa
notamment qu'il poursuivrait ses études en Côte d'Ivoire où il était inscrit
dans la faculté de médecine.
Admis
au bac avec mention, il eut droit à une bourse à l'étranger, privilège que
j'avais raté d'un cheveu pour avoir chuté en français. Mais je gardais l'espoir
et estimais que ce n'était que partie remise. J'avais encore la possibilité
d'aller à l'étranger. Pour cela il fallait bien bosser à la Fac pour sortir major de ma promotion.
C'est le pari que je m’étais fixé d'ailleurs.
La grande horloge du temps tournait inexorablement et
les ouvertures approchaient à pas de géants.
Je
me préparais pour reprendre du service et c'est avec un pincement au cœur que
je m'apprêtais à quitter tout ce beau monde pour aller rejoindre Ely qui
m'attendait de pied ferme.
J'étais
sûr d'une chose, il ne reviendra jamais à de meilleurs sentiments car cela ne
lui ressemblait pas. Pas plus que je n'en avais parlé à mon père, je n'avais
pipé mot à ma mère. A chaque fois qu'elle me parlait de tante Zina et de son
mari je m'ingéniais à détourner la conversation sur un sujet beaucoup plus gai
pour moi.
En effet j'avais une très grande aversion pour ce
personnage qui ne m'inspirait que du
dégoût. A chaque fois que j'entendais parler de lui, toutes ses
bassesses me revenaient automatiquement à l'esprit et j'étais très vite gagné
par la nausée.
Chapitre XIX
Passé le cap de la première année, on pouvait
maintenant s'estimer heureux. A l'université c'était la tâche la plus ardue.
Les chiffres parlent d'eux mêmes.
Sur
les deux cents étudiants que comptait notre classe nous étions tout juste une
vingtaine à avoir tiré notre épingle du jeu.
Si en première session on avait dénombré quinze admis,
à la session d'octobre il n' y avait eu en tout
et pour tout que cinq admis.
Werzeg
avait frappé très fort et ses notes avaient pesé très lourd dans la balance. A
l'arrivée ce sont des dizaines d'étudiants qui ont vu leurs espoirs fondre
comme neige au soleil et qui sont du
coup privés d'un passage en deuxième année que beaucoup d'entre eux méritaient.
Mon
ami Hamidou avait passé toutes ses vacances à Gazra et c'est avec plaisir que
je l'ai retrouvé. Il n'avait pas changé d'un iota et était toujours aussi
gentil et disponible. Tout était comme avant sinon qu'il avait changé de
chambre. C'est ce que j'avais pressenti d'ailleurs. J'ai remarqué que la maison
avait été entièrement rénovée et agrandie à tel point qu'à mon arrivée j'étais
complètement dépaysé tant le contraste avec ce que j'avais laissé était
saisissant. Hamidou m'expliquera que c'est profitant d'une grosse affaire, que
son père avait décidé d'entreprendre ces travaux.
Hamidou
occupait maintenant une chambre beaucoup plus spacieuse et décorée de motifs
d'une beauté rare. Il me renouvela sa confiance et me réitéra son hospitalité
en m'invitant une fois de plus à partager avec lui ce beau joyau.
Il
faut dire qu'on ne pouvait rêver d'un meilleur cadre pour travailler
sérieusement. J'acceptai volontiers cette invitation et récupérai une clé.
Comme l'année passée c'est ici que je vais travailler loin des tracasseries de
tout genre.
Le corps professoral n'avait pas changé et le
tristement célèbre Werzeg était toujours là.
Le
programme était beaucoup moins chargé cette année. Beaucoup de matière avaient
disparu de l'emploi du temps. Cela s'explique par le fait que c'est en deuxième
année qu'on optait pour telle ou telle branche du vaste domaine de l'histoire.
Ainsi
toutes les matières qui n'entraient pas dans le cadre de ce choix étaient
éliminées. Pour ce qui nous concernait, toutes les matières qui traitaient de
la géographie ne figuraient plus au programme. Voilà pourquoi on se retrouvait
en fin de compte avec un programme peu étoffé. Mais cela ne signifiait pas pour
autant qu'on était exempté de travail et qu'on pouvait dormir tranquillement.
Bien au contraire.
Les choses sérieuses venaient de commencer et on
devait cravacher dur pour tenir le coche. Je n'avais pas besoin de me faire
prier et je reprenais de plus belle mes études avec pour seul objectif de finir
l'année en beauté c'est à dire, en clair, aller en classe supérieure.
La
tâche était si exaltante qu'il y avait en jeu un diplôme à conquérir. En effet
l'étudiant se voyait offrir à chaque fin de cycle un diplôme.
Pour le premier cycle qui dure deux ans c’était le
DEUG. Pour le second cycle l’étudiant avait droit à la Maîtrise.
Il
fallait donc mettre les bouchées doubles car cela en valait la chandelle.
Chez
Ely c’était toujours le statut – quo ante. Plus les jours passaient plus il se
durcissait davantage. Tante Zina toujours souriante et très coopérative
contribuait à détendre une atmosphère complètement pourrie et qui sans sa
présence aurait été irrespirable.
-Tu te fais rare à
la maison protestait - elle. Qu'est ce qui ne va pas Daramane?
On dirait que tu nous fuis et même pour les repas tu deviens de plus en
plus irrégulier.
-Oh ne t'inquiète
pas pour moi tante Zina. Je suis assez mûr pour savoir ce que je fais. Tu sais,
je suis très chargé cette année et cela m'oblige à m'investir entièrement. Je
passe le plus clair de mon temps dans les bibliothèques ou chez mon ami
Hamidou. Nous sommes chroniquement ensemble et je suis bien comme ça. Il n'y a
aucun problème et tout marche comme sur des roulettes.
-Alors si tel est le cas c'est tant mieux. Je
m'inquiétais seulement pour toi et je voulais en savoir un peu plus. En tout
cas si jamais tu as un problème n'hésite pas à m'en parler. Je suis ta tante et
je serai toujours à tes côtés à chaque fois que cela était nécessaire.
-Ne t'en fait pas
tante, tout ira bien.
Apparemment mes
absences prolongées de la maison ont fini par éveiller ses soupçons. Et
pourtant cela ne datait pas d'aujourd'hui. Elle aura mis bien du temps à
comprendre la pauvre, et encore avait- elle vraiment compris? Son mari lui a-
t- il dit quelque chose? Et que peut - il lui dire? Quelles conneries a- t- il
pu lui raconter?
Une
chose est sûre, il y a quelque chose qui cloche dans cette affaire. Si ma tante
m'a parlé sur ce ton interrogateur comme elle ne l'avait jamais fait auparavant
c'est qu'elle doit avoir une raison bien solide.
Quoiqu'il en soit je n'avais aucune envie de revenir
en arrière et j'étais décidé à poursuivre la stratégie dont je commençais à
récolter les fruits; des coups de semonce comme celui là ne servaient qu'à me
renforcer dans ma conviction et comme on dit, le chien aboie, la caravane
passe.
Chapitre XX
Avec mon ami Hamidou je me sentais parfaitement à
l'aise. En sa compagnie, je me sentais toujours bien dans ma peau. On passait le
plus clair de notre temps à discutailler. Si nos discussions portaient le plus
souvent sur les études on savait également faire des détours en parlant
d'autres choses. Certains soirs on n'hésitait pas à inviter des copines pour
aller boire un verre dans un restaurant guinéen. On revenait ensuite à la
maison et on s'amusait bien. Mais il est vrai que ces moments de détente
n'occupaient qu'une part congrue de notre précieux temps.
On
était trop conscient de notre mission qui était de réussir nos études et on
renvoyait la bringue à plus tard et il n'est jamais trop trad.
Cette semaine, nous étions très pris par les exposés
qu’on devait présenter. Je devais parler des sources de l’histoire africaine.
Mon ami quant à lui travaillait sur l’islamisation de l’Afrique noire.
-je trouve ton sujet très intéressant Hamidou et j'ose
espérer que tu nous apportera un éclairage nouveau sur cette question. Tu as un
avantage que je n'ai pas. Il y a beaucoup d'ouvrages traitant de ton sujet.
-Tu crois? Je me disais qu'il sera difficile de
trouver la documentation nécessaire et de réunir tous les éléments qu'il
fallait.
-Alors tu peux te
rassurer. Je me rappelle avoir vu un ouvrage d'un certain Al - Bekri qui
renferme des informations de première main sur la question.
-Ah bon! C'est à la
bibliothèque ?
-Non pas à la
B.U. mais au Centre Culturel Français. Si tu veux nous irons
ensemble là-bas. Je vais te le montrer. Et ce n'est pas tout il y a également
un opuscule d'Ibn Battuta qui traite du commerce transsaharien.
-Mais je ne vois pas
quel est le lien avec mon sujet.
-Quoi? Vous n'allez
pas me dire qu'il n ' y a pas de lien entre les deux thèmes.
-Ce n'est pas ce que j'ai dit. Mais je veux que vous
me dites qu'est ce qu'il y a de commun entre les deux phénomènes ?
-Eh bien ça saute aux yeux. Ce n'est pas moi qui
devrait vous apprendre que c'est par ce commerce transsaharien que l'islam a
pénétré dans les empires noirs de Ghana et de Mali. Ce sont les commerçants
arabes qui avaient assuré cette diffusion parallèlement à leurs activités de
négoce. Vous y voyez un peu plus clair non?
-
Vous avez raison.
Il suffisait d'y penser. Maintenant vous allez me montrez ces deux ouvrages qui
vont beaucoup m'aider je l'espère.
-
Il reste que pour
ce qui est de mon sujet, je n'arrive pas à mettre la main sur le moindre
document.
M.
Charles m'avait recommandé un certain Stewart. Je crois qu'il est américain. Il
aurait écrit plusieurs articles sur la question et il a présenté récemment une
importante communication au colloque de Kumbi - Saleh.
-
Mais M. Charles
ne vous a-t-il pas donné les références nécessaires ?
-
Si. Tous ces
articles sont parus dans la revue de l'IFAN et la communication a été publiée
sous la forme d'un opuscule qui m'a - t-il affirmé est disponible au CCF. Mais
le Directeur du Centre m'a fait entendre que cet ouvrage a effectivement été
commandé mais qu'à ce jour il n' a pas encore était livré par l'éditeur. Et
comme vous le savez le temps presse.
-
Vous n'avez donc
absolument rien trouvé à ce sujet?
-
Un peu oui mais
j'estime que c'est insuffisant pour présenter un travail sérieux.
-
Vous ne préparez
pas une thèse à ce que je sache et je suis sûr que les éléments qui sont déjà
en votre possession vous permettront de se tirer d'affaire.
-
Vous avez
parfaitement raison. J'ai recueilli certaines informations qui constituent un
bon apport. Mais ce n'est là qu'une maigre consolation. Vous savez bien que je
n'aime pas faire les choses à moitié. Je ne veux pas prendre le risque de me
faire passer pour un paresseux voire un incapable. C'est là une chose que je
n'accepterai à aucun prix.
-
Mais dites moi
d'abord. Votre sujet porte sur quoi au juste?
-
Je croyais vous
l'avoir dit.
-
L'intitulé oui.
Mais je n'arrive pas à en cerner les contours. Les sources de l'histoire
africaine! Ça me paraît très flou. Je ne vois pas quelle particularité on peut
lui trouver pour la dissocier de l'histoire universelle.
-
Vous n'allez pas
me dire que les sources de l'histoire africaine sont identiques avec les
sources de l'histoire occidentale par exemple.
-
Je ne vois pas la
différence mon cher ami.
-
Elle est pourtant
bien là. Ça saute même aux yeux.
Ce
sont là deux civilisations que tout oppose. L'une est fondée sur l'écrit et
l'autre tire toutes ses références de la tradition orale. Si l'historien
occidental peut se référer à des textes écrits, l'historien africain doit se
contenter le plus souvent de recueillir des informations qui se transmettent de
génération en génération avec toutes les déperditions et les falsifications que
cela suppose. Et cela n'est pas sans poser de sérieux problèmes aux historiens
qui doivent se démener pour faire la part des choses. C'est ce que me disait M.
Charles l'autre jour et ça me paraît tout à fait pertinent.
-Moi aussi je trouve que c'est là une thèse tout à
fait plausible. A mon avis tu dois te contenter des informations que tu as déjà
glané et essayer de faire avec. Et tâche d'être plus modeste, il y va de ton
intérêt.
-Oh! Trêve de balivernes. Je tiens à réussir mon
exposé, c'est tout. Tu ne vas quand même pas m'en vouloir pour ça. Je veux forcer
l'admiration comme c'est dans mes habitudes. J'ai toujours été ainsi mon pote
et je n'y peux rien, toi non plus.
Avec Hamidou le courant passait très bien et aucun de
nous ne pouvait entreprendre quoi que ce soit sans en parler à l'autre. C'était
valable pour les études mais c'était valable aussi pour tous les autres
domaines. Et quelles que soient nos divergences qui surgissaient de temps à
autre on finissait toujours par accorder nos violons.
La
semaine qui s'annonce sera très chargée.
Il
y aura non seulement nos exposés à présenter mais nous aurons aussi la visite
d'une délégation de l'université de Nanterre venue dans le cadre des accords
inter-universitaires. Ces profs animeront un cycle de conférences.
Le programme était déjà connu et pour y avoir jeté un
coup d'œil je savais que le menu était très alléchant. Il y avait notamment
cette conférence portant sur les origines de l'homo sapiens et animée par le
professeur Bernard Thibaut, un paléontologue de renom qui était très attendu
par le public estudiantin.
Chapitre XXI
La bonne nouvelle de l'année aura été sans conteste
l'ouverture d'un restaurant universitaire. Il était ouvert à tous les
étudiants. Cela soulagea beaucoup d'entre nous qui avaient du mal à joindre les
deux bouts ou étaient en délicatesse avec leurs correspondants comme c'était
mon cas.
Il
y avait bien longtemps que je m'étais abonné à un restaurant de la place et
c'était là le moyen le plus sûr pour grever mon maigre budget.
Je
m'y rendais à chaque fois que c'était possible pour éviter le fameux face à
face qui me faisait perdre l'appétit.
C'était donc une aubaine pour moi que l'ouverture de
ce restau. Les prix étaient très abordables pour ne pas dire symboliques
comparativement à ceux qui étaient pratiqués en ville.
En
dehors du petit déjeuner et des deux autres repas quotidiens, on nous proposait
des sandwichs et plusieurs autres victuailles ainsi que des boissons, le tout à
des prix défiant toute concurrence.
L'année
commença ainsi sous de bons auspices. Il y avait également l'arrivée de
nouveaux camarades à l'université. Cela élargit notre cercle très restreint.
Parmi
les nouveaux venus, un vieil ami d'enfance. Ben comme on l'appelait était
inscrit en sciences économiques.
A
Dramcha nos deux familles étaient voisines et nous étions comme des frères.
Cette
amitié des premières heures était inaltérable. C'était un acquis et la
complicité était toujours de mise. Ben habitait chez son oncle qui était un
haut cadre de l'administration. C'était un type respectable et son hospitalité
était légendaire. Tout le monde l'aimait et partout on parlait de sa bonté. Il
avait la cote comme ont dit. Mais la position privilégiée qu'il occupait ne
l'empêchait pas d'avoir les pieds sur terre et d'être ouvert à tous.
Sa
maison était un asile pour tous les laisser pour compte et autres chômeurs en
quête de pitance et de gîte. Il n'était pas hautain. C'était au contraire
quelqu'un qui avait un profond sens de la modestie. Il réunissait en lui des
qualités humaines qu'il est difficile de trouver toutes chez le même individu.
Et
c'était là un nouvel atout à mettre à mon actif. C'est ainsi que certains jours
je passais la journée avec Ben ce qui représentait toujours pour moi des ennuis
de moins.
C'est
ainsi que mes perspectives s'étaient élargies et mes possibilités s'étaient
multipliées. Je n'étais plus loin d'atteindre mon objectif qui était de limiter
au strict minimum mes séjours à la maison et éviter du coup les contacts avec
Ely.
Tout allait bien et les jours filaient à un rythme
effréné. J'avais l'impression que le temps passait beaucoup plus vite. Nous
étions déjà en mars et dans moins de deux mois c'était les examens de fin
d'année.
Je
recevais régulièrement les nouvelles de mes parents. Tout le monde se portait
bien et de ce côté là j'étais tranquille.
Mon père m'informa dans sa dernière lettre qu'il sera
de passage à Gazra pour régler certains problèmes. Il me donna la date précise
de son arrivée et l'endroit où il comptait passer son séjour. Ce ne sera bien
sûr pas dans la même famille que moi.
Mon
père connaissait certes ma tante Zina mais de là à venir héberger chez elle il
y avait un pas qu'il ne franchirait jamais. Il avait suffisamment de relations
mais aussi de parents pour pouvoir se passer des services d'une dame qui
donnait déjà l'hospitalité à son fils et dont il ne connaissait même pas le
mari. Il était très prévoyant et ne se risquerait jamais dans une telle
aventure. Il logera donc comme il me l'avait dit chez son ami Ousmane qui était
médecin.
Ce
séjour de mon père me permettra de faire l'économie du voyage que je devais
effectuer pendant les vacances pour aller le voir. Je pourrais ainsi aller
directement à Dramcha.
L'arrivée de mon père coïncida avec le début des
examens. Il ne pouvait pas si mal tomber et ce d'autant plus qu'il avait
apporté avec lui une nouvelle particulièrement bouleversante. C'était le décès
de l'un de mes petits frères, Madior en l'occurrence.
J'étais
interloqué et abasourdi. Mais que faire contre les coups fourrés du destin? Le
mal était déjà fait et il ne servait à rien de se perdre en lamentations
inutiles.
J'ai
essayé de me rendre à l'évidence en avalant la nouvelle et en oubliant ce qui
arriva. Mais c'était peine perdue. Je vouais à tous mes frères un amour
profond. Un amour que je n'extériorisais peut -
être pas mais un amour sincère, ne souffrant d'aucune hostilité
véritable. Et cela était valable pour ma sœur Fatma qui avait à un certain
moment souffert de mon inimitié mais ce n'était là que des humeurs d'enfant.
Cette
triste nouvelle tomba au mauvais moment et perturba tout mon programme. Je
n'aurai pour rien au monde raté les examens mais avec ce qui venait de
m'arriver je commençais sérieusement à envisager cette hypothèse. J'étais
profondément bouleversé et je n'étais franchement pas en mesure de me présenter
à un examen. Je n'avais pas le choix. Mon père essaya de me faire changer
d'avis mais c'était peine perdue car le cœur n ' y étais pas.
J'étais
plutôt porté vers mon défunt frère dont je tenais à honorer la mémoire. Je ne
trouverai pas meilleure consolation. Renoncer aux examens c'était pour moi
prouver que je l'aimais. J'étais même prêt à rater une année scolaire à sa
mémoire.
C'est
ainsi que je refusai délibérément de me présenter aux examens et ce malgré les
injonctions répétées de mon père. Je ratai ainsi la session de Juin. Mais
j'avais toujours une chance de ne pas refaire l'année. il suffisait pour cela
que je me présente à la session d'octobre. Avec un peu de chance je me
retrouverai en troisième année.
Pour
le moment je ne veux pas y penser. Cette mort subite occupait toutes mes
réflexions.
Mon
père aurait dû m'épargner toutes ces peines à un moment aussi crucial. Il
pouvait garder la nouvelle et me l'annoncer beaucoup plus tard.
Il
n'avait sans doute pas su prévoir ma réaction. Il ne s'attendait pas à une
détresse d'une telle ampleur. Il avait fait un mauvais calcul.
Après
quelques jours passés à Gazra, mon père retourna à Bassigol m'abandonnant ainsi
à mon sort. J'avais le moral au plus bas et je n'avais personne pour me
consoler mis à part mes deux plus chers amis.
Ma
tante à qui on annonça la nouvelle se contenta d'en prendre acte et elle en
resta là. Il ne me restait plus qu'à faire mes valises pour rentrer à Dramcha.
Il y allait de mon intérêt et de ma paix intérieure. Je partis sans préparatifs.
Je passai outre tout le protocole qui généralement précédait tous mes voyages.
J'avais
l'habitude de faire le tour de tous ceux qui étaient susceptibles de faire
appel à mes services en me confiant des lettres ou des colis pour les leurs.
J'avais également
l'habitude de payer de petits cadeaux pour tout le monde. Mais cette fois-ci je
n'avais pas la présence d'esprit nécessaire pour honorer tous ces engagements.
La
perspective de retrouver tous ces gens qui me sont chers ne m'enthousiasma
guère et ne changea rien à ma détresse. C’est donc abattu et sans enthousiasme
que je débarquai à Dramcha.
Comme
la dernière fois c’est de nuit que nous arrivâmes. L’accueil fut à la hauteur
mais comme je n’étais pas dans mon assiette je ne pus le savourer.
J’ai
eu beaucoup de mal à répondre à toutes les sollicitations dont je fus l’objet.
Il avait fallu que je me donne un mal fou pour paraître le plus naturel
possible.
On
ne tarda pas à déceler ma torpeur et mon manque d’éloquence. Et on n’hésita pas
à me matraquer de questions pour savoir quelle était l’origine du mal.
Je
ne voulais pas gâcher la fête par cette annonce macabre mais les assauts
répétés de ma mère ne me laissèrent aucune chance et m’obligèrent à divulguer
la triste nouvelle.
Après
avoir pris connaissance de la vérité, un silence de mort régna dans
l’assistance.
J’avais
jugé que c’était là un signe qui ne trompe pas. C’était de la compassion qu’on
manifestait à mon égard. Cela me soulagea énormément et me redonna des forces.
La
soirée se poursuivit sans sons ni trompettes. Ma mère s’employa à me remonter
le moral. Elle y parvint avec beaucoup d’adresse et quand on servit le dîner,
je retrouvai un appétit qui m’avait déserté depuis belle lurette.
Aussitôt
après le dîner, je m’isolai dans ma chambre et je dormis.
Après
quelques jours passés auprès de ma mère, je retrouvai tous mes esprits et je
recouvris mon équilibre.
Le décès de mon petit frère n’était plus qu’un mauvais
souvenir et je recommençai à vivre.
Je
repensai à mes études et aux examens que j’avais raté . Je n’avais plus
droit à l’erreur et je devais saisir la chance qui me restait à savoir préparer
la session d’octobre.
Je
ne devais pas perdre mon temps et je devais m’y mettre immédiatement. Mais le
problème c’est que j’avais tout laissé à Gazra.
Tous
mes cours, toute ma documentation sont restés là – bas. Il n’y avait qu’une
solution à ce problème, c’était d’écourter mes vacances pour aller réviser mes
cours. C’était là le moyen le plus sûr pour garantir ma réussite.
Une
session ça se prépare et il ne m’était pas permis d’attendre la veille des
examens pour rentrer.
Auparavant
je n’avais jamais refait la même classe et je n’en avais pas envie. C’était
décidé je rentrerai un mois avant la session.
La
décision ne sera certainement pas du goût de ma mère pas plus qu’elle n’était
de mon goût mais il ne faut pas badiner avec les études.
J’étais
prêt à abandonner les vacances et leurs délices pour renouer avec la capitale
et ses misères.
Ce
qui me donnait un peu plus de courage c’est que je n’étais pas seul dans cette
situation.
Si
mon ami Hamidou a réussi en première session ce ne fut pas le cas de Ben qui
devait refaire l’examen comme moi. Il avait jugé plus prudent de se passer des
vacances pour mieux se préparer.
Je
ne serai donc pas seul lorsque je rentrerais à Gazra.
Mes
deux amis les plus proches y étaient restés et Hamidou me donnera un coup de
main en me servant d’interlocuteur.
Nous
avons toujours eu des discussions très enrichissantes et cela allait dans le
sens de nos objectifs.
En attendant la date convenue pour mon retour au
bercail je profitai au maximum de mes vacances.
J’avais
lié connaissance avec un mec particulièrement intéressant. Il s’appelait Ahmed
et il fut commerçant ambulant dans plusieurs pays africains.
Conteur
né il avait la manie de raconter des histoires rocambolesques où il était
parfois le héros. Cultivé et très au fait des réalités du monde moderne il
était au diapason de l’actualité internationale. J’avais trouvé en lui un
compagnon très agréable et je passais souvent le voir.
J’avais
également à mon tableau de chasse une jolie petite nana qui ne servait pas qu’à
être un passe- temps. Zara, c’était son
nom me vouait un amour aveugle et je le lui rendait bien. On passait de bons
moments ensemble. Elle avait un sens profond du partenariat et se voyait déjà
mère de famille. Je ne l’entendait cependant pas de la même oreille et voulait
pour le moment me limiter à des choses beaucoup plus terre à terre.
Mais
cela ne m’empêcha pas d’avoir le cœur toujours ouvert et j’appris d’elle des
choses fort intéressantes.
L’heure approchait et bientôt je ferai mes adieux pour
aller rejoindre un univers beaucoup moins riant. J’allais quand même retrouver
des amis qui ont toujours eu à partager mes peines. Ils ont su faire preuve d’une
profonde amitié en restant à mes côtés au moment où je traversais une dure
épreuve.
Je
leur en serai toujours reconnaissant et notre amitié irait crescendo et
tendrait toujours vers la fraternité. Mais il y’ avait aussi le côté sombre du
tableau qui était occupé par mon correspondant même si j’ai appris à l’ignorer
et à le traiter conformément à son rang. Il ne m’était d’aucun secours, au
contraire. Mon seul lien avec lui c’était ma tante Zina. Si cela ne tenait qu’à
moi il y aurait longtemps que cette relation contre nature aurait volé en
éclats.
Chapitre XXII
Hamidou était agréablement surpris quand il me vit
franchir le seuil. Il se leva instinctivement de son siège et vint à ma
rencontre.
-Mais quel bon vent t’a poussé jusque là ? Tu
tombes du ciel ou quoi ? Allons prends place mec et dis moi quel moustique
t’a piqué ?
-
Tu n’as pas de
problème quand même ?
-
Oh que non.
-
Alors raconte moi
je m’impatiente.
-
Sois tranquille
mon ami. Je comprends ta surprise. Tu vois bien que je suis revenu plus tôt que
prévu mais tu dois deviner pourquoi. Tu ne vois pas ?
-
Ah si j’ai tout
compris. C’est pour la session n’est – ce pas ?
-
C’est exact.
-
Mais il te reste
encore quarante cinq jours de vacances.
-
Oui mais une
session ça se prépare et tu me connais bien. Je ne prends jamais les choses à
la légère.
-
Bof c’est du
baratin ça. Vous n’avez pas besoin de tout ça. Vous auriez dû vous reposer en
profitant des vacances et attendre tranquillement le jour j. Et il vous
suffirait de se présenter pour réussir. Je mesure bien mes mots et je parle en
toute connaissance de cause.
-
Mais tu racontes
n’importe quoi Hamidou. Comment oserais – tu me donner un tel conseil. Tu me
prends pour un génie ce que je ne suis pas.
-
Et pourtant ce
que j’ai dit c’est la vérité. Je n’ai fait que dire tout haut ce que tout le
monde pense tout bas ?
-
Merci quand même
pour le compliment. Même si vos paroles comportent une part de vérité cela ne
m’empêche pas de me plier à la norme. Je suis un adepte de la norme vous savez.
J’ai
une profonde idée de la modestie et j’essaie toujours de me comporter comme le
plus humble des hommes.
-
Décidément tu es
imbattable. Tu as toujours de solides arguments même s’il s’agit de défendre la
plus invraisemblable des idées.
Maintenant
classons cette affaire et parlons d’autre chose. Si tu me racontais par exemple
comment tu as passé cette première tranche des vacances.
-
Plutôt bien.
Jugez-en vous même. Vous savez bien dans quel état je vous avais quitté. Ça ma
fait beaucoup de bien. Je me suis beaucoup amusé. Et vous, comment passez –
vous vos journées ici ?
-
Oh ! ça se
réduit à peu de choses. Je sors peu comme tu sais. Et il y a la musique bien
sûr. Bref, c’est pas alléchant comme programme mais je m’y plais et c’est ça
l’essentiel.
-
Vous avez tord de
pleurnicher, c’est un programme ça. Et Ben, vous vous voyez, je suppose.
-
Ah oui !
le sacré farceur on se voit même très souvent et pas plus tard qu’hier on était
ensemble ici – même. Nous avons passé une belle journée.
-
Et comment va – t
– il ? il se prépare bien ?
-
Pourquoi ?
-
Mais pour la
session voyons. Ne sais – tu pas qu’il est « sessionnaire » comme
moi ?
-
Si je le sais
bien mais on en a jamais parlé, car jouer les studieux ça n’est pas son genre
ça. Ben a plutôt d’autres chats à fouetter et d’après ce que j’ai compris les
études ne constituent pas une priorité pour lui.
-
Et qu’est ce qui
vous fait dire ça ? est – ce que vous avez les preuves de ce que vous
avancez ? C’est pourtant un garçon très intelligent.
-
Oui mes son
intelligence il a tendance à vouloir l’investir ailleurs.
-
Mais où ?
-
Pas dans les
études en tout cas. Il a monté une petite affaire qui à ses dires marche bien.
-
Mais quelle
affaire ?
-
Une petite
boutique.
-
Mais où a-t-il
trouvé l’argent ?
-
C’est son oncle
qui a tout financé. Il lui a même promis une majoration du capital au cas où ça
marcherait. Et il y a de fortes chances que ça marche car Ben a le sens des
affaires.
-
Je partage aussi
votre avis et j’ajouterai que c’est un type très peu dépensier et qui
n’investit jamais pour le simple plaisir d’investir.
Cette
année par exemple il a réussi à conserver toutes ses bourses à une ouguiya
près. Il avait réussi ce tour de table de si belle manière. Il n’avait dépensé
aucun sou je vous dis.
Quand
on sait que la majorité des étudiants comme toi et moi dilapident leurs bourses
en l’espace de quelques jours on ne peut que l’admirer et l’envier pour toutes
ses prouesses.
C’est
pourquoi je pense que c’est réellement quelqu’un qui peut faire carrière dans
le commerce.
-
Mais cela ne
l’empêche pas de terminer d’abord ses études. Ce sera un atout de plus. Et
comme il fait économie on voit bien les avantages qu’il pourrait en tirer.
-
Ce serait l’idéal
mais je crois qu’il est trop pressé et il est déjà très occupé pour pouvoir
aller jusqu’au terme de sa formation.
-
Pauvre Ben, il a
toujours rêvé de devenir un homme riche. Espérons pour lui que ce soit là le
début de l’ascension. Mais il est de notre devoir d’essayer de le convaincre
pour continuer à la Fac.
-
On pourra
toujours essayer mais c’est un combat perdu d’avance.
Loin
de moi la tentation de prendre les paroles de mon ami pour argent comptant et
c’est avec une détermination sans faille et une réelle motivation que j’avais
commencé mes révisions.
Je
mis tout en œuvre pour atteindre mon but. Il ne me restait plus qu’une seule
chance et je devais jouer le tout pour le tout.
Il
fallait coûte que coûte franchir la barrière.
Werzeg
était toujours là mais sa matière n’avait pas paru dans le tirage au sort et ça
c’était de bon augure.
Avec
l’absence du tombeur de têtes comme on l’appelait, l'optimisme était de mise ce
qui était chose rare à la veille d’un examen aussi capital.
Chapitre XXIII
A la maison entre Ely et moi la guerre froide
continuait. On se regardait toujours en chiens de faïence. Il y avait cependant
un nouvel élément à verser dans notre dossier. Un élément qui doit être inscrit
en lettres d’or dans les annales de nos tumultueuses relations.
Pour
la première fois depuis que j’habite chez lui, Ely m’a parlé d’homme à homme.
Et c’était pour me demander un service. Il fallait le faire.
Il
me demanda d’encadrer ses enfants qui étaient inscrits à l’école. Je devais
leur assurer quelques cours à domicile. Si je m’étais laissé guidé par mon
instinct, je lui aurais craché au visage mais heureusement pour lui, la raison
et le bon sens avaient pris le dessus.
C’est
par amour pour les enfants que j’avais accepté sans sourciller. Pour moi c’était des frères et je devais les
traiter comme tels. Que leur père soit égocentrique cela ne devait rien
changer. Je ne les assimilerai jamais à lui et je ne les mêlerai pas à cette
sordide histoire.
Ils
méritaient mieux et ils me l’ont prouvé à maintes reprises. Leur attachement à
moi n’était un secret pour personne même si cela n’était pas du goût de leur
père . Mais que pouvait – il contre ça ? Rien. Absolument rien.
Ahmed
et Ali étaient rieurs et gentils. Ils avaient d’autres bon côtés qu’ils ont
hérité de leur mère. J’aurais bien dû m’occuper d’eux avant de me faire prier
par leur père.
Maintenant
cela n’avait plus aucune espèce d’importance. Je crois qu’il fallait aller
enfin dans le sens de l’apaisement et espérer que ce soit là l’amorce d’un
dialogue conciliateur.
En
attendant j’allais voir comment m’y prendre.
Je
leur dressai un programme en fonction de mon propre emploi de temps.
A
l’issue des délibérations du jury je fus déclaré premier à l’écrit. Je réitérai
le même exploit à l’oral et je me retrouvais en troisième année avec à la clef
un DEUG avec mention.
Il
ne me restait plus qu’à me refaire une santé pour affronter l’année
universitaire qui s’annonçait déjà. Mon programme était fin prêt et je n’ai pas
oublié d’y insérer des heures pour les petits.
Avec
trois heures de cours par semaine, ils ont de bonnes chances de rattraper leur
père dans peu de temps. Pour ce qui me concerne le programme est pratiquement
le même car on ne change pas une stratégie qui réussit.
Le tandem Hamidou et moi fonctionnait à merveille et
le mieux ce serait de continuer sur la même lancée. Nous avions gagné bien des
batailles ensemble et nous étions décidés à aller de l’avant.
Maintenant
que nous ne sommes plus loin du but, il était de notre intérêt de resserrer les
rangs pour mieux négocier le dernier virage.
Il
y a plus de trois mois que les enfants d’Ely bénéficient de mes services. Les
progrès réalisés dans ce laps de temps sont très encourageants.
En lecture et en calcul, Ahmed et Ali sont maintenant
capables de rivaliser avec les meilleurs. Pour aboutir à de tels résultats je
n’ai pas lésiné sur les moyens. J’ai eu à mettre à contribution tout un arsenal
pédagogique que j’avais collecté au cours de mes recherches antérieures.
En
effet, même si ça n’a pas été ma vocation au départ j’ai toujours eu un faible
pour l’enseignement. A cet effet j’ai eu à suivre de près toutes les
innovations pédagogiques. J’étais ainsi devenu un lecteur assidu de la lettre
pédagogique, une revue qui faisait autorité en la matière.
Tous
ces facteurs ont fait que j’étais devenu cet éducateur accidentel qui n’avait
cependant rien à envier aux sortants de l’école normale.
Ces
prouesses ne m’avaient cependant pas valu les félicitations de mon
correspondant et cela ne me surpris guère.
Son
attitude n’avait pas changé et les maigres espoirs que je nourrissais après
notre premier vrai faux contact se sont vite envolés en fumée.
Chapitre XXIV
Je partageais mon temps libre avec mes amis les plus
proches. A chaque fois que j’en avais l’occasion, je faisais un crochet chez
Ben dont la boutique était devenue le lieu de rencontre par excellence.
Tous les amis se retrouvaient là – bas et on passait
d’agréables moments de détente ensemble. Ben avait définitivement rompu avec la Fac et prenait ses nouvelles
fonctions comme un sacerdoce. Nos injonctions visant à le convaincre de
poursuivre ses études étaient restées lettre morte. C’était également à cet endroit
que je croisais de temps à autre mes anciens compagnons de lutte. Oumar et
Sidibé qui étaient devenus persona non grata chez moi.
Ils avaient fait du chemin
depuis. Ils n’ont pas jugé nécessaire de continuer leurs études parce qu’ils
avaient une très mauvaise image de l’université et ils estimaient que c’était
là un lieu où l’on perdait unitilement son temps.
Ils
avaient même poussé l’imagination très loin en inventant ce nouveau sigle de
FAC pour formation accéléré des chômeurs. C’est ainsi qu’ils n’ont pas fait
long feu à l’université et ils s’étaient retirés très tôt.
Sidibé
a choisi la voie des armes en s’engageant dans l’armée. Oumar quant à lui
préférait attendre car il espérait trouver un meilleur bouleau. Il n’était pas
prêt disait-il à bosser pour un salaire de misère. Il avait placé la barre très
haut et avec les temps qui courent, l’attente risque d’être très longue. Il
n’était donc pas encore fixé sur son sort et passait son temps à rêvasser.
Nous
allions passé notre dernière année à l’université et si la chance était au
rendez – vous en fin d’année, nous ferions nos adieux à ce haut lieu du savoir
où nous avions connu des heures de gloire pour ne parler que du côté rose des
choses.
Cette année je n’ai pas eu droit à des vacances. Juste
après les examens que j’ai réussi avec succès, on nous a acheminé sur
Tegdaoust, la cité mythique.
Je
faisais partie d’une équipe d’historiens envoyés pour faire des recherches sur
place. J’étais le seul étudiant du groupe.
Ces
recherches étaient menées sous la supervision de l’Institut National
d’Archéologie. Elles avaient pour but de vérifier la véracité d’un certain
nombre d’hypothèses sur l’histoire de cette ville, classée patrimoine mondial
de l’humanité.
Le Directeur de l’INA tenait beaucoup aux résultats de
ces recherches. C’est dans ce cadre qu’il avait fait appel à des chercheurs
émérites d’un institut étranger de renommée mondiale.
J’avais
saisi la balle au bond en acceptant cette offre qui ne pouvait mieux tomber.
Mon prof d’archéologie m’avait ainsi rendu un énorme service en me proposant à
l’INA. Ainsi j’ai pu faire d’une pierre deux coups.
En acceptant de participer à ces recherches j’ai eu à
faire la connaissance d’imminents spécialistes qui m’ont appris beaucoup de
choses aussi bien sur l’histoire en général que sur le milieu fermé de la
recherche scientifique.
Sur un tout autre plan, en participant à cette
opération j’ai pu gagné suffisamment d’argent pour faire face à mes
innombrables problèmes et notamment aux frais de mémoire qui étaient un casse
tête pour la majorité des étudiants de la quatrième année.
J’ai
même eu à donner à mes parents leur part du gâteau. J’ai envoyé de
substantielles sommes d’argent aussi bien à ma mère qu’à mon père qui doivent
en les réceptionnant se poser bien des questions. Jamais je n’ai eu à leur
donner autant d’argent et la raison en était simple : je n’en avais jamais
gagné comme cette fois – ci.
Après
ce geste que j’avais jugé nécessaire il me restait suffisamment d’argent pour
faire face à mes engagements. J’allais passer une belle année. J’étais motivé
et serein.
Pour
cette année, mon objectif c’était de sortir major de ma promotion. J’ai choisi
un sujet de mémoire tout à fait original. Je ne voulais surtout pas présenter
un travail qui donnera à mon jury de soutenance une impression de déjà vu.
C’est
pour cette raison que j’avais choisi de parler de l’évolution de la mode
vestimentaire au Chinguit. Ce sujet qui à première vue n’a qu’une portée très
limitée, était en réalité très vaste et en plus plein d’enseignement.
C’est
ce que je m’emploierai à démontrer dans mes recherches. Pour la supervision de
ce travail j’ai préféré me tourner du côté de M. Berger qui était réputé
difficile et exigeant.
Il
n’hésitait pas à vous ramener plusieurs jours en arrière pour vous demander de
creuser un peu plus tel ou tel point de votre sujet.
Cette attitude répugnait les étudiants qui le fuyaient
systématiquement. Il n’était pas en odeur de sainteté dans le département et le
fait que je sois le seul étudiant dont il dirigeait le travail pour l’année en
cours en disait long sur le désintérêt qu’on lui vouait.
Je
n’étais pas du même avis que mes condisciples. Pour moi M. Berger méritait
mieux que ça.
Sa
rigueur et son goût du travail bien soigné ont emporté mes suffrages et m’ont
incité à solliciter ses bons et loyaux services.
La
tâche ne fut cependant pas facile pour moi car j’ai choisi un sujet sur lequel
on a très peu écrit et où la documentation était rare pour ne pas dire
inexistante.
Je
devais me contenter des témoignages oraux dont la collecte et le traitement
n’était pas chose aisée. Mais M. Berger était toujours à mes côtés et il n’a
pas manqué de mettre à ma disposition toute son expertise et à chaque fois que
le besoin s’en faisait sentir il me donnait un coup de pouce décisif. Je pus
ainsi arriver à bout d’un travail certes fastidieux mais formateur et
exaltant. J’ai fini la rédaction de mon
mémoire dont j’ai remis à M. Berger une copie pour une dernière relecture.
Nous
nous sommes ensuite rencontrés pour procéder aux derniers réglages en vue de la
soutenance qui sera pour bientôt.
-M. Daramane, je viens de terminer la lecture de votre
travail. En lisant ce mémoire, on remarque tout de suite que son auteur y a mis
beaucoup de sérieux et pour l’avoir supervisé je peux en témoigner.
Il y a autre chose que j’ai beaucoup admiré en
vous. En vingt ans de carrière, c’est pour la première fois qu’il m’a été donné
de voir un étudiant qui a appliqué à la lettre toutes mes directives et a suivi
tous mes conseils.
Je
vous félicite vivement pour cette attitude qui vous honore. Par ailleurs j’ai
beaucoup apprécié votre style qui a le mérite de la clarté. Permettez – moi de
vous dire que vous avez une plume très alerte et vous ne me surprendrez pas si
vous feriez carrière dans la littérature. La voie est ouverte pour peu que cela
vous intéresse.
Pour
toutes ces raisons je vous félicite d’avance et j’espère que vous ne me
décevrez pas le jour de votre soutenance.
-Donc tout est OK. Je
peux passer à la frappe ?
-Tout à fait et je
vous conseille de choisir une bonne secrétaire.
-C’est promis monsieur. Dès que j’aurai terminé avec
la secrétaire je vous ferai un signal.
-C’est ça. Je verrais immédiatement le chef du
Département pour lui en faire part. C’est lui qui doit fixer la date de la
soutenance. Alors bonne chance et surtout savourez bien toutes les remarques
que je vous ai faites. Je ne manquerai d’ailleurs pas de vous les réitérer le
jour de votre soutenance.
-Merci beaucoup M.
Berger et à bientôt.
J’avais honoré la première partie de mon contrat. Aux
examens j’étais sorti du lot en arrachant la première place. Mais pour que la
victoire soit totale j’étais tenu à faire la différence également avec ma
soutenance. Je n’avais rien laissé au hasard pour arriver à mes fins. J’étais
collé à la secrétaire pour la rappeler à l’ordre à chaque fois qu’elle
commettait une petite faute d’orthographe ou qu’elle oubliait un signe de
ponctuation.
Dans
cette affaire tout comptait et les membres du jury n’étaient jamais d’humeur à
faire des cadeaux. La plus petite maladresse était exploitée et critiquée à
fond vous exposant ainsi à de fâcheuses conséquences.
A la fin des travaux d’impression qui avaient pris
plus de temps que prévu, M. Berger en informa le chef du Département qui donna
une date pour ma soutenance.
C’est
ainsi que M. Berger me communiqua cette date ainsi que la composition du jury
et me prodigua les derniers conseils.
-M. Dramane me dit-il, vous devez garder votre sang
froid. Ne vous laissez pas impressionner par le jury. Vous aurez en face de vous
certains profs que vous ne connaissez pas mais cela ne doit pas vous intimider.
Vous
êtes capables de faire face à n’importe quelle question qu’on vous posera, j’en
suis persuadé. Vous n’avez donc rien à craindre.
C’est
vrai que vous serez en face de personnes plus diplômés et plus expérimentées
que vous mais vous êtes suffisamment armés pour les affronter. Vous maîtrisez
bien vôtre sujet et vous pouvez être tranquille.
Les
derniers conseils de M. Berger m’ont revigoré et j’étais serein à un jour de ma
soutenance.
Et
le grand jour arriva. Tous mes amis ont répondu à l’appel. Et mis à part Ben
qui n’était pas disposé à fermer boutique pendant quelques heures, on ne
dénombrait aucun absent.
Je
tenais à ce que tout le monde participe à la consécration que je sentais venir.
Pour cela j’avais collé une affiche invitant le public à venir assister à ma
soutenance.
Ainsi
à quelques minutes de l’ouverture de la séance, l’amphithéâtre refusait du
monde. C’est face à ce public intéressé et discipliné et devant ce parterre de
spécialistes que je devais assurer ma prestation. Tout était fin prêt.
J’étais majestueusement installé et je me demandais
secrètement comment j’allais m’y prendre
pour tirer mon épingle du jeu. Jamais auparavant je n’ai pris la parole devant
autant de monde. Le trac était bien là et les précieux conseils de M. Berger
que j’étais loin d’avoir oublié ne m’étaient cependant d’aucun secours à ce
moment crucial.
La
solennité du moment y était pour quelque chose. M. FALL qui était président du
jury prit la parole pour ouvrir les débats.
J’étais
toujours plongé dans mes réflexions et luttais contre l’angoisse qui
m’envahissait.
Quand on me passa la parole, je retrouvai
instantanément mon sang froid. C’est ainsi que je m’étais adressé à
l’assistance avec une assurance insoupçonnée et je pus présenter mon travail
sans aucun problème.
Après
cette brève présentation je me prêtai aux inévitables questions du jury. On me
soumit à un matraquage en règle où je sortis grand vainqueur car j’avais
répondu à toutes les questions.
J’ai
également su déjouer tous les pièges qu’on me tendit. Sur ce point M. Berger
m’avait conseillé un subterfuge qui marcha à merveille.
Il
y avait aussi le public qui, par ses encouragements répétés m’avait donné un
coup de main providentiel.
A
la fin des débats, on invita le public à libérer la salle pour permettre au
jury de délibérer.
Je
fus à mon tour prié de m’éclipser.
Quand
je sortis pour rejoindre mes camarades qui m’attendaient devant l’amphi, ils se
ruèrent sur moi pour me féliciter. Tout le monde était unanime et reconnaissait
que j’ai été à la hauteur.
Devant
toutes ces marques d’attention, je me contentais de sourire. Je ne voulais pas
aller très vite en besogne et j’attendais la décision du jury qui était la
seule à pouvoir me libérer.
Lorsque
le jury termina ses travaux, on invita tout le monde à revenir dans la salle
pour écouter le verdict.. Non seulement mon mémoire fut déclaré recevable mais
on me décerna la mention très bien. Maintenant je pouvais jubiler.
J’avais le cœur gros comme ça et je commençais déjà à
rêver. J’avais tenu toutes mes promesses et les perspectives d’un avenir
radieux commençaient à se préciser. La commission universitaire qui
sélectionnait les candidats éligibles à une bourse de troisième cycle se réunissait
généralement immédiatement après la proclamation des résultats finaux.
J’attendis tranquillement la fin des travaux de la commission pour être fixé
sur mon sort. Si ça marche c’est tant mieux, si ça ne marche pas je ferai avec
et j’explorerai d’autres voies. Ce ne sera pas pour autant la fin du monde. A
la fin de nos soutenances je posai la question à Hamidou :
-Et toi qu’est ce que tu comptes faire maintenant que
tu as la maîtrise en poche ?
-je ne peux pas vous le dire franchement. Vous savez,
aujourd’hui le marché de l’emploi se rétrécit comme une peau de chagrin.
Partout on frôle la saturation et il faut un véritable parcours du combattant
pour décrocher un poste. Pour le moment je vais aller m’inscrire à la direction
de l’emploi. On verra ensuite. C’est vraiment dur.
Quand
on vit une telle situation, le désarroi s’empare vite de vous et vous courez à
votre perte.
Je
commence maintenant à me poser des questions et je me dis que nos camarades qui
ont tôt fait d’abandonner la FAC
avaient bien vu.
Regardez
Ben, son commerce prospère et il est devenu quelqu’un. Qu’est ce que vous en
dites ?
-Je crois qu’il est encore un peu trop tôt pour se
prononcer sur ce que le destin va nous réserver. Il n' y a pas lieu de
désespérer. Il faut éviter les conclusions hâtives. A mon avis il faut avoir
foi en l’avenir et attendre sereinement sa chance.
Chapitre XXV
Les résultats de la commission universitaire tombèrent comme un couperet. Mon nom ne
figurait pas sur la liste des heureux élus. On avait fait fi de ma moyenne qui
pourtant battait tous les records. On me préféra un condisciple qui traînait en
queue de peloton mais qui avait bénéficié
d’un coup de pouce providentielle. Je me rendis enfin à l’évidence et
donnai raison à mon ami Hamidou qui avait si bien prévu ce cas de figure. Il
avait senti venir le coup.
Donc sans bourse il n’y avait pas de troisième cycle
pour moi. Il ne me restait plus qu’à imiter le geste routinier de tous les
maîtrisards qui n’ont pas la chance d’aller à l’étranger pour poursuivre leurs
études.
Je
m’inscris ainsi à la direction de l’emploi en attendant que la chance me
sourit. J’ai accusé ce coup sans trop de dommages.
J’étais
resté maître de mes facultés mentales et acceptai ce qui s’était passé sans en
faire un drame comme le font certains dans pareil cas.
Pourtant
mon père était bien introduit dans les cercles du pouvoir. Il a tissé de
solides relations dans la haute administration. Mais je rechignais à demander
son appui pour trouver un emploi.
Je
préférai me débrouiller tout seul comme j’ai appris à le faire et conquérir de
haute lutte un poste honorable.
J’ai décidé de rester à Gazra pour les besoins de la
cause et j’étais déterminé à abréger au maximum la période où je serai
confronté aux dures réalités du chômage.
J’ai
pris cependant le soin d’expédier des missives à mes parents pour leur donner
la bonne nouvelle qui était la fin de mes études. Je leur expliquai aussi que
j’étais à la recherche d’un travail et que cela ne tarderait pas à se réaliser.
C’était pour les rassurer et apaiser leurs inquiétudes. La réalité était toute
autre bien entendu.
A la Fonction Publique
l’époque des engagements massifs dans l’administration était révolue.
Les
temps ont beaucoup changé et les recrutements ne se font plus qu’à compte
gouttes.
Tout le monde se rabattait sur le privé qui est loin
d’avoir tenu toutes ses promesses. Là aussi c’est l’attentisme qui dominait.
Face
à cette situation il était difficile de savoir à quel saint se vouer. Toutes
les portes étaient quasiment verrouillées. Notre seul espoir était tourné vers
la petite fenêtre encore ouverte à la fonction publique qui continuait à
organiser malgré tout des recrutements sporadiques pour pourvoir tel ou tel
secteur en personnel frais.
C’est ainsi que pour multiplier mes chances, mon credo
était de participer à tous les concours sans tenir compte de l’importance du
poste demandé.
J’étais prêt par exemple à concourir avec de simples
bacheliers pour l’obtention d’un emploi qui serait en deçà de mon niveau. Mais
cela m’importait peu pourvu qu’on me garantisse un travail. C’était là
l’essentiel pour moi. Je n’avais pas le choix et j’étais prêt à faire un
travail qui n’avait aucun lien avec ma spécialité. C’est devenue monnaie
courante de nos jours.
A la maison la vie suivait son cours normal. Tante
Zina vaquait à ses occupations et ne se doutait de rien. Son mari rivalisait
toujours - avec lui même – dans l’abjection.
Ahmed et Ali quand à eux étaient toujours attachants
et adorables. Leur niveau scolaire
suivait toujours une courbe ascendante et je continuais à leur porter la plus
grande attention.
Je n’ai pas jugé nécessaire de parler à ma tante de
tout ce qui m’était arrivé car je n’en voyais pas l’utilité.
Je lui en parlerais peut être si elle me le demandait
et même là je n’étais pas prêt à lui donner tous les détails. Je craignais
surtout qu’elle en parle à son mari pour lui demander de faire quelque chose
pour moi. Le mutisme me semblait être l’attitude la plus appropriée à cette situation.
Les
mois succédaient aux mois chacun apportant et emportant avec lui son lot
d’espoirs et de déceptions.
J’avais
déjà participé à deux concours. Le premier était organisé par la direction des
archives nationales qui avait besoin d’archivistes.
Le second concernait le ministère de la santé qui recherchait des agents administratifs. Ces
deux tentatives étaient toutes vouées à l'échec.
Mais je n'étais point découragé et je fourbissais mes
armes pour la prochaine tentative qui, je l'espérais, serait la bonne. Cette
tentative pourrait être pour bientôt si la rumeur se confirmait. Un concours
serait bientôt organisé. C’est à cet effet que j’avais besoin de voir Hamidou
qui certainement devrait en savoir quelque chose.
-Bonsoir mec! Ça résiste? Qu'est - ce
qu'il y a de neuf? Tu as entendu cette rumeur je suppose?
-Quelle rumeur? J'ai plutôt entendu une
bonne nouvelle. Il y a l'école normale qui
a besoin de cent profs et nous sommes concernés.
-Donc la rumeur est confirmée? C'est à
cette information que je faisais allusion. Aux dernières nouvelles elle était encore
au conditionnel.
-Eh bien moi je te la confirme. Je l'ai
entendu de mes propres oreilles. Je parle du communiqué radio qui concerne le
recrutement.
-Alors dans ce cas tu vas me donner tous les détails.
-Volontiers mon cher! Le concours aura
lieu dans un mois c'est à dire au mois de juin. On exige un dossier complet.
-Et pour ce qui est du diplôme?
-Là on exige seulement le DEUG.
La formation durera deux ans et sera axée
essentiellement sur la pratique. Une autre précision, on n’a pas besoin de
profs d'histoire mais seulement de profs de lettres. Mais on permet à tous les
détenteurs d'un DEUG en Sciences humaines de concourir avec les littéraires.
-Alors dans ce cas ça risque d'être un peu compliqué pour nous.
-Un peu oui mais on pourrait toujours se débrouiller. Il est vrai que
ce concours va aiguiser les convoitises et la concurrence sera rude. En
quelques jours plus de mille dossiers s'entassaient dans les bureaux du
secrétariat de l'école. On finit par bloquer le dépôt. C'est ainsi que tous
ceux qui n'avaient pas eu la chance de déposer pendant les deux premiers jours
avaient vu leurs dossiers refusés. La direction de l'école était débordée et
avait fini par décréter la clôture du dépôt avant la date prévue.
Heureusement pour Hamidou et moi qui étions parmi les
premiers à avoir accompli ce premier rite. Mais on n’était pas encore au bout
de nos peines et le concours était encore loin.
Tous ceux qui avaient vu leurs dossiers acceptés
étaient soumis à une présélection à l'issue de laquelle on devrait connaître
ceux qui auront à passer le test.
C'était là un procédé ingénieux qui permettait de
diminuer le nombre de candidats et cela facilitait techniquement l'organisation
du concours.
On eut la chance de franchir ce premier obstacle,
pourvu que cela se répète au second. Trois cent candidats étaient admis à
passer les épreuves du concours.
J'avais trouvé les épreuves assez faciles mais je
n'avais pas oublié que prudence était mère de sûreté. J'avais tiré les leçons
de mes échecs répétés où la précipitation m'avait coûté très cher.
Cette fois - ci je n'ai pas accepté de sombrer aussi
naïvement dans la facilité. J'ai pris tout mon temps et j'ai mobilisé toutes
mes connaissances sans rien laisser au hasard. Ces efforts furent payants car
j'ai réussi à décrocher une place parmi les admis.
C'est ainsi que j'avais accédé à l'une des écoles les
plus prestigieuses et la plus en vue dans le pays. A mes yeux c'était là une
récompense qui compensait en partie la grosse injustice dont j'avais été
victime.
Je pouvais dire définitivement adieu à la diplomatie.
Maintenant je vais faire carrière dans un métier qui ne m'a jamais déplu, bien
au contraire.
Chapitre
XXVI
A l'école normale
c'est une nouvelle vie qui avait commencé pour moi. Une vie sans mon compagnon
et bienfaiteur. En effet, Hamidou n'avait pas eu la même chance que moi car il
a été recalé au test. C'est avec beaucoup de peine que je regrettai son absence
à mes côtés. Mais la vie était ainsi faite et il fallait composer avec.
L'univers dans lequel j'étais appelé à passer deux bonnes années était
attrayant à plus d'un titre. Tout indiquait ici que le milieu était
confortable. Les étudiants étaient mis dans de bonnes conditions. Ils étaient
logés et nourris moyennant une partie de leur bourse qui était largement supérieure
au SMIG.Je pouvais enfin me frotter les mains. Mais je me gardais de rompre
tout lien avec ma tante et ses enfants. Je continuais à leur rendre visite.
Pour revenir à mon nouveau cadre de vie, il y'avait
vraiment de quoi faire des envieux. Chaque étudiant disposait d'une chambre
entièrement meublée: lit douillet, table de travail, commode, tout y était.
C'est un cadre de rêve pour quelqu'un qui venait de l'université. Pour ce qui
est des études, elles étaient beaucoup moins compliquées qu'à la FAC.
A l'école Normale, le plus difficile c'était l'accès
et une fois qu'on franchit cette étape le tour était joué. Les redoublements
étaient rares voire inexistants. Avec un minimum d'assiduité et de sérieux, on
était sûr d'arriver au bout du tunnel. Il n'empêche qu'il y avait ici, comme à la Fac, un empêcheur de tourner
en rond.
Il s'agit d'un prof de pédagogie qui avait le malin
plaisir de nous mettre des bâtons dans les roues, question d'affirmer son
autorité.
Mais heureusement que là les dégâts étaient beaucoup
moins perceptibles. J'avais une longueur d'avance sur mes camarades car entre
l'enseignement et moi c'est une vieille histoire.
Je ne reviendrais pas sur ce qui a déjà été dit mais
toujours est - il que ma présence dans cette école s'inscrivait dans la
continuité. Ici, on baignait dans la facilité et l'atmosphère ambiante incitait
beaucoup plus à la paresse qu'au travail. Les profs étaient peu exigeants, en
tout cas beaucoup moins qu'à ce qu'on nous avait habitué à la Fac et les étudiants n'en
demandaient pas plus. Je refusais quant à moi cette perche qu'on me tendait et
que je jugeais indigne d'un futur éducateur. Je prenais les choses très au
sérieux. C'est ainsi que je multipliais les visites dans les bibliothèques où
je lisais beaucoup.
Pour discuter de mes lectures et de mes découvertes,
j'avais un collègue, M. LY qui avait les mêmes préoccupations que moi. J'ai
fait sa connaissance dès les premiers jours et nous devînmes des complices. Ce
fut pour moi une bonne consolation car je venais de perdre un vieux compagnon
de route avec qui j'ai passé des moments forts intéressants. Notre séparation
ne fut pas facile à digérer aussi bien pour Hamidou que pour moi.
Mon déménagement à l'école n'était pas pour arranger
les choses. On se voyait de moins en moins mais à chaque fois qu'on se
rencontrait nos retrouvailles étaient courtoises et très chaleureuses. Nous
partagions toujours cette estime réciproque et notre familiarité d'antan était
restée intacte.
Mon nouvel ami avait comme le précédent un sens profond
de l'amitié. Il se caractérisait par un esprit d'ouverture qui en faisait un
interlocuteur très engageant.
C'était donc avec un bon grain de satisfaction et un
grand soulagement que j'avais noué des relations avec M. LY.
La première année fut entièrement consacrée à l'étude
des programmes en vigueur dans le secondaire et aux différentes méthodes
d'enseignement. Cette formation théorique
était censée mettre les futurs profs que nous étions au diapason des
connaissances en la matière. L'examen final n'était qu'une simple formalité et
toute la classe s'était retrouvée en deuxième année. On ne rencontra aucun
obstacle et on termina l'année sans coup férir. Pour notre dernière année on
était appelé à effectuer des stages pratiques dans des établissements de la
place. Cela constituait l'essentiel de notre programme.
Je fus affecté au lycée Jedida, un lycée réputée très
difficile. Et comme j'étais quelqu'un qui aime les défis cela me convenait
bien. Pendant que tout le monde me plaignait pour ce qu'on considérait
comme une épreuve redoutable, je
jubilais car pour moi c'était plutôt une faveur.
J'étais pressé d'aller au charbon pour démontrer à M.
DIENG qu'il s'était trompé. M. DIENG c'était le fameux prof de pédagogie et
entre lui et moi ce ne fut jamais le grand amour. En classe je n'hésitais pas à
prendre le contre - pied des idées qu'il professait.
Il prenait très mal cette liberté de pensée et m'en
voulait de l'importuner incessamment. Et pourtant ce n'était qu'à coup d'idées
et d'arguments que je m'opposais à lui mais il n'était pas de ceux qui
supportent la contestation.
C'est pourquoi il me vouait une hostilité tacite et
m'accordait la parole le moins possible. En me jetant ainsi dans la gueule du
loup il croyait m'avoir porter un coup pour me faire payer mes tracasseries.
Mais il fallut très vite déchanter car il comprit qu'il fallait beaucoup plus
pour porter atteinte à ma sérénité et à mon assurance. Je n'eus aucun mal à
ramener à la raison ces adolescents réputés intraitables et ce pour la plus
grande admiration des inspecteurs. Mais M. DIENG ne s'avoua pas vaincu pour
autant. Comme il n' y avait rien à dire sur la bonne tenue de la classe, il me
chercha chicane sur d'autres plans.
Ainsi, dans les séances de critique qui suivaient
chaque série de cours que je présentais il avait toujours une batterie de
critiques à faire mais heureusement qu'il n'était pas le seul juge. Ses
collègues savaient faire la part des choses et n'hésitaient pas à relever tout
ce qu'il y avait de positif dans mes cours. C'est ainsi qu'il se retrouvait
toujours dans la délicate position du seul contre tous.
A la fin du stage, j'étais le mieux noté de mon groupe
et ce au grand dam de M. DIENG qui ruminait sa colère en pure perte. L'ultime
parade qu'il trouva consista à truffer mon bulletin de mauvaises notes ce qui
bien entendu n'eut pratiquement aucune incidence sur ma moyenne générale.
Je pus ainsi tenir la dragée haute à cet honorable
monsieur qui, n'avait plus qu'à mordre la poussière. J'avais en effet mon
diplôme de prof de second degré et m'apprêtait à entrer dans la vie active. Les
formalités d'intégration étaient beaucoup moins complexes qu'il n'y paraissait.
Les évènements s'accélérèrent et c'est avec une joie immense que j'appris mon
affectation dans un coin reculé du pays.
Chapitre
XXVII
Koubba, mon tout nouveau lieu d'affectation était une
petite bourgade située à plusieurs centaines de kilomètres au sud- ouest de la
capitale.
Je ne connaissais pas cette région et n'y connaissait
personne non plus. Mais on a la chance d'avoir un pays où l'hospitalité des
habitants était légendaire.
Cela était valable du nord au sud et de l'est à
l'ouest. Mais cela était insuffisant pour calmer les inquiétudes d'un jeune
sortant qui avait besoin d'un minimum nécessaire pour entamer son service.
Je posai le problème à mon père qui ne tarda pas à
satisfaire mon attente. Il me donna les coordonnées d'un vieil ami qui exerçait
sur place et qui m’assura- t- il fera tout le nécessaire pour me mettre à
l'aise le temps de connaître le coin et de pouvoir voler de mes propres ailes.
C'est ainsi que je débarquai un bon matin dans ce
petit village où j'étais appelé à faire mes premiers pas. Je n'eus aucun mal à
retrouver M. NIASS qui m'accueillit à bras ouverts avant même que je ne me
présente à lui.
Quand je lui appris ensuite qui j'étais, il redoubla
d'attention à mon égard et me laissa entendre que j'étais le bienvenu chez lui.
Je l'en remerciai beaucoup et nous engageâmes une longue discussion comme deux
vieux amis.
-et ton père comment - va- t- il? C'est un brave homme. Il est toujours
à
Bassigol?
-Effectivement et il compte y prendre sa retraite.
-Il y a très longtemps que je n'ai pas
eu de ses nouvelles. Et ta mère Arame elle se porte bien?
-Toute la famille va bien
-Vous me dites que vous êtes prof de lycée, c'est bien ça?
-C'est exact.
-Et vous avez choisi de servir dans un
coin aussi reculé?
-Ça
na pas été un choix. Les sortants se retrouvent généralement dans des coins
isolés où de nouveaux établissements viennent d'être érigés. On ne tient jamais
compte de leur choix.
-Ah! Je vois bien. De toutes les façons
ce n'est pas une mauvaise chose que de se retrouver ici pour un jeune homme
comme vous. Cela vous permettra de s'inscrire à l'école de la vie et de faire
des économies.
Donc faites comme chez vous. Je suis à votre entière
disposition. Et surtout n'hésitez pas à me soumettre tous vos problèmes. Ce
serait un bonheur pour moi de vous aider. C'est mon devoir et je n'y faillerais pas.
Tiens!
Tiens! Me dis-je, voilà un homme de bien tel que je les aime. Mais cela ne me
surpris que moyennement car je m'y attendais quand même. Je savais que mon père
n'avait affaire qu'à des personnes comme celle là, des gens bien.
J'ai passé ainsi un mois sous la protection de cet
homme qui était l'incarnation même de l'hospitalité et qui me fit oublier tous
mes déboires à l'époque où je vivais sous le toit du tristement célèbre Ely.
C'est avec un goût amer et une profonde tristesse que
j'avais quitté ce bienfaiteur pour aller vivre ailleurs.
Maintenant que j'étais devenu un fonctionnaire à part
entière et que ma situation était régularisée, je ne pouvais plus me permettre
de m'accrocher à un fonctionnaire comme moi pour vivre à ses dépens.
Mon sens de l'honneur et ma volonté d'indépendance ne
me le permettraient jamais. Voilà comment j'ai été amené à quitter M. NIASS qui
cependant avait gagné ma sympathie pour toujours. Je continuais à le fréquenter
et à bénéficier de ses précieux conseils.
Au lycée j'avais commencé à faire mes preuves et le
directeur avait tôt fait de constater mon sérieux et ma motivation pour
m'accorder son entière confiance.
C'est ainsi qu'il me chargea de la supervision et du
suivi de toutes les activités pédagogiques qui étaient menées au sein de
l'établissement. cela ne plut pas à certains collègues qui ne s'en cachèrent
pas pour me le faire savoir.
C'était peine perdue. Je poursuivis mon bonhomme de
chemin et me démenais comme un beau diable pour ne pas décevoir mon directeur.
C'était là l'essentiel pour moi. Quant aux réactions malveillantes de mes
collègues, je n'en avais que faire et je fus obligé de faire contre mauvaise
fortune bon cœur.
L'année se termina sur cette animosité de mauvais goût
qui à mes yeux dépassait l’entendement je n’avais jamais pu imaginer avoir un
jour des collègues aussi bornés. Cette première année sur le terrain fut pleine
d'enseignement tant sur le plan professionnel que sur le plan humain.
J'ai pu ainsi en si peu de temps accumuler une somme
d'expérience qui ne manquera pas de m'aider à reculer pour mieux sauter. Pour
l'année prochaine je savais déjà à quoi m'en tenir.
Tout au long de l'année j'ai entretenu des relations
épistolaires très suivies avec mes parents qui continuaient à se faire des
soucis pour moi. Le fait que je sois devenu un adulte responsable n'avait rien
changé à leur comportement.
A présent que j'étais devenu un salarié, j'avais
forcément des obligations particulières à leur encontre. Ainsi pour jouir d'une
conscience pure et d'un bon oreiller, je leur réservais une partie de ma paie.
Par cet acte je ne faisais que me conformer à la règle
qui veut que chez nous en Afrique tout fonctionnaire était censé tenir les
cordons de la bourse. Ce n'était donc là qu'un devoir qui m'incombait et que je
me devais d'honorer.
Chapitre
XXVIII
L'entrée dans la vie active n'était pas de tout repos
comme on pourrait le croire. La vie était faite de telle sorte qu'à chaque
étape, il y avait de nouveaux problèmes et de nouvelles contraintes qui
surgissaient, ainsi va la vie.
Dorénavant je devrais compter avec les sollicitations
de toute sorte provenant des membres de ma famille ou de simples connaissances.
Mais cela n'était pas pour me déplaire, loin s'en
faut. Au contraire, je trouvais ça parfaitement normal. Je me sentais redevable
à tous ces individus qui me faisaient honneur en sollicitant mon aide.
Mes rapports avec le fric étaient réduits à leur plus
simple expression. Je le dépensais presque toujours sans calcul ni arrière
pensée et comme l'offre était toujours moins importante que la demande le
risque de faire des déçus était très grand.
Ma conception en la matière se résumait à trois
points. D'abord assurer mon indépendance matérielle. Ensuite faire
régulièrement des gestes pour les parents et enfin venir en aide à mon
entourage immédiat et cela dans la mesure du possible.
Faire des économies n'était pas l'un des atouts que je
pouvais revendiquer. Ce ne fut jamais pour moi un objectif et au rythme où allaient les choses ce ne
sera pas pour demain. Et pourtant cela devrait aller de soi, même si j’étais toujours
incapable de me rendre à l'évidence.
Sur ce plan, je reste très rétif et comme on dit,
l'habitude est une seconde nature. Et pourtant les échéances se profilaient à
l'horizon et il va falloir serrer la ceinture pour surmonter toutes les
difficultés.
Jusque là, j'avais toujours mis en avant mon optimisme
légendaire en comptant toujours sur les miracles pour régler mes problèmes.
Et ça marche mais pourvu que ça continue. J'ai
inauguré ma deuxième année à Koubba par deux faits l'un heureux, l'autre l’était
beaucoup moins. Ces deux faits feront date dans ma tumultueuse aventure. Pour
le premier c'était le fait d'avoir fait connaissance avec M. LO qui était un
haut fonctionnaire, nouvellement muté et avec qui j'avais de réelles affinités.
Le second fait c'était l'arrivée au lycée d'un
collègue qui sera le prochain dindon de la farce. L'homme était d'une nullité
qui vous sautait tout de suite aux yeux. Son caractère hautain et orgueilleux
dénotait d'une veulerie maladive. Pour tout dire, M. DIOUF, c'était son nom,
était un cas à part.
Pour cette année encore, le directeur m'avait
renouvelé sa confiance mais le camp adverse était toujours là plus soudé que
jamais. En effet, M. Diouf que tout devrait rapprocher de moi avait fini par le
rejoindre. C'était chèrement payé pour moi quand on sait tout le bien qu'il me
devait.
Débarqué à Koubba sans repères et sans le sou, c'est
moi qui le délivrai de sa triste condition de chien errant en lui offrant une
hospitalité généreuse. Dupé par son hypocrisie primaire, je me démenais comme
un beau diable pour satisfaire ses moindres caprices. Et je ne pouvais pas
croire un seul instant qu'un type comme celui - là pourrait un jour avoir de
mauvaises intentions à mon égard. Mais jaloux comme un tigre, il ne tarda pas à
passer à l'acte pour me porter préjudice. Ainsi profita- t- il de mon absence
momentané de l'école pour rapporter au Directeur un tissu de mensonges
savamment confectionné.
Ça sentait réellement la trahison. Mais le Directeur
qui n'était pas dupe pris tous ces propos avec circonspection et ne manqua pas
de me les rapporter. Le bougre ne savait pas qu'il s'était trompé de cible et
qu'il avait affaire à un diamant sous le marteau.
Ce n'était pas mon genre de battre en retraite devant
l'adversité. Au contraire, je retrouvais toujours dans les circonstances
difficiles les moyens de me surpasser.
La riposte ne se fit pas attendre et j'allais très
vite régler son compte à cet enculé. J'attendis le moment propice pour passer à
l'acte. Je m'étais arrangé à ce qu'il y ait des témoins pour écouter cette
diatribe que je voulais cinglante. Et j'ouvris les hostilités.
-Allons chers collègues mettons nous
quelque chose sous la dent. Et si vous
le permettez je vous propose le thème de la
discussion. Il est tout trouvé.
-Allez - y nous vous écoutons M. Daramane !
-Eh bien aujourd'hui nous allons parler de la délation.
-Quoi? Est ce que j'ai bien entendu?
Vous avez dit délation?
-Si, si. Vous avez bien entendu. J'ai
bien dit délation et je vous assure que le thème est d'actualité. Il défraie
même la chronique au lycée.
-Mais je n'y comprends rien. De quoi
parlez – vous ? Vous y êtes vous autres?
-Eh bien pour gagner du temps, demandez
à M. DIOUF. Il sait bien de quoi je parle.
-Ah non! Pas du tout. Pourquoi
voulez-vous que je sois plus intelligent que les autres ?
-Voilà, je suis sûr que vous avez tout compris.
L'heure est grave et ce n'est pas le moment de jouer à
l'innocent. M. DIOUF, vous avez colporté à mon propos des âneries qui ne vous
honorent guère, des propos très désobligeants, des propos que ne saurait tenir
qu'un salaud de votre acabit.
Je vous informe que vous avez creusé votre propre
tombe en essayant de me dénigrer de la sorte. Je n'avais pourtant rien laissé
au hasard pour me mettre à votre service. C'est ainsi que je vous ai hébergé
chez moi et je vous ai ouvert mon cœur. Il n'est pas jusqu'à vos cours que je
préparais à votre place. Tout cela n'a fait qu'exacerber votre haine et vous
venez de le démontrer avec éclat. Vous en voulez à ce jeune homme qui par son
comportement exemplaire, son mode de vie enviable et sa connaissance
phénoménale vous portait ombrage.
Vous aviez du mal à admettre votre infériorité, votre
nullité je veux dire. Mais de grâce M. DIOUF, ne m'en voulez pas. Vous êtes
certes un cancre mais je n'y suis pour rien. Vous n'êtes pas le premier à
vouloir ma peau et vous ne serez pas le dernier j'en suis sûr. Mais votre
réaction a dépassé en bassesse tout ce que j'ai connu jusque- là.
Mais ne vous en faites pas, vous avez perdu la guerre
avant même de l'avoir commencé. Moi je resterai fidèle à mes principes et à ma
ligne de conduite pendant que votre cœur se consumera à petit feu par la flamme
que vous avez allumée de vos propres mains et vous aurez bien mérité cette
descente aux enfers.
J'ai terminé ce pamphlet au vitriol sans que mon
principal interlocuteur m'interrompit une seule fois. Il était sous le coup du
remords et il passa tout ce temps à bailler comme une huître.
Les autres collègues eux non plus n'ont pas eu à
intervenir gênés sans doute par la délicatesse du problème et la bassesse du
forfait.
Ils ne voulaient pas en réagissant être taxés de
complice de tel ou tel camp et ils avaient jugé plus sage d'attendre pour mieux
voir.
Depuis ce jour entre DIOUF et moi rien n'était plus
comme avant et comment pouvait- il en être autrement?
Si de mon côté j'ai laissé toutes les portes ouvertes,
j'étais persuadé que ce type là ne reviendrait jamais à de meilleurs
sentiments. Il était congénitalement incapable d'un revirement aussi
spectaculaire. J'ai convenu de le traiter désormais selon son rang et suivant
ses humeurs comme j'ai eu à le faire naguère avec Ely.
C'était curieusement deux natures qui se ressemblaient
à tous points de vue. Après ce qu'il avait fait, M. DIOUF représentait à mes
yeux l'hypocrisie, l'ingratitude et la bêtise humaines.
Pour moi il n'y avait plus rien à faire car j'étais persuadé qu'à laver la tête d'un
âne, on y perdait sa lessive. Nos relations de travail s'en trouvèrent
profondément affectées mais de ce côté ci j'avais la conscience tranquille. Si
on était dans le même groupe de travail, j'étais le seul maître à bord et
toutes les initiatives me revenaient.
Donc le fait d'avoir perdu un béni - oui - oui ne
changeait absolument rien à ma stratégie. C'était plutôt lui qui allait en pâtir,
car malgré toutes ses prétentions il n'était même pas capable de préparer
correctement une leçon et il trouvait en moi un conseiller incontournable.
Maintenant qu'il allait perdre cette assistance, il ne
saura plus à quel saint se vouer et bonjour les dégâts. Ce sont ses pauvres
élèves qui vont récolter les pots cassés.
Voilà comment j'ai été amené à tourner le dos à ce
nouveau venu qui, pour moi, n'était plus en odeur de sainteté.
Chapitre
XXIX
Cette année encore j'ai du pain sur la planche. Il y a
les nouveaux programmes qui entrent en vigueur. Il y a aussi les journées
pédagogiques à organiser sans oublier bien d'autres actions d'animation que
j'ai déjà programmé. Je dois me serrer la ceinture et ne pas y aller de main
morte pour honorer tous ces engagements.
Le Directeur n'ignorait pas la lourdeur de la tâche et
savait parfaitement que je travaillais seul et il ne manquait pas une occasion
pour m'adresser ses encouragements. Ces mots réconfortants et cette
reconnaissance, je savais les apprécier à leur juste valeur. Ils m'étaient d'un
grand secours et renforçaient ma motivation.
Si je me donnais tant de peine c'est que je n'ai pas
voulu suivre les traces de mes prédécesseurs qui s'enfermaient dans des carcans
qui ne mènent nulle part.
J'ai choisi une méthode plus simple et plus
pragmatique, une méthode qui va dans le sens des attentes des apprenants. Ce
goût de l'innovation et cette application dans l'accomplissement des tâches
éducatives je les cultivais à dessein et j'en avais fait un cheval de bataille.
C'était ma devise.
Je ne savais que trop ce que je voulais c'est pourquoi
j'ai toujours pris les devants quand il s'agissait d'offrir mes services pour
mener à bien une quelconque tâche au sein de l'établissement.
J'étais un partisan de l'action et cela me faisait
toujours un immense plaisir à chaque fois que je devais mettre la main à la
pâte.
Chapitre XXX
J'échafaudais mes plans dans le plus grand secret et
je préparais une nouvelle stratégie pour lutter contre les forces du mal qui
infestent ce bas monde.
Je comptais m'affranchir pour de bon de tous les
rejets et de toutes les pressions auxquelles on vous soumettait souvent sous le
couvert de l'hospitalité.
L'hospitalité si généreuse soit -elle a aussi ses
côtés pervers qui peuvent se révéler d'une cruauté inimaginable. L'homme est
ainsi fait. C'est un être fausse d'avance. C'est pourquoi la nature humaine est
ce qu'il y a de plus imprévisible. Ainsi entre le bien et le mal il y a un pas
que l'homme n'hésite pas à franchir avec une facilité déconcertante. De ce
fait, le meilleur des hommes peut se muer en personnage monstrueux. J'en avais
assez des humeurs malsaines et j'estimais que la solution à tous les problèmes
pouvait résider dans la fondation d'un foyer.
J'étais sûr que pour savourer la pleine liberté
c'était là la seule issue. Je n'avais plus rien à attendre. Ma décision était
prise et je devais en parler à mon père qu'une telle chose ne devrait pas
surprendre. Il était temps pour moi de passer à l'acte, après tout c'était un
droit et un devoir inaliénables. En attendant d'en parler à mon père, j'en
avais parlé avec M. LO qui pour moi était un intime, un aîné et un bon
conseiller.
Je n'ai pas eu besoin de longs détours pour lui en
parler car entre nous la familiarité était de mise.
-J'ai une grande nouvelle à vous annoncer cher ami.
-Mais de quoi s’agit- il. Je parie que
c'est un nouveau prix que tu viens de gagner.
- Pas du tout c’est beaucoup plus
important.
-Alors je vous écoute. Vite que je
partage avec vous la joie que je perçois déjà sur votre visage.
-Eh bien M. LO je vais prendre femme.
-Bonne nouvelle en effet. Et quelle est l'heureuse élue?
-Ce n'est pas encore décidé mais ça ne
posera aucun problème. A l'heure qu'il est elles se bousculent à ma porte et le
moment venu j'en choisirai une. C'est aussi simple que ça.
-Drôle de Daramane, toujours aussi original.
-Eh oui mon vieux! Dans la vie il faut
se singulariser parfois pour imposer son existence.
-Et vous êtes prêt pour fêter
l'événement? Ce sera pour quand est- ce que je peux savoir?
-Bien sûr que oui. Ce sera pour
bientôt. Je n'ai pas encore fixé de date mais je ne tarderai plus à le faire et
je vous le promets, vous aurez la primeur de l'information.
-Autre question, qu'est ce qui vous
pousse à vous jeter subitement dans cette entreprise? Vous n'allez pas me dire
que c'était prévue car si tel était le cas vous m'en aurez parlé je suppose.
-Vous avez raison M. LO. Vous savez
bien que je ne vous cache rien mais vous n'êtes pas sans savoir par contre que
je prends toujours mes décisions à l'improviste, c'est ma façon de voir les
choses voilà tout.
-Je vois bien mais ce n'est pas toute
décision qu'on peut prendre à l'improviste. Une décision comme celle là demande
beaucoup plus de réflexion.
-Je vous ai dit que ça m'était égal. A mes yeux toutes les décisions se
valent.
Pour moi la vie est si simple qu'on a pas besoin de se
torturer les méninges pour venir à bout d'un problème si complexe soit - il.
Tout est si simple dans la vie, tu sais !
-Vous êtes vraiment bizarre. Votre
comportement m’étonne fort. Vous voyez toujours les choses en rose même là où
la situation devrait vous inciter à plus de retenue.
-Eh oui? Ne jamais reculer devant les
difficultés c'est là l'un de mes mots d'ordre.
-Je ne dirai pas le contraire et c'est
tout à votre honneur car pourquoi se voiler la face. Il faut toujours être prêt
à affronter toutes les difficultés.
-Et nourrir toujours l'espoir d'avoir le dernier mot.
-Quoi qu'il en soit je crains que vous
n'ayez trop exagéré cette fois - ci en prenant une décision aussi hâtive. Un
mariage ça se prépare mon ami.
-Ne comprendrez- vous donc jamais. Dans
la vie il faut savoir prendre des risques voilà le fond de ma pensée.
-Je vous comprends parfaitement mais
pour vous avoir précédé sur ce terrain
là, je suis mieux placé pour savoir qu'une entreprise aussi hardie ne se
décrète pas du jour au lendemain.
-A vous entendre parler, on se croirait
en face d'un problème insoluble et pourtant je ne vois pas en quoi cela vous
inquiète. Vous me rendrez un grand service si vous me précisez plus clairement
vos appréhensions pour que je puisse vous rassurer.
-Pour tout vous dire c'est le coût de
l'opération qui me donne le tournis. Une telle cérémonie vous engage toujours
dans un engrenage incontrôlable.
-Rassurez - vous, j'ai pensé à cet
aspect des choses, l'aspect financier mais il suffit de savoir comment s'y
prendre et le tour était joué?
-Et qu'est ce - que vous comptez faire
pour surmonter cette épineuse question ?
-C'est très simple. Je mettrai la
raison en avant et ne me laisserai pas emporter par des dépenses inutiles. Ce
serait d'autant plus insensé que je n'aurai pas les moyens de cette politique.
Je m'en tiendrai au strict nécessaire. Il ne sera pas question de dépasser
certaines limites.
-J'aimerai bien vous croire et je
partagerai même votre avis mais le hic c'est que dans de telles situations on
est embarqué à son insu et on n'a même pas le choix. On est mis devant le fait
accompli et on est obligé de payer la note, et croyez-moi, elle est toujours
salée, j'en sais quelque chose moi.
-Mais c'est parce que tu l'aurais
voulu. Tu t'es laissé faire voilà tout.
-Je n'avais pourtant pas été aussi
docile que vous ne pouvez le penser. Je m'étais même bien battu mais la société
avait eu le dernier mot car il est des pesanteurs sociales contre lesquelles on
ne peut rien faire. C'est le cas pour le mariage. Cette cérémonie obéit à une
Kyrielle de règles aussi anachroniques que ruineuses et c'est là un passage
obligé pour tout candidat. Les censeurs sont toujours à l'affût pour traîner
dans la boue les éventuels récalcitrants.
-Mais c'est des
histoires tout ça. Vous n'allez pas me dire qu'on va abandonner un plan
mûrement réfléchi pour se plier à des règles révolues.
-Exactement et c'est là la
triste réalité. La tradition est encore vivace et la société a toujours son mot
à dire.
-Je comprends que des badauds continuent à honorer la tradition
ancestrale mais que des gens conscients comme vous et moi, des gens au diapason
des réalités de leur époque se rabaissent à un tel point pour faire plaisir à
une certaine société, c'est là un bond en arrière qui ne nous honore guère.
-Mais, ça a toujours été ainsi et les
mentalités ont encore du chemin à faire avant de se résoudre à la métamorphose.
-Et d'où est- ce que vous croyez que ce
changement peut venir? C'est bien sûr de nous; des gens ouverts et
raisonnables. Et pour ce faire il faudrait faire table rase de toutes ces
absurdités.
-Et comment croyez-vous qu'on puisse
arriver à bout d'une tradition séculaire ou même la remettre en cause?
-Mais c'est aussi simple qu'un bonjour
pourvu qu'on ait la volonté et la détermination nécessaire et nous les avons
jusqu'à preuve du contraire. Pour ce qui me concerne, je vous promets le
triomphe de la raison sur l'obscurantisme et mon cas fera date. Vous verrez
bien.
-Mais c'est insensé ce que vous allez
tenter là. Tenir tête à la société toute entière. C'est là un pari plus
qu'audacieux.
-Que voulez- vous que je fasse? Il
fallait que quelqu'un commence et le destin a voulu que ce soit moi. La suite
viendra sans plus tarder et nous voilà affranchi une fois pour toutes d'une
tradition qui aura fait tant de dégâts.
-Je sens déjà le scandale que ne
manquerait pas de produire votre attitude et je crains que cette tentative
suicidaire ne serve qu'à vous créer des ennemis.
-Des ennemis je n'en ai que faire. J'en
ai suffisamment mais ne vous en faites pas j'en assume l'entière responsabilité
et j'irai jusqu'au bout. On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs.
Il ne me restait plus qu'à peaufiner mon plan et à
aller voir mon père pour le mettre au courant de mon projet. Il y avait aussi
cette autre paire de manches à laquelle je devais faire face et qui consistait
à réunir tous les fonds nécessaires pour couvrir les dépenses que ne manquerait
pas d'occasionner la cérémonie en vue. Ce n'était pas là une mince affaire pour
un fonctionnaire qui comme moi n'avait aucune prise sur son revenu et qui
vivait au jour le jour.
Pour parvenir à mes fins il n’ y avait qu'une
solution: fermer momentanément tous les robinets et suivre un régime
d'austérité, le temps de se refaire des forces et de réunir un peu d'argent
dans mon escarcelle.
J'étais obligé d'aller négocier le répit nécessaire
auprès de mes parents pour qui j'étais l'un des principaux créanciers. Du côté
de ma mère, le problème ne se posera pas, j'en étais certain. Elle était
pourtant la plus nécessiteuse et avait le plus besoin de mon aide mais elle ne
s'opposerait jamais à mon projet et l'accepterait de gaieté de cœur. Mon père
quant à lui serait beaucoup plus difficile à convaincre. Sa position
privilégiée ne l'empêchera pas de renoncer à mes services aussi facilement.
Il est vrai qu'il n'était pas dans le besoin et avait
beaucoup plus de possibilités que ma mère mais comme il le disait à qui voulait
l'entendre mon aide revêtait pour lui un cachet particulier.
J'étais le seul fils qui l'aidait et à ce titre il
avait fait de moi son préféré. Donc renoncer à l'assister ne serait- ce que
temporairement serait rejoindre le camp adverse, le camp des mauvais. Ce serait
chèrement payé. Il ne voudrait rien entendre.
Je devrais garder pour moi mes explications et mes
justifications d'une telle décision. Je le connais très bien pour pouvoir
prédire sa réaction.
Mais j'allais plaider ma cause, faire entendre ma voix
et user de tous les subterfuges imaginables pour tenter d'infléchir sa
position. Et connaissant son intransigeance d'avance, je savais au moins à quoi
m'en tenir.
Mon père était facilement joignable. Depuis qu'il a
fait valoir ses droits à la retraite il y a de cela un peu plus de trois ans,
il ne tenait plus sur place et faisait la navette entre Bassigol et Gazra
Chapitre
XXXI
C'est profitant des vacances du premier trimestre que
je m'étais déplacé à Gazra pour rencontrer mon père. J'avais eu l'assurance de
le trouver sur place. Il me l'avait fait savoir dans sa dernière lettre, lettre
dans laquelle il demandait la satisfaction d'une énième doléance.
J'étais pressé de le rencontrer car je devais
l'informer de ma décision mais on avait bien d'autres choses à nous dire. Je
lui devais bien des explications. Je devais y aller sans arrières pensées, tout
lui expliquer et en finir ainsi une fois pour toutes avec des remontrances qui
n'avaient pas leur raison d'être.
Quand il était de passage dans la capitale mon père
hébergeait toujours chez son ami médecin. C'était un brave homme. Il était mort
depuis mais mon père continuait à fréquenter la famille dont il était devenu
depuis lors le protecteur et le premier responsable. C'est le défunt, Dieu ait
soit âme qui le voulut ainsi. Mon père s'acquittait ainsi de ses obligations
même si parfois il était obligé de le faire à distance. C'est dans ce que
j'appellerai sa seconde famille que j'ai été le voir.
-Alors Daramane, on est en vacances? Comment ça va?
-Tout va bien papa et vous?
-Ta mère te salue ainsi que les
enfants. Vous avez reçu ma dernière lettre je suppose?
-Effectivement mais avec beaucoup de
retard. Vous savez, avec la poste ça prend toujours du temps avant d'arriver à
bon port.
-Tu as raison. Mais tu ne réponds
jamais à mes lettres Daramane. Je veux savoir pourquoi?
-Oh! C'est difficile à dire. J'ai
toujours du mal à prendre un bout de papier et
un stylo pour écrire une lettre. Ce n'est que rarement
que je me donne un mal fou pour griffonner quelques mots en guise de missive.
-Mais, ce n'est pas faisable ça et comme tu n'écris jamais fais au
moins un effort pour répondre aux nombreuses lettres que je t'envoie. Au début
de l'année scolaire je t'ai écrit pour te demander de m'envoyer une somme
d'argent dont j'avais cruellement besoin. Dans ma dernière lettre aussi j'ai
exigé de l'argent pour faire face à la fête qui approchait. Toutes ces demandes
sont restées lettre morte et depuis lors tu n'a fait aucun signe de vie. Et tu
trouves ça normal mon petit?
-Vous avez raison papa, mais j'ai cru,
à tort peut être, que mon silence était à lui seul suffisamment révélateur de
mon état d'esprit. Le problème c'est que vous surestimez mes capacités et je
vous invite dorénavant à revoir vos chiffres à la baisse. Vous faites de moi ce
que je ne suis pas. Je ne suis ni ministre ni PDG. Je ne suis qu'un petit
fonctionnaire et ce que je gagne est insignifiant comparativement au coût de la
vie aujourd'hui. Vous devez en savoir quelque chose car après tout vous avez
été fonctionnaire avant moi. C'est vrai que dans le passé c'était beaucoup plus
facile. Un chauffeur pouvait vivre aisément de son salaire. C'était la belle
époque mais c'est le passé ça. De nos jours par contre un fonctionnaire si haut
placé soit -il ne peut plus vivre de son seul revenu mensuel. Il est obligé de
faire appel à des appoints qui lui permettent d’arrondir les fins de mois
difficiles. C’est ça la réalité et nul ne l’ignore.
-J'ai bien entendu votre discours mon
fils et tout ce que tu as dit est vrai, mais cela ne doit pas m'empêcher de te
poser mes problèmes. Je suis ton père et j'ai le droit de solliciter ton aide à
chaque fois que le besoin se fait sentir. Je ne minimise pas tout ce que tu
fais déjà pour moi et je t'en suis très reconnaissant mais tu dois comprendre
que toutes mes sollicitations entrent dans l'ordre normal des choses.
-Je ne dis pas le contraire papa. Je
tenais tout simplement à vous montrer avec preuves à l'appui que vos demandes
sont le plus souvent hors de ma portée.
Seulement, je n'exclue pas qu'en dehors de ce que je
vous réserve mensuellement, qu'à chaque fois qu'il serait possible de faire un
geste supplémentaire, je le ferai et ça je vous le promets. Mais ce sera pour
un peu plus tard. Pour le moment j'ai un problème qui m'oblige à réviser toute
ma stratégie. C'est de cela que je voulais discuter avec vous.
-Alors! Allez- y, je t'écoute. De quel problème s'agit - il?
-Je ne tarderai plus à faire mes fiançailles et le mariage s'en suivra
de peu.
-C'est en effet une bonne chose. Je
voulais d'ailleurs t'en parler depuis mais j'ai finalement jugé plus prudent de
te faire confiance et que le moment venu, tu t'y résoudras tout seul et c'est
ce que Dieu a voulu. Alors dis moi en quoi cela va-t-il t'obliger à changer de
stratégie?
-C'est parce que le mariage c'est aussi
une question de moyens. Je serai obligé de suspendre l'aide que je vous alloue
pour avoir un peu d'argent.
C'est la proposition que je suis venu vous faire. Vous
allez me dire ce que vous en pensez ?
-Je n'ai absolument rien à y redire.
Comme c'est ce que tu as décidé je ne peux que bénir ta décision et te
souhaiter bonne chance. Mais ce n'est pas tout. Je te mets en garde contre le
gaspillage. C'est une tradition néfaste qu'il faudrait combattre.
-Sur ce plan faites moi confiance papa,
j'ai déjà fourbi mes armes et je ne me laisserai pas faire.
Ainsi, le plus difficile était fait. J'ai réussi à
convaincre mon père du bien fondé de ma décision. J'ai pu gagné sans coup
férir. C'était là un grand pas de franchi et il ne me restait plus qu'à
consulter ma mère - une formalité en somme - et à me préparer pour le jour J.
Et les grandes vacances arrivèrent. C'était la période
que j'avais choisi pour passer à l'acte. La cérémonie fut d'une simplicité
légendaire. L'austérité était de mise et le faste habituel fut remis aux
calendes grecques au grand dam des griots et autres parasites qui font de ce
genre de manifestations leur terrain de prédilection.
A l'arrivée j'avais gagné sur toute la ligne et mon
plan avait fonctionné à merveilles. Les remontrances et les protestations n'ont
bien sûr pas manqué mais cela m'était égal. J'avais ainsi ouvert une brèche
dans laquelle viendront s'engouffrer tous mes successeurs. Une tradition
vieille comme le monde venait d'être brisée.
Il y eut plus de peur que de mal et j'ai pu tirer mon
épingle du jeu sans avoir payé le prix fort. Et je me retrouvais ainsi avec une femme sous
le bras, une femme que je n'avais pas
choisi au hasard.
Khady était pétri de qualités qui me furent d'un
apport inestimable. Je me sentais enfin bien dans ma peau et rien ne me
résistait plus. Cette union m'avait insufflé du sang neuf.
Nous vivions en parfaite harmonie et les jours
s'annonçaient pleins de belles promesses et de vie. Du côté des parents, j'ai
tôt fait de remettre les pendules à l'heure. Les vannes fonctionnaient à
nouveau et toutes les inquiétudes étaient dissipées.
Cette situation n'était d'ailleurs pas étrangère à
l'euphorie qui m'habita. En effet rien n'est plus incommode que d'avoir sur la
conscience un contentieux avec ses géniteurs. Cela vous étouffe, vous reste à
travers la gorge et vous empêche de vivre. Toutes vos velléités de
décontraction sont étouffées dans l'œuf. Vous vivez sans vivre. C'est ce que
j'appelle être malheureux. C'est ce cas de figure que j'ai voulu éviter à tout
prix en ménageant mes parents quand il le fallait et en se pliant à leurs
exigences les plus saugrenues.
Ils me l'auront bien payé car à aucun moment je ne me
suis senti lâché par eux et ça c'est important dans la vie d'un individu
normalement constitué.
Dieu a voulu qu'ils finissent leur destin côte à côte.
Et aussi curieux que cela puisse paraître c'est à quelques jours d'intervalles
qu'ils décédèrent l'un après l'autre.
Aguerri par les épreuves de la vie et fort d'une foi
inébranlable, j'encaissai ce nouveau coup dur avec résignation et dignité. Je
n'avais à aucun moment accepté de me laisser gagner par l'un de ces chagrins
qui vous torturent en pareille circonstance. J'étais néanmoins profondément
affecté car je venais de perdre là les personnes qui comptaient le plus pour
moi dans ce monde.
Ce qui atténua ma douleur et me donna confiance en
l'avenir c'est l'attitude courageuse et salutaire des deux défunts qui sur
leurs lits de mort n'avaient cessé de penser à moi et chacun d'eux prononcera
avant sa mort des paroles fort réconfortantes à mon encontre.
A présent j'ai la conscience tranquille et la vie ne
pouvait désormais que me sourire. J'étais heureux.
R'kiz, le 10
avril 1999
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