mercredi 14 août 2013

Roman: "Le Bout du tunnel", Par Bakari Guèye



Avant-propos

Au-delà du souci non négligeable d’enrichir les lettres mauritaniennes, je tenais depuis longtemps à écrire ce roman pour raconter mon expérience personnelle qui, à première vue, est une descente aux enfers mais qui, en réalité, est pleine d’enseignement.
Mon roman ne s’inscrit pas en faux contre la littérature d’aujourd’hui où les « histoires de vie » sont devenues un phénomène de mode.
Mon but est d’exposer la problématique de l’éducation des enfants dans les sociétés négro-africaines. C’est une éducation qui, par plusieurs de ses aspects se trouve en nette contradiction avec les principes fondateurs de la psychologie moderne. Ce type d’éducation peut mener à la catastrophe pour peu que le sujet ne soit pas d’une endurance  hors du commun.
Dans la plupart de ces sociétés, l’enfant est soumis à un traitement dont la dureté laisse toujours des traces et peut entraîner de graves conséquences sur la personnalité du futur adulte.
Sur un tout autre plan, il s’agissait pour moi de célébrer un certain nombre de valeurs africaines qui sont aujourd’hui en passe de tomber en désuétude : l’amour du prochain, la solidarité, l’amitié et l’hospitalité.
En effet, l’ouverture de nos sociétés sur le monde moderne s’accompagne d’une perte de repères qui se traduit chez certains par des comportements qui défient toutes les règles de bienséance dont regorgent nos traditions.
Ce comportement irresponsable et égoïste est le propre des citadins et notamment ceux de la capitale qui n’hésitent plus  à vous fermer la porte au nez même si vous êtes un frère, un père ou une mère. Je n’ai pas manqué de mettre au pilori tous ces comportements, devenus monnaie courante aujourd'hui.
La mode est donc à l’égoïsme des « nantis ». Nos ancêtres se retournent dans leurs tombes mais la vie continue.

Texte de Quatrième de Couverture


Extirpé d’un milieu où on ne lui avait appris jusque là qu’à jouer sur du velours, Daramane va subitement faire connaissance avec les affres de la privation et de l’autoritarisme.
Désormais soumis à une existence en coupe réglée, il n’aura plus que peu de temps à consacrer aux loisirs et aux retrouvailles avec les amis. N’empêche que ces brefs intermèdes étaient toujours remplis d’émotions fortes comme seuls les adolescents de son âge savent s’en procurer.
Mais le moment tant attendu du départ vers la grande ville arrive et Dramane était appelé à tourner une page de sa vie et à  en ouvrir une autre.
Seulement notre héros va vite déchanter. Et dire qu’il attendait ce grand tournant depuis belle lurette !
En effet, dans une grande ville africaine, l’arrivée d’un provincial n’était pas toujours souhaitée et notre brave héros devra faire les frais d’une telle situation. Mais il faudrait faire avec, le temps de finir les années de faculté et de trouver là où s’accrocher pour l’ultime voyage vers la vie active. Mais le chemin reste long, très long même et il faudra composer avec un Ely très peu coopératif et avec les coups fourrés du destin.
Doté d’une volonté de fer et d’une détermination à toute épreuve, Daramane saura surmonter toutes les difficultés pour se hisser sur un piédestal face à des lendemains qui chantent.


Chapitre I


Mon père avait traversé plus de sept cent kilomètres bravant des pistes quasi impraticables. A l’époque, la route n’était pas encore bitumée. Pour faire le trajet Bassigol – Dramcha il ne fallait pas moins de quarante huit heures voire soixante douze et encore fallait – il que le véhicule soit solide et à l’abri d’ennuis mécaniques
Ce n’était pas pour faire du tourisme – même si les régions traversées lui en offraient l’opportunité – qu’il s’était donné tant de peine. Ce voyage il l’avait décidé il y a longtemps mais les contraintes professionnelles l’en avaient dissuadé. Et c’est profitant d’une absence momentanée de son supérieur hiérarchique qu’il avait sauté sur l’occasion pour effectuer ce long périple.
Mais quel était donc le but de cette odyssée à laquelle  le vieil homme semblait attacher tant d’importance.
En effet, sa mission était sans équivoque. Il tenait tout simplement à ramener au bercail le dernier de ses enfants qui manquait encore à l’appel.
C’était de moi qu’il s’agissait en l’occurrence.
Mon père était mécanicien de profession. C’était l’un des tous premiers dans le pays et son permis de conduire qui portait le numéro vingt en attestait à lui tout seul. Il avait choisi ce métier encore peu connu à un moment où les premiers véhicules faisaient leur apparition dans cette région d’Afrique et où ils faisaient encore l’objet d’une vive curiosité.
Engagé par la fonction publique juste après les indépendances, il fut affecté au tout nouveau service des eaux et forêts où on lui confia la réparation et le suivi du parc automobile.
Il fut muté à Teychtaya d’où il devait superviser la réparation de tous les véhicules appartenant à l’Etat. C’est ainsi que sa mission ne s’arrêtait pas seulement à Teychtaya mais elle s’étendait à toutes les régions limitrophes où des véhicules du gouvernement étaient maintenant en circulation.
Parallèlement à la mécanique, il exerçait la fonction non moins flatteuse de maître du coran.
La science coranique, il l’a acquise dans les Dara – école (s) coranique (s) - de Thior et de Niakh.
C’était là un passage obligé pour bon nombre de jeunes de sa génération qui n’ont pas eu la chance d’intégrer l’école française.
Au sortir de cette rude formation longue d’une bonne dizaine d’années, le coran n’avait plus de secrets pour ces étudiants venus d’horizons forts divers.
Aux dires mêmes de ses collègues, mon père n'avait pas tardé à sortir du lot. Ainsi, durant ces longues années de formation, il avait eu les faveurs de ses maîtres, respectivement Serigne NIASS et Serigne Mar. Ces maîtres disais- je n'avaient pas tardé à déceler chez lui des dispositions hors de commun.
Son intelligence et sa capacité de mémorisation impressionnaient tout son entourage.
Ce sont toutes ces qualités qui lui avaient valu d'être désigné suppléant des deux marabouts.
Ainsi, durant leur absence, il prenait leur place et remplissait les mêmes obligations. Il tranchait tous les litiges séance tenante et répondait aux questions les plus complexes et ce au plus grand bonheur de ses amis.
En musulman convaincu, il avait des principes immuables et une règle de vie très stricte. Pour lui, l'Islam était la seule référence qui vaille. Il ne pouvait pas concevoir un raisonnement si solide soit-il quand il sortait du cadre religieux. En un mot, il était intransigeant sur les principes de la sainte religion. Pour lui la condition de la femme se réduisait à peu de choses.
Celle - ci doit s'occuper de ses enfants et respecter à la lettre les consignes de son mari. L'application scrupuleuse de ce principe aura fait mouche car chez lui, où les mariages et les divorces se succédèrent à un rythme effréné, ses femmes déviant le plus souvent du « droit chemin ».
C'est ainsi qu'il eut plusieurs enfants issus de mères différentes.
En père de famille consciencieux et respectueux des enseignements de l’islam, il eut l'idée de regrouper tout ce beau monde au sein d'une seule et même famille. Ce fut vite fait et j'étais le dernier maillon manquant à la chaîne.
Quelques années auparavant ma mère s'était vue dépossédée de son dernier rejeton.
Tapha était le seul frère avec qui je partageais père et mère. Son départ entrait dans le cadre de la politique de regroupement familial engagée par mon père. Il avait ainsi rejoint le domicile paternel pour vivre avec ses autres frères et sœurs.
Et maintenant c'était à mon tour d'aller tenter l'expérience loin de ma ville natale, loin de mon entourage habituel et surtout loin de ma mère.
J'allais quitter des amis avec qui j'avais toujours vécu et qui, pour moi, représentaient tout ou presque. Il y' avait aussi ma mère sans laquelle je ne concevais pas de vie possible. Sa tendresse, sa bonté, ses sollicitudes me manqueraient tant.
Je commençais déjà à entrevoir l'abîme qui nous séparerait l'un de l'autre: moi là - bas, dans un autre monde et elle ici, sur cette terre qui m'a vu naître et à laquelle je tenais tant.
Maintenant, il fallait tout abandonner pour suivre cet homme que je ne connaissais que vaguement car ne l'ayant plus revu depuis ma tendre enfance. Je n'avais cependant pas le choix et je devais aller avec lui, ce père qui, à première vue n'était pas un enfant de chœur.
J'en éprouvais déjà le pressentiment alors que nous étions encore à la gare routière dans l'attente d'un véhicule en partance pour Bassigol. Comme je l'ai dit  tantôt mon père offrait le visage d'un homme dur et autoritaire. Seulement, au - delà de cet aspect rigide qu'il partage avec tous les grands maîtres du coran et de la sunna, il avait un côté beaucoup plus rieur.
Ce double caractère qui faisait l'un de ses charmes - et il en avait d'autres plus intéressants encore - lui permettait de jouer sur les deux registres suivant les circonstances.
Il est cependant à noter qu'avec les enfants c'est toujours le premier aspect qui prenait nettement le dessus sur le second et cela quelles que soient les circonstances.
S'agissant des enfants, le vieux M'BAYE comme aimaient à l'appeler ses intimes, avait une philosophie qui, par sa dureté et son intransigeance ne remporterait certainement pas les suffrages des psychologues.
C'est ainsi que l'enfant n'a pas le droit de se mettre à côté des personnes âgées dont il ne devait pas écouter les conversations. Cela lui était formellement interdit.
Il doit être disposé à tout moment du jour ou de la nuit à s'acquitter de la plus élémentaire des tâches - ménagères et autres - à la plus délicate.
L'enfant doit toujours se réveiller avant tout le monde et peu importe la raison. Chaque matin, avant de prendre le chemin de l'école, il doit, selon qu'il soit garçon ou fille faire des travaux aussi fastidieux que variés. Il s'agit entre autres de tirer de l'eau du puits situé parfois à plusieurs encablures de la maison, arroser le jardin, faire la vaisselle, aller chercher du bois de chauffe, faire le linge et préparer le petit déjeuner.
Par ailleurs, l'enfant ne doit pas manger n'importe comment. Il doit respecter certaines règles. En mangeant, il est obligé de baisser la tête, de mettre son index gauche sur le plat et de se limiter à sa devanture immédiate avec interdiction d'accéder au milieu du plat où sont étalées généralement des friandises telles que la viande, le poisson ou les légumes.
Pour goûter à toutes ces choses très convoitées, il doit attendre d’être servi par son père ou par une autre personne plus âgée. Ce n'est malheureusement pour lui pas toujours le cas et il devrait alors se contenter de quelques bouchées de riz ou de couscous qui sont les plats de base chez nous.
Plus dur encore, l'enfant n'a pas le droit de partager certains mets réservés aux grandes personnes. Ce sont généralement des plats succulents que le père de famille commande de temps en temps pour briser la monotonie ambiante faite de riz et de couscous.
Pendant ces intermèdes où les plats ordinaires laissent la place à la bonne cuisine, l'enfant s'estime heureux à chaque fois que lui reviennent les maigres reliefs que les adultes ont eu du mal à caser dans leurs panses.
Pour le petit déjeuner l'enfant doit se contenter du dîner de la veille. Il s'agit le plus souvent du riz à la viande ou du couscous au poisson, plats qui, avant le matin auront atteint un état de fermentation largement supérieur à la moyenne. Cette nourriture avariée constitue toujours un réel danger pour l'utilisateur qui risque l'intoxication alimentaire.
Et le pauvre enfant malgré le manque d'appétit que ne manque pas de provoquer cette mixture en état de putréfaction est dans l'obligation de vider tout le contenu du plat faute de quoi, il attire les foudres de son père.
Celui - ci ne se prive pas quand l'enfant montre la moindre réticence, de lui administrer une bonne dose de chicotte pour lui inculquer le respect de la tradition.
Autre contrainte non moins gênante, l'enfant n'a pas le droit de jouer avec ses petits camarades comme il l'entend.
Primo, il n'en a pas le temps vu ses occupations domestiques.
Secundo son père n'acceptera pas que son fils partage beaucoup de son temps avec ce qu'il appelle les petits voyous.
Tel était l'univers sans pitié dans lequel j'étais appelé à vivre lorsque j'ai débarqué à Bassigol. Je n'avais pas le choix et la seule alternative qui me restait c'était d'accepter les règles du jeu et de prendre le train en marche.
C'est le destin qui le voulut ainsi et face au destin il n'y avait rien à faire.

Chapitre II


Nous arrivâmes à Bassigol pendant la nuit. La famille dormait déjà. La petite cour était déserte et mis à part les coassements irréguliers d'une grenouille en mal de sommeil, rien ne troublait le silence de la nuit.
Mon père entra dans la maison par la porte principale puis il s'introduisit dans une grande pièce faisant office de fourre - tout. Il en sortit aussitôt avec à la main une petite natte en plastique qu'il étala sous le hangar à côté de jeunes garçons médiocrement alignés comme sur un champ de bataille.
C'était tous mes frères. Après ce bref remue - ménage, il m'invita à venir me coucher.
-         Mais il faut dîner d'abord! m'écriais-je.
Je n'avais pas encore terminé ma réplique qu'il fonça sur moi et m'appliqua en pleine figure l'une de ces claques dont il avait le secret. La suite des évènements me le confirmera.
Il ne pouvait pas trouver meilleur moyen pour me faire perdre l'appétit. C'est ainsi que mon père m'avait annoncé les couleurs. Jamais séjour ne pouvait mal commencer. Néanmoins, je pris mon mal en patience et assimilai du coup ma première leçon.
Le petit enfant que j'étais n'avait pas le droit de donner son avis sur quoique ce soit et encore moins faire des répliques à son père ou à toute autre personne plus âgée que lui. Il ne devrait pas non plus exprimer ses désirs publiquement ou montrer son mécontentement.
Sous le coup de la peur et du profond chagrin que m'inspira cette réaction somme toute brutale, les idées se brouillèrent dans ma tête et je pensai à ma mère qui m'avait toujours appris à jouer sur du velours. Sa présence me manquait beaucoup maintenant que je suis seul face à mes déboires.
Et pourtant à mes yeux mon père allait prendre la relève. Malgré un visage un peu renfrogné et une attitude plutôt sévère tout au long de notre voyage, je le considérais uniquement sous l'angle de la bienfaisance. Dans ma mentalité d'enfant gâté, il ne m'arriva pas à l'esprit qu'il puisse lever la main sur moi pour une raison ou une autre. C'est pour quoi j'étais complètement déboussolé et ne parvenais pas à comprendre ce qui m'arrivait. Sous le coup de l'émotion et de la tristesse je m'endormis profondément.

Il faisait encore passablement sombre quand mon père par un cri qui pourrait tirer un mort de sa tombe nous réveilla mes frères et moi.
Il proféra quelques ordres dans une langue qui, pour le profane que j'étais, relevait plutôt du langage  des oiseaux. C'était la langue wolof, ma langue paternelle. Je venais d'un milieu ou le hassaniya, ma langue maternelle était la langue de communication par excellence. De ce fait j'étais complètement désemparé quand j'entendis mon père un hassanophone distingué communiquer dans cette langue inconnue et qui m'était totalement étrangère.
Je revins sur terre quand il me traduisit ses ordres dans ce qui jusque là constituait ma seule langue de référence. A présent j'en avais une seconde.
Il me demanda de prier et d'accompagner mes frères au puits pour effectuer la corvée quotidienne d'eau. Chacun de nous était muni d'un récipient et devait faire plusieurs rotations entre le puits situé à plusieurs centaines de mètres et la maison.
Je n'étais pas habitué à un tel travail et je n'étais guère enthousiasmé par une telle besogne. Seulement mes souvenirs étaient bons et la gifle de la veille me rappelait à l'ordre. J'estimai alors qu'il serait plus sage de mettre de l'eau dans mon vin et d'exécuter sans broncher tous les ordres qu'on m'intimerait.
Sans plus hésiter, je me saisis du seau qu'on me réserva et pris la direction du puits. Mon seau était l'un des plus lourds et pour le petit maigrichon que j'étais ce ne fut pas une mince affaire. Mes frères et moi devions remplir tous les canaris - une bonne dizaine - ainsi que deux grands fûts de plusieurs centaines de litres chacun, destinés aux travaux ménagers et à la toilette des adultes.
Une fois cette première corvée terminée on devait reprendre le chemin du puits pour puiser de l'eau afin d'arroser le jardin familial qui se trouvait à proximité.
Chacun de nous avait à sa charge trois plants dont il devait assurer l'arrosage et gare aux fainéants. Après cette première corvée matinale nous nous réunîmes autour d'un feu. La température était particulièrement basse.
Fatma, la plus grande de mes sœurs s'occupa du petit déjeuner. Au menu, du café au lait avec du pain pour les grandes personnes et du riz retenu sur le dîner de la veille pour les enfants.
Elle installa sur le feu un grand bol rempli de riz à la viande nous privant du coup d'une bonne partie de la chaleur du brasier qui nous réchauffait.
Après le petit déjeuner, mon père convoqua tout le monde dans le salon. Nous le rejoignîmes un à un. A ses côtés il y avait Yaye Arame, sa dernière conquête, celle qui désormais sera ma mère. Je devrais l'appeler ainsi et la considérer comme telle.
Quand tout le monde se présenta mon père prit la parole en s'écriant:
-         Je vous présente votre frère. Il s'appelle Daramane, vous connaissez déjà son nom. C'est lui que j'ai été récupéré à Dramcha. Il vivait avec sa mère. C'est le grand frère à Tapha et c'est votre grand frère à tous. Se tournant vers moi il changea de langue et s'exprima avec le même ton empreint d'une autorité tout à fait impressionnante.
-Daramane voici tes frères et sœurs: lui, c'est Mar, elle c'est Fatou, celui là c'est Madior, celle - là s'appelle Awa, enfin les deux là - bas, Adama et Fatma. Quant à celui là, je ne te le présente pas parce que tu le connais je le pense, c'est ton petit frère Tapha.
Je le reconnaissais parfaitement même s'il nous avait quitté il y a très longtemps. Il y avait sept ans exactement. J'étais encore très petit quand mon père avait débarqué un beau jour et l'avait emmené avec lui. Je me rappelle encore du tollé que cela avait suscité et de la dispute que ce départ forcé avait provoqué entre mes deux parents. Plus tard ma mère m'expliquera tout et me racontera comment elle avait réussi à différer mon exil car je devrais accompagner alors mon petit frère.
En effet ma mère tenait trop à moi et était prête à tout pour me garder auprès d'elle. Mais ce n'était que partie remise car me voilà hélas sur les traces de mon frère.

Chapitre III


Mon père avait pris toutes les dispositions nécessaires pour faciliter mon transfert. La tâche n'était pas aisée car on était déjà en pleine année scolaire. Heureusement pour moi le directeur de mon école se montra très compréhensif. C'est ainsi qu'il remit à mon père tous mes dossiers ainsi que mon attestation de transfert dûment signée par lui.
Deux jours après notre arrivée, mon père me conduisit à l'école de Jalal où je devais poursuivre ma scolarité.
J'étais au CM1 et je faisais l'option bilingue selon le jargon en vogue à l’époque.
Ma première journée de classe dans ma nouvelle école se passa plutôt bien. Ma classe était composée de solides gaillards, tous plus grands que moi mais cela ne m'impressionna guère. J'étais habitué à n'avoir pour camarades que des garçons plus grands que moi, mieux battus je veux dire.
Pendant la récréation je fis la connaissance d'un garçon qui s'était montré particulièrement sympathique à mon égard. Nous partagions la même table. J'étais venu à l'école ce jour là sans cahier ni stylo. Alors que je ne savais que faire pour écrire les leçons c'est lui qui m'aida à s'en sortir. C'est ainsi qu'il mit à ma disposition des feuilles vierges et un stylo. Sans lui j'allais rater les leçons de la matinée et notamment ce cours de calcul portant sur la règle de trois et qui nécessita plusieurs pages.
Depuis ce jour nous liâmes une amitié qui se renforça au fil du temps. Il s'appelait Karim et - étrange coïncidence - il logeait non loin  de chez moi.
Les jours suivants je fis la connaissance de bien d'autres élèves mais ma relation avec Karim revêtait un cachet particulier.
Mon intégration dans le groupe classe s'était déroulée sans heurts. Maintenant il ne me restait plus qu'à bosser sérieusement car j'étais à une année du concours d'entrée en sixième. Et pour réussir à cet examen ne cessait de nous répéter Monsieur SY, notre maître d'école, il faut se préparer dès le CM1.

Chapitre IV


Je faisais partie d'une bande d'adolescents issus de milieux divers. Certains d'entre eux étaient des voisins et nos pères partageaient le même service.
Nous constituions une équipe très soudée et notre statut d'adolescent nous permettait toutes les extravagances. Nos jeux allaient du football à la natation en passant par le jeu de billes et la chasse aux oiseaux, aux lézards et aux chats.
Pour le football, nous avions mis sur pied une équipe que nous avions dénommée "Equipe de
 l’ « Elevage » par allusion au quartier dans lequel habitaient la plupart d'entre nous et qui abritait en son sein les locaux du service des eaux et Forêts et de l'élevage. C'est également non loin de ces mêmes locaux que se situait le terrain de football sur lequel nous exercions nos talents.
Je fus désigné à l'unanimité capitaine de l'équipe car j'étais le plus proche du "Stade" et à ce titre j'étais censé être le premier sur les lieux pour les entraînements quotidiens. C'est ainsi que la garde du ballon me revenait de droit. Et ce n'était pas tout. Il y avait bien d'autres raisons. En effet, pour décrocher ce poste tant convoité, j'ai eu à faire valoir d'autres arguments tels que mes prouesses techniques.
De tous mes amis j'étais de loin le plus doué pour le ballon. Le fait que je n'utilisais qu'un seul pied, le pied droit, n'enlevait rien à mon habileté et à ma maîtrise balle au pied.
Mais c'était compter sans mon père qui n'était pas disposé à me laisser jouir pleinement de mes nouvelles fonctions de capitaine. Et à chaque fois que je m'apprêtais à me rendre aux entraînements il me mettait en garde en grondant:
-Daramane ne bouge pas d'ici aujourd'hui. J'ai besoin de toi. Et il avait effectivement besoin de moi à tout moment. Le plus souvent je devais faire une course ici ou là. Parfois je devais préparer du thé pour les nombreux invités qui se succédaient à un rythme effréné.
Mon père était très sollicité car il avait la manie de régler les problèmes de quiconque venait lui demander un service. Sa générosité était à toute épreuve et il ne pouvait pas concevoir un tête-à-tête avec une tierce personne sans effusion de thé. Et c'était toujours moi qui en faisait les frais car aux dires mêmes de mon père qui était un grand connaisseur mon thé était sans pareil.

C'est ainsi qu'au moment où mes camarades jouaient au ballon ou s'adonnaient à la chasse au chat j'étais aux côtés de mon père pour exécuter l'une de ces nombreuses besognes dont il me chargeait.
Je n'avais pas le choix et je me résignais à ma condition, fort peu reluisante du reste, de faiseur de thé et de courses. Je restais entièrement à la merci de mon père.
Quand je revenais de l'école, il y avait toujours quelque chose à faire à la maison ou ailleurs. On ne me laissait aucun répit c'est à croire que j'étais une machine.
Chaque jour je devais également nettoyer la lampe tempête qui nous fournissait la lumière pour nos révisions de la soirée. Je conduisais ensuite moutons et chèvres à l'abreuvoir. Tout ceci ajouté aux innombrables autres tâches annexes dont j'ai eu à parler plus haut constituait une véritable corvée et ne laissait que peu de place aux retrouvailles avec les copains.
Et ce n'était que pendant les absences de mon père qui voyageait de temps en temps mais surtout pendant les vacances que je bénéficiais de beaucoup plus de temps libre. Cela me permettait de me dépenser réellement dans les jeux avec mes amis.
La chasse au lézard était l'un de nos jeux favoris. C'était là une activité très prisée par tous. Et pour tout l'or du monde, aucun de nous ne consentirait à la rater. Durant cette séance il y avait toujours pas moins de vingt garçons munis chacun d'un lance - pierre et animés  tous d'une même rage de massacrer du lézard. L'honneur reviendrait à celui qui aurait abattu le plus grand nombre de reptiles.
Il était proclamé général à la fin de la partie et il aura la charge de diriger le peloton lors de la prochaine expédition. Pour garder son fauteuil il devrait continuer à faire preuve de beaucoup d'adresse.
Je n'étais pas porté au métier des armes c'est pour cette raison que je n'ai jamais eu le privilège de porter ce glorieux titre de général.
Non seulement j'étais un mauvais tireur mais je n'assistais qu'épisodiquement à ces passionnantes séances de chasse. Je n'étais pas non plus très enthousiaste quand il s'agissait de disputer son titre à Oumar le spécialiste maison.
En effet ce tireur d'élite avait à son actif pas moins d'une cinquantaine de titres. Bourreau des lézards, il en avait abattu durant sa brillante carrière des dizaines voire des centaines.
A la fin de la séance de chasse, des dizaines de reptiles étaient mis hors d'état de nuire. Nous les regroupions alors dans un endroit destiné à cet usage et nous nous occupions à leur offrir une sépulture digne de leur rang de squamates.
C'est ainsi que nous avions créé un cimetière destiné exclusivement aux lézards. Fantasmes d'adolescents sans nul doute. Et pour nous la solennité était de mise pendant cette cérémonie d'inhumation. Plus difficile mais beaucoup plus passionnante était la chasse au chat. Là aussi, on opérait toujours en groupe. Cela se passait généralement un jeudi ou un dimanche, seuls jours de repos pour les écoliers que nous étions.
Nos victimes avaient élu domicile dans une vieille bâtisse à l'abandon qui avait servi pendant la colonisation. C'était la maison où habitait le commandant de cercle. La construction avait perdu beaucoup de son lustre d'antan et le manque d'entretien ainsi que l'absence d'un locataire en avaient fait le lieu de prédilection des chats.
L'endroit était traversé de labyrinthes et autres galeries souterraines propres à faire perdre le cap au guide le plus avisé. A l'intérieur de la maison régnait une obscurité totale de telle sorte que pour passer à l'offensive, nous étions dans l'obligation d'allumer plusieurs feux pour pouvoir progresser. Et lorsqu'on repérait un chat, la traque pouvait alors commencer.
Pendant nos opérations, tout le monde était armé. Certains portaient des gourdins, d'autres étaient munis de barres de fer et un autre groupe non moins hardi faisait recours aux blocs de pierre.
Quand on dénichait un chat, on se mettait tout de suite à ses trousses. La tâche n'était pas aisée vu la faiblesse de la visibilité. Mais la seule découverte d'un animal nous revigorait et nous insufflait une force à laquelle rien ne pouvait résister. Ainsi le malheureux carnassier était traqué jusque dans ses derniers retranchements. S'il lui arrivait de pénétrer dans l'un des nombreux trous qui jalonnaient les différentes parties de la bâtisse, il était impitoyablement soumis au supplice  du feu. On rassemblait du bois mort qu'on fourrait  dans le trou. On y ajoutait de la paille et l'on mettait le feu ensuite.
Après cette première phase, on installait un dispositif autour du trou en prévision de la sortie du chat qui ne tardait pas à se manifester. Acculé par la chaleur et la fumée il sortait le plus souvent très diminué et parfois même à moitié carbonisé ce qui nous facilitait la tâche. Et on ne se faisait pas prier pour l'achever de la manière la plus cruelle qui soit.
La fête se terminait parfois autour d'un méchoui. En effet, il nous arrivait de capturer un chat vivant. Nous l'égorgions et le mettions à griller sur le feu.
La viande de chat est réputée très saine et d'après la tradition populaire celui qui en mangerait devient invincible en lutte traditionnelle. On estimait que le dos de ladite personne ne pouvait plus toucher le sol ce qui en soit était une prouesse dont chacun rêvait.
En dehors de la chasse, le football nous offrait parfois un plaisir incommensurable. Les compétitions que nous organisions constituaient pour nous tous d'inoubliables moments de joie. Je me rappelle encore des péripéties du fameux match qui opposa notre équipe à celle de Jalal qui tirait son nom d'une bourgade surpeuplée, située dans la banlieue Nord de Bassigol.
Dans leur catégorie, les deux équipes régnaient en maîtresses incontestées sur la ville. Elles ne s'étaient jamais rencontrées c'est pourquoi elles avaient décidé d'un commun accord d'en découdre pour savoir une fois pour toutes quelle était la meilleure.
Le duel était très attendu et on s'affaira dans chaque camp pour être au top le jour J. Pour ce match historique, j'avais décidé de signer forfait, mais mes coéquipiers ne l'entendaient pas de la même oreille. Ils usèrent de tous les arguments pour me ramener à la raison. Il fallait que je joue estimaient - ils à l'unanimité car sans moi c'était au moins cinquante pour cent du potentiel de l'équipe qui partait en fumée. Je devais donc coûte que coûte revenir sur ma décision car l'enjeu était de taille.
Le problème c'est que je relevais d'une blessure à peine cicatrisée et tout effort physique risquait de me coûter très cher. Mes amis ne voulaient cependant rien entendre et Jeg, le plus zélé de tous se proposa de me porter sur son dos jusqu'au terrain de football où devait se dérouler la rencontre.
Ni les arguments mûrement réfléchis, ni les propositions fantaisistes n'auront manqué ce jour là pour me ramener dans les rangs. C'était de bonne guerre et je finis par succomber aux pressions. J'avais cependant accepté de jouer à une seule condition; Je devais évoluer pendant une seule mi - temps. Ce compromis arraché de haute lutte eut le mérite de satisfaire les deux parties.
D'un côté mes amis étaient très contents de m'avoir dans leurs rangs, de l'autre j'éprouvais quant à moi une très grande fierté en se voyant être l'objet de tant de sollicitude de la part de mes camarades.
Le vainqueur du match devait empocher deux pots de lait concentré, pots qui faisaient office de coupe.
En effet avant le coup d'envoi chaque équipe devait remettre à l'arbitre une caution, un pot de lait en l'occurrence. Tel était  le secret du match. Les deux équipes ne se feront pas de cadeaux pour rafler la mise.
Comme d'habitude j'étais aux avants - postes ce jour là ! Il y avait une bonne dizaine de minutes que l'arbitre avait signalé le début de la partie. Les deux équipes étaient toujours à égalité parfaite. Les deux gardiens de but veillaient toujours au grain. Mais la situation allait rapidement changer. Mes coéquipiers qui, depuis le début du match ne semblaient pas retrouver leurs marques commençaient à sortir de leurs coquilles et se montraient de plus en plus incisifs.
Profitant d'une bonne balle que m'avait glissée Wodhé, je n'eus aucun mal à me débarrasser de mes deux vis à vis puis, d'un tir instantané, je logeai le ballon dans la lucarne gauche. Djiby, le gardien de Jalal n'avait rien pu faire. Après ce premier but, nos adversaires nous laissèrent la direction des opérations. Ils étaient complètement assommés. A la pause, on menait déjà par trois buts à zéro. Je pouvais alors me retirer et suivre la seconde mi-temps sur le banc de touche.
En cette seconde mi-temps mes coéquipiers maintinrent la pression. Ils aggravèrent le score à la dernière minute de jeu à la suite d'un penalty transformé par Ghali.



Chapitre V


En classe j'occupais toujours la première table que je partageais avec Karim. Comme l'année dernière nous avions formé un groupe de révision avec d'autres amis de classe.
Notre objectif cette année c'était de réussir au concours d'entrée en sixième. Personnellement je m'investis totalement dans les études car plus que quiconque, j'étais pressé d'entrer au collège.
Je partageais ma chambre avec un cousin qui avait déjà atteint ce stade. Doudou me racontait plein de choses sur le collège. C'est ainsi qu'il m'apprit que là- bas les élèves vivaient au rythme des interrogations. La pression était toujours de mise et il faudrait être studieux pour tenir le coup. Ces histoires et tant d'autres, ajoutées au goût de l'étude que j'ai toujours cultivée, m'incitaient à aller de l'avant pour réussir mon pari.
Mes efforts furent récompensés. A la proclamation des résultats mon nom était au rendez- vous. J'étais admis avec une bonne moyenne. Mon maître qui passa à la maison pour la circonstance me le confirma. Il avait spécialement fait le déplacement m'assura t-il pour me féliciter de vive voix. Il m'apporta même des précisions supplémentaires sur mon admission. C'est ainsi qu'il m'apprit que j'étais le premier du centre, une performance qui ne pouvait pas passer inaperçue. Il eut ensuite un tête à tête avec mon père et ne manqua pas de lui dire tout le bien qu'il pensait de moi.
-         C'est un garçon très intelligent et très poli.
En classe, il reste toujours calme et attentif. Il ne fait jamais de bruit et pas une seule fois je ne l'ai surpris en flagrant délit. Il est toujours le premier à faire ses exercices et il s'en sort toujours merveilleusement.
Bref c'est un garçon exemplaire qu'il conviendrait de suivre de prés. Il pourrait aller très loin.
J'avais le cœur gros comme ça car c'est avec délectation que j'avais savouré tous ces propos élogieux proférés à mon égard.
-         Daramane c'est mon fils, rétorqua mon père, et un  fils il faut toujours savoir s'en occuper. Je ne sais pas ce qu'il allait devenir si sa mère l'avait gardé plus longtemps. Il ne serait certes pas sur cette bonne trajectoire. Vous savez, les mères ont toujours la manie de gâter leurs enfants. C'est là une tendance très fâcheuse. Le devoir d'un père consiste à ne pas entériner une telle démarche.
-         La mère se laisse toujours guider par l'enfant. Or celui-ci est un être innocent et inconscient. Il faut savoir le rappeler à l'ordre et le mettre sur le droit chemin. Cela on ne le réussira que quand on s'oppose le plus souvent à sa volonté. C'est ce que les mères ne comprennent jamais ou font semblant de ne pas comprendre.
Cet enfant est avec moi depuis deux ans mais en deux ans il a appris ce que sa mère ne
 lui aurait pas appris durant toute une vie. Je veille sur lui comme je veille sur tous mes enfants.
 Il n'est pourtant pas le plus âgé mais c'est en lui que j'ai fondé tous mes espoirs. En tant que père   je sais parfaitement pourquoi je dis cela. Je n'ai pas envie d'être déçu c'est pourquoi je le mets à l'abri des mauvais garçons. Il reste toujours à mes côtés. Ses amis viennent toujours le voir ici même. Il n’a aucune distraction compromettante. Je lui ai même interdit d'écouter de la musque car je considère que ce serait là une mauvaise chose pour un élève comme lui.
Par ailleurs je n'accepte jamais de le laisser sortir la nuit. Tel est le traitement qui lui est réservé ainsi qu'à tous ses frères et sœurs. Enfin je vous remercie pour avoir fait ce déplacement. C'est toujours réconfortant pour un père d'entendre dire d'aussi bonnes choses de son enfant et surtout quand c'est rapporté par son maître d'école. Dans le monde d'aujourd'hui les enfants ont tendance à échapper à la tutelle parentale en empruntant des chemins pas toujours glorieux. Il faudrait impérativement resserrer l'étau et éviter que nos enfants se perdent.
Mon maître avait tout juste franchit la porte de notre maison quand mon père m'appela. Je partis en courant et le rejoignis.
De ma chambre j'avais suivi toute la conversation qu'il avait eu avec Monsieur SY et pas un seul mot ne m'y avait échappé. Il était donc légitime que je m'attende à de chaudes félicitations. Mais qu’elle ne fut ma déception quand il me chargea de l'une de ces commissions qu'il avait toujours à expédier vers ses nombreux correspondants. C'était toujours moi l'agent de liaison.
Il n'était pas dans les habitudes de mon père de témoigner une quelconque reconnaissance pour son enfant. C'est ainsi que durant tout mon cursus scolaire émaillé de mentions allant du tableau d'honneur aux félicitations, je n'ai jamais eu droit ne serait- ce qu'à un petit cadeau en reconnaissance de mes exploits scolaires - pas de cadeaux et pas de paroles réconfortantes.
Je n'ai jamais pu lui extraire le plus petit des mots exprimant un encouragement ou un réconfort.
Cette attitude étrange que j'ai toujours considéré du reste comme une injustice flagrante me faisait beaucoup de peine.
Rien n'est plus réconfortant pour un jeune écolier qui s'acquitte si bien de ses devoirs d'être félicité d'une manière ou d'une autre par ses parents.
Il en éprouvera une grande satisfaction mais aussi beaucoup de fierté. Cela le motivera et le poussera à la récidive. Il essayera toujours de mieux faire. Cette attitude m'avait profondément marquée et j'aimerais ne plus y penser.

Chapitre VI


C'était quelque chose que de réussir au concours d'entrée en sixième. Le mot collège sonnait comme une victoire. C'était la réussite assurée et un avenir radieux pour tous ceux qui y accédaient.
Les places étaient comptées et la sélection était de mise. En effet le pays ne disposait que de peu d'établissements secondaires et le corps professoral faisait cruellement défaut. Il était en grande partie constitué d'étrangers venus dans le cadre de l'assistance technique des pays frères et amis. La plupart des profs étaient soit des français ou des africains de différentes nationalités.
La présence de tout ce beau monde ne passait pas inaperçue. A nos yeux c'était largement suffisant pour nous convaincre que le collège était bien un monde à part. Ces profs nous impressionnaient beaucoup. Ils provenaient dans leur majorité de pays dont les noms sonnaient comme autant d'eldorados. Dans notre imagination ils passaient tous pour des cracks.
Le collège de Bassigol où j'étais appelé à poursuivre mes études était l'un des plus modernes du pays. Il était le fruit de la coopération sud - sud car c'est grâce aux capitaux arabes qu'il a été construit quelques années après l'indépendance du Chinguit.
C'était un bâtiment de conception moderne. Il contrastait énormément avec le décor ambiant où prédominaient les maisons en banco et les huttes en bois.
Le cadre était beau et d'un attrait irrésistible. On s'y plaisait beaucoup et toutes les conditions y étaient réunies. C'était là plus que je ne pouvais espérer.
Quoi qu'il en soit, pour moi cela importait peu car j'étais irrémédiablement porté vers les études donc que le cadre soit attrayant ou pas cela ne m'empêcherait pas d'aller de l'avant. Ma triste condition d'enfant sous haute pression ne m'offrait qu'une seule alternative salutaire: réussir à l'école pour se libérer d'une tutelle paternelle trop pesante à mon goût.
Dès ma première année au collège, j'ai commencé à me faire des idées. J'ai pris conscience de ma situation et j'étais arrivé à cette conclusion. Le seul moyen pour voler de mes propres ailes c'était de réussir mes études secondaires. Une fois le bac en poche, je prendrais le chemin de l'université. Là j'étais sûr d'échapper pour de bon à cette tutelle qui commençait à se faire sentir.
C'était là un objectif bien défini et mûrement réfléchi. J'étais très motivé et je m'étais abandonné corps et âme pour les études mettant ainsi de côté les rares moments de retrouvailles avec mes compagnons de jeu.
Mon entrée au collège se passa plutôt bien. Si au début j'étais un peu dépaysé par le changement de système, il ne fallut pas longtemps pour que je m'adapte à mon nouvel univers. Je m'étais familiarisé petit à petit avec les différents rouages de l'administration du collège et rien n'avait plus de secret pour moi.
Je récitais mon emploi de temps par cœur. Je connus très vite toutes les matières enseignées. Il est vrai que j'en connaissais déjà certaines. En revanche, j'en ignorais plusieurs autres. Il avait donc  fallu patienter un peu, le temps de faire les premiers cours pour savoir exactement quel était leur objet.
Les explications que Doudou m'avait données m'ont beaucoup aidé dans la compréhension de pas mal de choses mais cela s'était avéré insuffisant.

Chapitre VII

Il y a quelques semaines que les cours avaient commencé. On avait passé les premières interrogations écrites et on attendait les résultats avec anxiété.
J'avais bûché toutes mes leçons mais cela était loin de me rassurer. Certains profs étaient réputés avares en points donc rien n'était joué d'avance.
C'est surtout le professeur d'histoire - géo qui soulevait le plus d'inquiétude. Il ne suffisait pas de réciter ses leçons pour avoir une bonne note avec lui. Il était exigeant et pour lui, l'élève devrait faire la preuve qu'il maîtrisait parfaitement ses leçons. Pour ce faire, il fallait savoir reformuler, discuter et argumenter suivant son propre point de vue ce qui n'était pas chose aisée pour un élève de la sixième.
Heureusement pour moi, il y eut plus de peur que de mal. J'avais eu de bons résultats. Plus intéressant encore, j'avais la première note dans la plupart des cas et cela redoubla mon ardeur.
Dans ma mentalité de bleu toutes les matières se valaient même si en réalité il n'en était pas ainsi.
Je trouve que  c'était là un grand avantage car avec un tel esprit j'avais une chance unique: les connaître toutes. Ce n'est que plus tard, en deuxième année que je compris la notion de coefficient et que je sus que certaines matières étaient plus importantes en terme de notation que d'autres. Mais cela ne changea en rien mon attitude à l'égard de certaines matières et je continuai à les étudier toutes comme si de rien n'était.
Passé ce premier test, je me préparais déjà pour les échéances futures. J'étais en partie rassuré par les bonnes notes que je venais de moissonner. Mon esprit était tourné alors vers les prochaines interrogations et plus particulièrement l'interrogation orale d'histoire.
La perspective de passer devant le professeur pour soutenir une conversation ion avec lui me donnait la chair de poule. Cette épreuve s'avérait beaucoup plus exigeante que toutes ces interrogations que je venais de passer avec succès.
Je n'étais pas particulièrement doué pour la parole et pourtant je devais passer devant le prof. Je n'avais pas le choix. Avant le jour de l'oral je m'étais employé à bûcher toutes les leçons que nous avions étudiées jusque là. J'y parvins sans trop de peine car j'étais le bûcheur maison comme aimaient à me taquiner mes camarades de classe non sans un grain de jalousie.
On était un samedi et comme d'habitude trois élèves devaient passer devant le professeur pour tester leurs connaissances. Les questions posées portaient le plus souvent sur le dernier cours même si ce n'était pas toujours le cas. Le prof n'hésitait pas à faire des retours en arrière pas toujours au goût des fainéants. J'étais parmi les élèves qui devaient passer à la barre et on m'appela pour ouvrir le bal. Je connaissais toutes mes leçons par cœur mais j'avais la trouille. J'étais sûr de ne pas tenir le coup ce jour là.
Quand le professeur me posa la première question j'étais dans un état critique. Je ne répondis pas et j'adoptai la même attitude face aux questions suivantes.
J'avais laissé la chance me filer entre les doigts et je m'étais retrouvé avec un deux sur vingt. J'étais littéralement assommé par cette très mauvaise note, note dont je pouvais me passer si j'avais osé affronter cette interrogation sans arrière-pensées. Je maîtrisais parfaitement le contenu de mon cahier et un peu plus de sang froid aurait suffit pour faire mon bonheur. J'étais si affecté par ce mauvais pas que j'ai juré qu'à partir de ce jour cela ne se reproduirait plus. Je prendrais toujours mon courage à deux mains et répondrais sans complexe aux questions qu'on me poserait.
L'interrogation orale qui suivit confirma de si belle manière cette profession de foi. C'est ainsi que je jetai toute ma résolution dans la bataille et je répondis  à toutes les questions à la virgule près. Le dix neuf sur vingt que j'ai décroché ce jour là était révélateur de cette réussite éclatante. J'ai tenu ma parole.
Après ce coup de maître j'ai définitivement réussi à briser la glace qui me séparait des profs et j'étais devenu comme par enchantement l'orateur hors pair que je n'ai cessé d'être.
L'année scolaire touchait à sa fin et les compositions pointaient à l'horizon. Tous les élèves étaient gagnés par la fièvre des examens. Je n'étais pas en reste et je m'employai à assimiler toutes mes leçons. Je bûchais tout ce qui me passait entre les mains.
J'avais une seule ambition: être le premier de ma classe. C'était viser très haut mais j'aimais les grands défis. J'étais d'autant plus optimiste que pendant la composition du premier semestre j'étais classé troisième et il s'en était fallu d'un cheveu pour devancer les deux premiers. J'estimais que ce n'était que partie remise et voilà que cette deuxième composition me donnait l'occasion de prendre ma revanche. Avec un peu plus d'application j'étais presque assuré de réussir mon pari. Et c'est exactement ce qui arriva car à l'issu du conseil de classe je fus déclaré premier.

Chapitre VIII

Mes vacances se réduisaient à peu de choses. La quasi totalité de mes amis partait à la découverte de nouveaux horizons.
Il y ' en avait qui partaient en brousse, dans les villages environnants où ils avaient toute la latitude de s'adonner à leur activité favorite, la chasse, passant ainsi d'agréables moments qu'ils venaient me conter à leur retour.
D'autres comme Jeg, DIALLO, Bolki allaient à Gazra où ils passaient leurs journées dans les salles de spectacle. Ils en revenaient toujours avec des histoires à vous couper le souffle.
M'Bokh et Mansour allaient beaucoup plus loin. Ils passaient leurs vacances à l'autre bout du pays: le premier à Guévar la grande cité minière du Nord, le second à Maraguéna, la capitale économique et grand port sur l'Atlantique.
J'étais pratiquement le seul élément du groupe qui ne prenait pas de vacances. Cela était bien entendu indépendant de ma volonté. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir là où aller. J'avais la nostalgie de Dramcha et mon envie de revoir ma terre natale s'accroissait d'année en année. J'en parlais à ma mère à chaque fois qu'elle venait s'enquérir de notre état mon frère et moi. Je lui demandais toujours de régler la question avec mon père. Elle plaidait à chaque séjour ma cause avec force arguments mais cela ne donnait rien. Mon père restait sourd à ses demandes répétées. Il ne voulait rien entendre. Et c'est la mort dans l'âme qu'elle me signifiait la fin de non recevoir de mon père. La réponse était toujours la même. Ce ne sera pas pour cette fois - ci, il faudrait attendre.
Mais attendre quoi et jusqu'à quand? m’indignais- je. J'étais très éprouvé par cette situation mais je me résignais à mon sort non sans avoir juré secrètement de prendre un jour ma revanche.
Ce serait sans doute trop tard mais que faire?
Ghali était le seul ami qui ne partait pas en vacances. Ce n'était pas que son père s'y opposait comme le mien, non, c'était tout simplement parce qu'il ne voulait pas quitter le domicile parental.
C'était un enfant gâté, habitué à vivre à côté de sa mère. Il y trouvait du plaisir et du bonheur et c'était ça l'essentiel pour lui comme pour de nombreux jeunes garçons de son âge. Le fait qu'il ne bouge pas était une bonne consolation pour moi. C'était lui qui me tenait compagnie la plupart du temps. Il venait chaque jour à la maison m'assistait dans tout ce que je faisais. Il m'accompagnait également dans les nombreuses navettes quotidiennes que j'effectuais pour le compte de mon cher papa. Ainsi nous passions les journées pratiquement ensemble.
Parfois, Hamet, un apprenti de mon père se joignait à nous. Il était un peu plus âgé mais nous étions de vrais amis. Hamet avait beaucoup voyagé et à ce titre il avait une plus grande expérience de la vie que nous.
Hâbleur né, il avait toujours quelque chose à dire, une histoire à raconter ou des poèmes à réciter.
Il avait le don de la parole et il en rajoutait toujours quand il vous racontait une histoire. Il y'avait des thèmes qui le passionnaient plus particulièrement et sur lesquels il était intarissable. Et parmi ces sujets favoris il y avait le football. Il connaissait l'équipe nationale qu'il avait vu évoluer à plusieurs reprises. Il aimait surtout parler de ses vedettes et de tout ce dont ils étaient capables.
Son second sujet de prédilection c'était la délinquance juvénile à Gazra.
nous prêtions toujours une oreille très attentive à notre interlocuteur. Il avait vraiment l'art de conter et nous ne pouvions jamais être distrait quand il nous relatait une histoire.
Nous le questionnions beaucoup voulant toujours en savoir un peu plus et il avait réponse à tout. On passait ainsi de bons moments avec lui. Malheureusement pour nous il n'était pas toujours disponible.

Chapitre IX


A la maison j'étais toujours casé dans ma chambre. Je n'avais affaire à personne si non qu'à mes livres et cahiers. De temps en temps l'un de mes petits frères faisait irruption dans la pièce et tentait de troubler ma quiétude. Je n'hésitais pas alors à le corriger très rapidement quitte à m'attirer les foudres de mon père.
Mais sur ce plan je n'en faisais qu'à ma tête car je ne supportais pas les frasques des enfants et je m'accordais de droit une carte blanche sur ce plan.
C'est ainsi qu'à chaque fois que je corrigeais l'un des petits, mon père l'interpellait en ces termes:
-         Tais-toi petit vaurien. Ne t’avais- je pas dit de laisser Daramane; et ma mère Arame d'ajouter:
-         Je vous l'ai dit et répété. Combien de fois t’ai-je défendu de provoquer Daramane. Ce n'est pas ton égal et tu sais bien qu'il ne rigole pas. Tu vas te taire tout de suite ou c'est à moi que tu vas avoir affaire.
Ma mère me connaissait assez et elle avait parfaitement vu juste. Je ne rigolais pas en effet avec mes petits frères pas plus d'ailleurs qu'avec les autres bambins. Cette attitude de repli sur soi inspirait à ma mère des réflexions alarmistes que mon père s'empressait de  balayer d'un revers de la main. Ce n'est que de la méchanceté disait- il.
Non, me disais- je dans mon for intérieur, ce n'était pas de la méchanceté, c'était plutôt de la frustration et c'était lui, le principal responsable de cette nouvelle trajectoire que suivait ma personnalité. Extirpé  manu militari d'un milieu où rien ne me manquait et où je vivais en petit prince adoré et choyé, privé de l'affection maternelle et de biens d'autres choses indispensables à un enfant de mon âge, je n'avais plus qu'une seule alternative: sombrer dans la mélancolie éternelle.
 Ce sont là des choses qui ne pardonnent pas et que nos parents trop attachés à des traditions parfois néfastes ont du mal à comprendre et à accepter. Et pourtant on aura épargné beaucoup de peine à des millions d'âmes innocentes si l'on ménageait un peu plus nos enfants. C'est dans une telle perspective que réside leur salut.

Chapitre X


Mon père m'accordait une autre faveur dont j'étais le seul à bénéficier dans la maison. Il ne me brutalisait jamais alors que tous les autres avaient régulièrement droit à une ration de claques et autres coups de fouet.
Par ailleurs depuis que je suis entré au collège j'étais dispensé de beaucoup de tâches qui hantaient mon sommeil. Je pouvais aussi dorénavant partager les fameux plats spéciaux réservés aux grandes personnes et mon régime s'en trouva amélioré. On me confia aussi la gestion de la ration familiale. Je devais assurer l'approvisionnement de la famille en produits de première nécessité.
Pour assurer ce service mon père me montra la voie en me mettant en contact avec le boutiquier du coin. A chaque fois que la famille manquait de quelque chose je prenais un bout de papier et rédigeais un bon de commande en bonne et due forme. Je le signais et accourais chez Mohamed d'où je ramenais tout le nécessaire. A la fin du mois mon père passait chez le commerçant pour régler la note. Ce privilège qui m'était donné avait des avantages certains pour moi.

 Il me permettait de faire des bons à mon profit et cela à l'insu de mon père. Avec cette astuce, je parvenais à régler tous mes petits problèmes. Avant de trouver ce subterfuge j'étais totalement démuni, car mon père ne me donnait jamais d'argent. Chez nous il n'est pas dans les usages de donner de l'argent à un enfant. La notion d'argent de poche était bannie de notre vocabulaire.
En plus je n'ai connu ni les jouets ni les beaux habits. Mon admission au collège n'avait rien changé sur ce plan et je n'avais qu'à envier mes petits amis qui s'habillaient suivant la mode. Mon habillement était toujours aussi austère que démodé. Il arrivait que mon père me fasse don d'une vieille tunique. C'était toujours des vêtements d'un autre âge.
Ma mère s'en occupait alors et essayait tant bien que mal de la réajuster en la ramenant à de justes proportions. Ces dons s'accompagnaient toujours de commentaires enflammés. Mon père ne tarissait pas d'éloges pour ses habits. C'est ainsi qu'il usait des superlatifs les plus avantageux pour les présenter sous un jour meilleur.
La dernière tenue qu'il m'offrit fut présentée en ces termes:
-         C'est du vrai lin comme on en trouve plus aujourd'hui. C'est une tenue unique en son genre et ça avait coûté une fortune. Ces commentaires produisaient le meilleur effet sur moi et je me hâtais d'enfiler mes nouveaux habits. Mais à chaque fois que je me présentais à l'école emmitouflé dans ma nouvelle tenue, j'étais soumis aux affreuses railleries des jeunes filles de ma classe.
-         Je supportais mal un tel affront mais j'étais obligé de faire avec. A la longue je m'étais habitué à ces tenues farfelues.
Pourtant je bénéficiais comme la plupart des élèves d'une bourse suffisamment importante pour couvrir mes besoins vestimentaires mais je n'en disposais pas à ma guise. C'était mon père qui touchait l'argent. A chaque fois que la bourse était disponible il me demandait si j'avais besoin de quelque chose et je répondais toujours par la négative. Ce qui bien entendu ne reflétait guère ma volonté et il le savait plus que quiconque. C'est du moins ce que je soupçonnais.
On me déconseillait aussi de prendre l'argent offert gracieusement par des tiers. Je ne devais l'empocher sous aucun prétexte. Il arrivait en effet que des amis de mon père de passage à la maison me gratifient de quelques pièces sonnantes et trébuchantes. Je refusais toujours de les prendre mais parfois sous leur insistance j'étais obligé de les accepter. Mais juste après le départ des convives je m'empressais de remettre ce pactole à mon père.
Tels furent mes rapports avec l'argent des rapports très lâches pour ne pas dire inexistants.
Avec le temps je découvris une astuce qui me permettait de disposer d'un peu d'argent de poche. Cette astuce consistait à retenir une partie de l'argent qu'on me donnait en cadeau. Il m'arrivait aussi de fouiller les poches de mon père d'où je parvenais toujours à extraire de la monnaie.
Pour ne pas attirer les soupçons, j'enfouissais mon petit butin dans un trou creusé au pied d'un arbre ou dans un coin du magasin. Je me ravitaillais ainsi  en toute sécurité au grès de mes petits besoins. Je profitais toujours des nombreuses courses que je faisais en ville pour écouler mes maigres économies et dans mon entourage je n'attirais pas l'ombre d'un soupçon.
 Mes frères par qui le danger pouvait arriver ne se doutaient de rien. Seule ma sœur Fatma me donnait parfois du fil à retordre. C'est ainsi qu'elle n'hésitait pas à inventer  de toutes pièces des histoires qui visaient à me mettre à mal avec mon père. Mes insultes et mes menaces n'y changeaient rien. Contrairement à moi, Fatma était une enfant gâtée. Elle n'a jamais connu sa mère morte juste après son accouchement.
C'est Mariem la sœur aînée de  celle - ci qui l'a récupéra et s'occupa d'elle avant de la remettre à son père qui la réclamait à cor et à cri pour les besoins de sa chère politique de regroupement familial.
Fatma était l'exception qui confirmait la règle. Elle était choyée par mon père et gare à quiconque essayerait de lui faire du mal. Elle faisait beaucoup de jaloux dans la famille car elle était au-dessus de tout et de tous. Yaye Arame s'en offusquait mais mon père ne voulait rien entendre.
Fatma avait des droits qu'aucun de nous ne pouvait imaginer. Elle était toujours bien habillée et bien chaussée. Mon père lui payait tout ce qu'elle désirait.
Dans la maison elle était la seule à oser manipuler le magnétophone de mon père. Elle pouvait ainsi écouter de la musique à tout moment.

Personnellement ce traitement de choix me révoltait car je ne comprenais pas pourquoi mon père cautionnait une telle discrimination. Toujours était- il qu'entre Fatma et moi les conflits étaient toujours latents. Ils n'avaient jamais éclaté au grand jour mais des poussées de colère sporadiques caractérisaient mon attitude à son égard. Ainsi quand elle entrait dans ma chambre sous un faux prétexte j'en profitais toujours pour la provoquer et je n'hésitais pas à lui cracher tout le mal que je pensais d'elle.
Sûre d'elle et de son immunité elle n'hésitait pas à me rendre la monnaie en me faisant la plus cinglante des répliques. Entre elle et moi il en était toujours ainsi même si nos rapports furent traversés par de courts moments de réconciliation.
 Pendant ces rares intermèdes, je l'accompagnais au puits où elle allait faire la vaisselle après le dîner du soir. Je l'aidais aussi à faire ses exercices et à comprendre des leçons mal assimilées. Elle était plus âgée que moi mais j'étais plus avancé dans les études qu'elle. Elle ne tarda d'ailleurs pas à jeter l'éponge et mon père l'encouragea à cet abandon. Pour lui sa place n'était pas à l'école et c'était vrai.
Depuis qu'elle abandonna l'école sa vie prit une trajectoire dangereuse et elle qui était appelée à offrir à son père tous les motifs de satisfaction imaginables ne se montra pas à la hauteur. Grisée par l'attitude de mon père, elle se croyait tout permis et elle alla jusqu'à commettre l'irréparable.
A la stupéfaction générale elle donna naissance à un enfant hors mariage. C'était là le plus grand péché qu'une jeune fille pouvait commettre. Cet acte ignoble exposait inévitablement son auteur à la vindicte populaire et entraînait irrémédiablement la chute de sa cote familiale.
C'est ainsi que la bonne réputation et l'estime laissaient la place à l'opprobre et au déshonneur. La réaction de mon père ne fut pas à la mesure de l'amour sans bornes qu'il portait à sa fille. Elle était faite de fatalisme et de résignation.
Mon père était profondément croyant et c’est dans la religion qu’il faudrait rechercher le secret de son attitude face à ce drame. Non seulement Fatma ne fut pas chassée de la maison comme il était de coutume dans pareille circonstance mains mon père ne modifia en tant soit  peu son comportement à son égard.
L’orage de réprimandes toutes protocolaires passé, la vie continua son cours normal. Ma seule satisfaction quant à moi c’était d’avoir trouvé un argument supplémentaire pour traîner ma rivale dans la boue mais c’était compter sans le manque de pudeur et d’amour propre qui la caractérisaient. Elle ne se gênait même pas de cajoler son rejeton au vu et au su de toute la famille. Elle savait pourtant que ce n’était pas faisable et que cela nous irritait.
 C’était justement pour nous provoquer qu’elle agissait de la sorte. Plus grave encore elle sillonnait les rues de la ville en brandissant son bébé tel un trophée fraîchement décerné.
Il a fallu l’intervention énergique pour une fois de mon père pour qu’elle cesse toutes ces provocations de mauvais goût.
De toute la famille Yaye Arame était la plus touchée par ce qui était arrivé à sa fille adoptive. Descendante de la plus prestigieuse famille maraboutique du Walo elle n’était pas de nature à transiger sur les questions de morale. En bonne mère de famille soucieuse du devenir de ses filles, elle ne perdait pas une occasion pour leur inculquer les principes d’une bonne conduite.
Seynabou et Yacine s’en tiraient plutôt bien quand à Fatma qui n’en faisait qu’à sa tête elle avait fini par récolter les pots cassés. D’ailleurs Yaye Arame n’avait aucune prise sur elle, ses conseils ne pesaient pas lourds dans la balance et ce qui devait arriver arriva.

Chapitre XI


Ma dernière année scolaire au premier cycle fut marquée par des résultats catastrophiques en mathématiques.
En deuxième année déjà, je commençais à perdre les pédales et la rencontre en troisième année d’un prof tristement célèbre me donna le coup de grâce et il m’avait fallu cravacher dur pour me retrouver en seconde. Ces résultats peu reluisants en Mathématiques étaient pour beaucoup dans mon orientation vers la série littéraire. Mes notes en français et en histoire étaient excellentes. J’étais donc destiné à faire la littérature. Avec un zéro en mathématiques les portes des séries scientifiques m’étaient assurément fermées.
Mais à quelque chose malheur est bon. La littérature remportait tous mes suffrages. Je disposais à la maison d’une petite bibliothèque, assez respectable d’ailleurs et le goût des belles lettres était une réalité chez moi. Voilà qui devrait largement contribuer à forger un littéraire digne de ce nom.
J’entrevoyais déjà le bout du tunnel mais il me restait encore trois longues années à tenir avant de pouvoir envisager un départ vers des lieux plus cléments.
Mais encore faudrait –il  que je décroche mon bac ce qui n’est pas chose facile. Seulement mon objectif était si clair, ma rage de sortir de cette coquille dans laquelle on m’a longtemps enfermé si grande que rien au monde ne pouvait me résister. J’étais prêt à tout pour me sortir d’affaire et je me replongeais de plus belle dans mes chères études.
Comme il était de coutume, l’année scolaire se passa bien. Heureusement pour moi il y eut plus de peur que de mal. En apprenti littéraire nous reçûmes les premiers rudiments de ce qui était notre discipline de base. Ainsi, de la composition française au résumé de texte en passant par le commentaire composé, on aura fait le tour de l’ensemble des exercices prévus au programme.
L’administration avait vu juste en nous affectant monsieur TALL, le meilleur prof de français de la région. De nature réservée mais ouvert et très relax, ce quinquagénaire était passé maître dans l’art de former de bons littéraires. L’année passa si vite  qu’on eut du mal à le réaliser tellement l’enseignement que nous recevions nous passionnait et absorbait tout notre temps.
Nantis de solides connaissances de base, on pouvait envisager la suite avec sérénité. En première nous eûmes la malchance de tomber sur un professeur de français qui n’avait de commun avec notre brillant prof de seconde que le titre. Nous passâmes ainsi une année blanche et nous n’avions pratiquement rien appris. Ce fut une année sans français.
Pour les futurs candidats au bac que nous étions, il y avait réellement de quoi être inquiet. Nous étions cependant très heureux d’être en terminale car c’était la classe fétiche, la classe que chaque élève rêve d’atteindre. C’est à partir d’ici que s’ouvraient toutes les portes. Il y avait en effet le bac à passer et quand la chance vous souriait vous êtes en fin au bout de vos peines.
Le baccalauréat c’était ce diplôme magique qui faisait rêver tous les lycéens. Ce diplôme tant convoité représentait l’image de la réussite assurée. C’était la clef de tous les problèmes.
J’étais aux anges quant à moi car je pouvais déjà commencer à rêver. Jamais je ne m’étais senti aussi prêt de la liberté et jamais je n’ai été aussi prêt du but. Et dire qu’il suffisait que je réussisse au bac cette année pour recouvrer ma liberté. J’avais du mal à le croire. Comment cela pouvait – il être vrai ? Me disais- je.
Quand je revins à moi je me dis que le temps n’était pas encore aux explosions de joie! Il fallait très vite s’organiser et mettre en place un plan de travail. Je n’aurais aucune excuse si par malheur je ratais cette belle occasion. Je disposais de tous les atouts nécessaires et je n’avais pas le droit à l’erreur.
 Je n’étais que trop conscient de l’enjeu pour me permettre de jouer avec mon avenir. Je m’étais dit depuis longtemps que le bac j’en faisais mon affaire et comme j’ai toujours tenu mes promesses il y avait lieu d’être optimiste.
J’ai eu la chance d’avoir toujours pour compagnons des garçons qui partageaient avec moi la même passion pour les études. Il faut voir là la main de mon père, encore lui, qui veillait trop sur moi et surveillait de très près toutes mes fréquentations.
En terminale nous mîmes en place un groupe de révision. Chaque nuit nous nous retrouvions dans l’une de nos familles. On allumait une lampe tempête et on révisait jusque tard dans la soirée.
C’était pour moi un événement d’une haute portée symbolique car c’était pour la première fois que je sortais pendant la nuit hors du domicile parental. Mais cela ne m’inspira aucune tentation. Et comment d’ailleurs pouvait – il en être autrement quand on sait à quel point je tenais à mes études et surtout au concours que je préparais.
Pour moi l’année avait commencé sous de bons auspices. Au vu des résultats de mes premiers devoirs je ne devais pas avoir du souci à me faire. Mais je n’étais pas de nature à dormir sur mes lauriers. Je redoublais d’effort et essayais toujours de mieux faire.
En plus je ne perdais pas mon temps. J’avais un rendez – vous avec l’histoire, un rendez – vous que je ne devais manquer sous aucun prétexte. Ainsi mes journées étaient très chargées. Quand je n’étais pas à l’école, je m’enfermais dans ma chambre où je passais le plus clair de mon temps à lire et à bûcher.
De temps à autre je recevais des camarades de classe. Nos discussions tournaient toujours autour des études et notre sujet de prédilection c’était bien sur le bac. Chacun y allait de son entrain apportant son grain de sel au débat.

Chapitre XII


C’était un dimanche et alors que je venais tout juste de finir mon petit déjeuner, j’entendis quelqu’un taper à la porte.
 Quelques secondes plus tard, sans même attendre une invitation de ma part, mes quatre amis de classe furent irruption dans la chambre. Après les salutations d’usage, j’abandonnai mes hôtes le temps d’allumer le fourneau. Ce fut vite fait. Je rejoignis mes camarades après avoir apporté tout le matériel nécessaire et je me mis à faire du thé. Maintenant la discussion pouvait commencer. Comme d’habitude ce fut Abdourahim, le philosophe comme on l’appelait qui ouvrit les débats. Je ne sais pas si vous vous en rendez compte commença t-il mais nous sommes très en retard en histoire – géo.
-         En effet répliquais – je. Je suis entièrement d’accord avec vous. Je trouve que Monsieur DIOP s’attarde trop sur les détails. Par ses longues digressions il perd énormément de temps et je parie qu’à ce rythme il ne va pas terminer la moitié du programme d’ici la fin de l’année. Et sidibé de renchérir :
- Vous avez parfaitement raison : depuis le début de l’année nous en sommes encore au deuxième chapitre alors que nous sommes déjà en mars. Il nous reste à peine trois mois et c’est sûr qu’à ce rythme nous ne ferions pas grand chose d’ici juin.
-         Moi je trouve que Monsieur DIOP est un bon prof, mais sa lenteur risque de nous coûter très cher. Vous n’êtes pas sans savoir que cette matière est la bête noire des candidats au bac. Beaucoup de candidats sont éliminés à cause d’elle.
Nous sommes donc avertis et nous devons faire très attention. Nous devons trouver au plus vite une solution à ce problème épineux. De mon point de vue il vaudrait mieux en parler à Monsieur DIOP qui nous dira ce qu’il faut faire pour parer à toute éventualité. Telle est ma position. Dites mois ce que vous en penser.
-         Elle est excellente votre proposition Monsieur Sidibé. Seulement moi je pense qu’il faudrait aller beaucoup plus loin. Nous sommes suffisamment mûrs pour nous débrouiller tout seuls. Nous devons commencer à faire des recherches sur le programme, nous renseigner auprès des anciens terminalistes et essayer de collecter tous les cours susceptibles de nous aider.
Nous devons pour cela coordonner tous nos efforts, mettre en commun nos recherches, organiser des exposés et des débats sur toutes les parties du programme. Voilà, je pense que seule une concertation organisée pourrait nous sortir d’affaire.
-Je suis d’accord avec vous Daramane. Vos propositions sont très pertinentes et elles
  ont le mérite d’être claires et sans équivoque. Et, je pense comme vous qu’en appliquant une telle        démarche on s’en sortira.
-N’oublions surtout pas que Monsieur DIOP à sa méthode.  C’est ainsi  qu’il enseigne depuis des années et ce n’est pas du jour au lendemain qu’il va changer d’approche.
Nous ne devons donc nous faire aucune illusion de ce côté là.
-de toutes les façons nous lui exposerons le problème. S’il n’a rien à nous proposer ce sera à nous de se débrouiller. Ce ne sont pas les idées qui nous manquent mais nous devons d’abord faire confiance à notre professeur. Et d’ailleurs, moi je crois qu’il ne faut pas négliger ce que nous donne Monsieur DIOP. Nous ne devons pas perdre de vue que durant les trois dernières années le sujet du bac a toujours porté sur la guerre froide et la décolonisation des pays du Tiers- monde et ce sont là des thèmes que Monsieur DIOP nous a déjà développés de long en large. Il y a donc lieu de modérer vos jugements. Il faudrait se rendre à l’évidence et accepter que Monsieur DIOP soit mieux placé que nous tous pour savoir ce qu’il y a lieu de faire.
-Mais ce n’est pas là une raison pour baisser les bras Monsieur SY. nous ne devons en aucun cas nous contenter du peu que nous donne monsieur DIOP.
                   - Il est bien vrai comme vous le dites que les deux chapitres qui sont tombés au bac ces dernières années ont d’ores et déjà été traité. Mais il faudrait toujours compter avec les mauvaises surprises et se préparer en conséquence.
Ce n’est pas parce que l’année dernière on a eu un sujet sur la guerre de Corée qu’on aura cette année encore le même sujet ou un autre sujet sur le même chapitre.
-         Bon ça suffit. Nous avons trop épilogué sur ce point. Maintenant passons à autre chose.
 J’aimerai qu’on discute de l’importance des matières secondaires au bac. Est-ce qu’elles sont décisives pour son obtention ou peut on bien s’en passer ? Telle est la question que je vous pose.
-         Pour ma part j’ai toujours négligé ces matières qui à mes yeux n’étaient pas importantes.
Sidibé était un très bon élève. Il avait toujours de bonnes notes dans ses matières de base. Mais comme ses deux amis Abdourahim et Oumar, il avait la fâcheuse habitude de négliger les matières secondaires. Je profitai ainsi de cette occasion pour leur faire changer d’avis en leur expliquant tous les bienfaits qu'ils pouvaient en tirer.
-         Vous avez tous tort de négliger les matières secondaires.
-         Après tout, ce sont des matières comme toutes les autres. Vous gagnerez beaucoup en
prêtant plus d’attention aux dites matières. Cette année vous êtes en terminale et vous préparez le bac.
-          Vous n’avez donc pas le choix et ce serait suicidaire de les mettre de côté. Le bac peut
parfois ne tenir qu'à un point et ce point vous ne le regretterez pas si vous travaillez sérieusement ces matières. Dorénavant je vous conseille de leur accorder  toute l’attention qui leur est due si vous tenez réellement à réussir  votre examen.
Nos week-ends étaient toujours chargés. Nous les passions à discourir et à parler de choses et d’autres.
Pendant ce temps le jour J approchait à pas de géants. Au lycée les professeurs redoublaient d’ardeur. Chacun voulait gagner cette course contre la montre en terminant dans les délais le programme dont il avait la charge.
Mis à part l’histoire où nous étions encore à la traîne nous étions en avance dans toutes les autres disciplines.
En français Monsieur Tandja avait mis les bouchées doubles et nous étions sur le point d’épuiser tous les thèmes inscrits au programme.
Pour ce qui était de la philosophie, seuls deux chapitres nous restaient : le langage et le travail. Mais selon Monsieur Thioun ces deux thèmes étaient facultatifs, c’était dire que  nous n’avions plus grand chose à faire.
Notre professeur avait jugé nécessaire de consacrer le reste du temps au traitement de certains sujets sur lesquels nos devanciers avaient planché.
Cela nous permettra de mieux cerner tous les contours de la dissertation et du commentaire philosophiques. C’était là une bonne initiative car au bac on avait le choix entre ces deux types d’exercices.
Pour revenir à l’histoire – géographie la situation n’était pas aussi critique. Monsieur DIOP faisait de son mieux. Et depuis qu’on l’a interpellé, il se démenait comme un beau diable pour améliorer sa progression. Mieux, il nous avait invité à suivre des cours de rattrapage pour essayer de remettre les pendules à l’heure. Ses efforts étaient louables même s’il était encore très loin de l’objectif.
C’est dans ce contexte de fièvre générale que nous arrivâmes au jour fatidique.
La veille je n’ai pas pu retrouver le sommeil. Ma tête bouillonnait d’idées aussi contradictoires que saugrenues. Cela ne m’était jamais arrivé auparavant. C’était certainement dû  à l’importance de l’enjeu.
J’avais ainsi passé une nuit blanche. Que cela m’arrive à la veille d’un test aussi capital n’était pas de bon augure ! C’est là le moins que l’on puisse dire.
Je n’avais pas attendu  les premières lueurs de l’aube et l’inévitable appel du muezzin pour être déjà sur le pied de guerre.
Mon père qui passait une bonne partie de la nuit à égrener son chapelet était à demi surpris quand il me vit faire mes prières à une heure aussi matinale et où en temps normal j’étais encore dans mon lit.
Il comprit cependant mon inquiétude et ma précipitation et ne chercha pas à en savoir davantage
Mon père était un homme doué de facultés mystérieuses et peu communes.
C’est ainsi qu’il n’a pas besoin de vous demander quoi que ce soit quand vous traversez une passe difficile. Il suffit qu’il vous regarde pour deviner tout de suite ce qui vous tourmente. C’était là un don incontestable et dont je pouvais attester car l’ayant observé et vécu depuis des années.
Je venais de terminer mon petit déjeuner et m’apprêtais à prendre le chemin du lycée quand il m’appela.
Quand je me présentai, il me fit asseoir devant lui et m’aspergea de crachats après avoir récité quelques versets de coran. Ensuite il me remit un mince fil blanc qu’il me demanda de nouer à l’index gauche.
Je ne devais l’enlever sous aucun prétexte me conseilla – t –il et ce tant que le concours n’était  pas terminé. C’était là des bénédictions et autres gris-gris qui étaient censés me faciliter la tâche.. C’est avec indifférence que j’ai accueilli tout ce cirque. Je ne voyais pas l’intérêt de tous ces gestes. Je ne croyais pas à ces choses là. Pour moi les pouvoirs occultes étaient du domaine de la légende et n’avaient rien à faire dans notre vie de tous les jours.
Et pourtant l’importance de l’enjeu devait m’inciter à fermer les yeux et à user de tous les moyens pour parvenir à mon but. Mais il n’en était rien et j’étais resté fidèle à mes convictions.
J’étais dans la salle d’examen numéro une. Il y avait une bonne dizaine de minutes que nous étions en classe. Il était sept heures trente et on attendait anxieusement que l’épreuve soit distribuée.
Les tables étaient très espacées et chacun occupait son banc à part. Un silence de mort régnait dans la salle et pas une mouche ne venait troubler la quiétude des lieux.
Les examinateurs allaient et revenaient entre les rangées et attendaient toujours l’arrivée du chef de jury qui devait apporter l’épreuve et donner le signal de départ. Nous nous impatientions et il tardait toujours à se montrer. Le fait qu’aucun de mes amis ne se soit retrouvé dans la même salle que moi attisait mon inquiétude.
A huit heures moins cinq, le chef arriva enfin et on distribua la première épreuve de la matinée. C’était d’ailleurs la seule qui était programmée. Il s’agissait de l’épreuve de français.
On avait le choix entre une dissertation, un résumé et un commentaire de texte.
A première vue, les trois sujets étaient très abordables. Mais il a fallu très longtemps pour que j’arrive à me décider. Je n’étais pas du tout dans mon assiette ce jour là. C’est ainsi que j’avais passé plus de deux heures avant de prendre une décision. Le temps m’était compté et je devais faire vite.
Si j’avais préféré traiter le résumé c’était parce que je manquais réellement d’inspiration et j’estimais, à tort, que c’était là l’exercice le moins exigeant. Et ce n’est que quand je m’étais mis à l’œuvre que je m’étais rendu compte de mon erreur. Mais il était trop tard pour reculer car le temps touchait presque à sa fin.
Je me perdis ainsi dans les dédales du texte et j’étais dans l’obligation de m’accrocher et d’essayer de présenter un travail acceptable. L’épreuve de français comptait pour beaucoup dans l’obtention du bac et la rater équivaudrait à créer une faille difficile à combler. C’est pourquoi j’étais très inquiet.
La fuite inexorable du temps et l’énervement dû au manque cruel d’idées qui avaient choisi ce jour  pour me déserter ne jouaient pas en ma faveur.
Mais malgré la passe difficile que je traversais, je n’avais à aucun moment perdu mon sang froid et l’espoir de réussir un bon résumé ne m’avait jamais quitté. J’y avais cru jusqu'à la dernière minute.
C’est à midi que j’avais remis ma copie. J’avais épuisé tout le temps qui m’était imparti, c’est dire combien j’avais eu chaud. C’est inquiet et profondément tourmenté que je rentrais à la maison. Heureusement que là-bas je n’avais pas à m’expliquer sur ce que j’ai eu à faire. Mon père se bornerait à me demander comment s’était passé l’examen. Je n’avais qu’à dire que tout s’était bien passé et le dossier était clos.
 Et ce sera bien ainsi car je n’avais franchement pas envie de discuter de ce qui m’arriva.
Quand je sortis de la salle, tous mes amis étaient déjà partis. J’étais satisfait ainsi car à cet instant j’avais besoin d’être seul. Mais c’était compter sans la fidélité de mes condisciples que je retrouvai à la maison.
Pour eux j’étais une référence et à en croire les commentaires qu’ils tenaient à mon propos aucun sujet ne m’était inaccessible.
Il est vrai que j’ai toujours récolté les meilleures notes mais de là à faire de moi un génie il y a un pas qu’ils ont longtemps franchi. J’étais toujours sous le coup de l’émotion. C’était la première fois que je me comportais de manière aussi maladroite face à une épreuve écrite.
J’ai toujours traité les sujets les plus difficiles en un temps record. Cette vitesse d’assimilation et de traitement des sujets m'a toujours valu l’estime des professeurs.
L’un deux allait même beaucoup plus loin en m’assurant que ma place n’était pas ici. Selon lui je pouvais rivaliser avec les meilleurs élèves de l’hexagone.
Quoi qu’il en soit, toutes ces capacités extraordinaires dont on m’affublait ne me furent d’aucun secours au moment où j’en avais le plus besoin.
J’étais persuadé que mes amis ne me croiront pas si je leur disais que je suis passé à côté de l’épreuve de français.
C’était Sidibé qui, le premier s’adressa à moi en ces termes :
-Alors Monsieur le journaliste – c’était là l’un des sobriquets qu’on me collait à la
peau. Je parie que pour le sujet de ce matin vous n’en avez fait qu’une bouchée. Dites – moi, vous avez choisi lequel des trois sujets ?
-J’ai choisi le résumé mon cher et je n’ai rien à vous cacher. Je suis passé à côté.
-Quoi ? Vous n’allez tout de même pas me dire que vous avez eu du mal à traiter un sujet qui est des plus facile.
-C’est exactement ce qui s’est passé. C’est la triste réalité. Je ne sais pas comment vous l’expliquer. Je ne me suis pas retrouvé aujourd’hui. Et pour vous ? J’espère que vous avez eu beaucoup plus de chance que moi !
-En effet, en tout cas moi je n’ai pas eu à me plaindre. J’ai choisi la dissertation comme tous les autres. On a déjà traité en classe un sujet pareil. Vous vous en rappelez certainement. En plus Monsieur Tandja nous a donné pas mal de choses sur la littérature maghrébine.
 Tous ces paramètres militaient pour ce choix. J’étais très à l’aise et j’en ai profité pour mettre le paquet. Je m’attends à une très bonne note, Oumar aussi n’est ce pas ?
-Je l’espère oui. De toutes les façons j’ai fait de mon mieux. J’avais pas mal de citations en tête et j’ai tout reproduit sur ma copie. Avec cette pléiade de citations je suis sûr de pouvoir impressionner les correcteurs car ça aussi ça compte.
-Et vous Abdourahim qu’est ce que vous avez à dire sur les sujets d’aujourd’hui ?
-Et bien je trouve que c’est un don du ciel! Jamais on avait imaginé pouvoir trouver des sujets aussi faciles. Ça commence vraiment bien. Si ça continue ainsi je suis sûr de ma réussite au bac.
Mes camarades étaient tous très optimistes. J’étais le seul à avoir raté le coche. Cela me faisait de la peine. Mais, après tout me disais-je dans mon for intérieur ce n’était là que la première épreuve. J’ai toujours l’occasion de me racheter. Il suffisait pour moi pour ce faire de bien travailler dans les matières qui me restent à passer.
Je reprenais ainsi confiance et mon moral remonta d’un cran. J’étais prêt à affronter les épreuves suivantes et j’étais décidé à prendre ma revanche. L’épreuve du soir se déroula normalement.
Je n’avais pas eu  de problème. J’avais retrouvé le moral et j’étais prêt pour la seconde grande épreuve du lendemain. Cette épreuve je me devais impérativement de la réussir.
Les examinateurs se répartirent les copies de l’épreuve d’histoire qu'ils distribuèrent rapidement. Chaque élève eut ainsi un exemplaire.
Une première lecture du sujet me permis de cerner tous ses contours. Heureusement pour moi, j’avais retrouvé toute ma lucidité et j’étais très en forme. Conscient du retard que j’avais à rattraper, je pris tout mon temps, question de ne rien laisser au hasard.
Je décortiquai ainsi le sujet point par point avant d’entrer dans de longs développements.
Je n’avais pas hésité une seconde pour porter mon choix sur le sujet relatif à la guerre froide.
C’était là un thème qui me passionnait particulièrement. Durant l’année scolaire j’avais collectionné sur le sujet une énorme bibliographie allant des revues aux journaux spécialisés en passant par des livres de référence.
Je me suis employé à faire une synthèse des connaissances tirées de tous ces documents. J’étais persuadé qu’un travail aussi bien  documenté ne passerait pas inaperçu et devrait être noté à sa juste valeur. J’espérais en présentant un travail parfait pouvoir récolter une excellente note qui me permettra de me remettre dans la course.
L’examen s’acheva sur une bonne note et le mauvais pas du départ n’était plus qu’un mauvais souvenir. Le concours terminé, nous étions appelé à traverser une période non moins éprouvante. C’était l’attente  des résultats qui commençait. Une attente toujours longue et difficile à digérer car l’angoisse atteignait son paroxysme. Les nerfs étaient très tendus.
Pour mieux supporter ce supplice, nous nous réunissions chaque jour au lycée et les commentaires allaient bon train. Les nouvelles parvenaient au compte-gouttes. Les communications avec la capitale où tout était centralisé étaient extrêmement difficiles.
Ce sont les voyageurs en provenance de Gazra qui nous renseignaient sur ce qui se tramait à l’office du Baccalauréat.
Nous tuions ainsi le temps en épiloguant sur nos chances de réussite et en revenant par commentaires interposés sur les moments forts de l’examen. Et les rumeurs n’étaient pas en reste.
Chaque jour apportait son lot de rumeurs. Elles avaient la particularité d’être très alarmistes. L’une des plus répandues voulait que les résultats soient catastrophiques. Et selon certains racontars il a fallu faire une triple correction pour atteindre un nombre raisonnable d’admis.
Tout dans cette situation concourait à entretenir le suspens. L’attente commençait à être très longue.
Nous commençâmes à perdre patience à mesure que notre inquiétude grandissait. En ce qui me concerne, je procédais aux calculs les plus subtils et envisageait les hypothèses les plus bizarres pour peser mes chances de succès.
L’optimisme était de mise et cela arrangeait bien les choses. Je me disais que j’ai bien travaillé dans l’ensemble. Mis à part la déconvenue du premier jour je n’avais absolument rien à me reprocher. Il n’y  avait donc pas de raison pour que je ne crois pas à mes chances. Et puis j’ai toujours tenu la dragée haute à tout le monde. Je ne voyais pas pourquoi il n’en sera pas ainsi cette fois encore.
Et enfin les résultats tombèrent. La surprise fut totale car personne ne s’y attendait à ce moment précis. J’étais chez moi, dans ma chambre, assis sur les bords de la fenêtre, absorbé dans mes pensées quand brusquement un ami qui avait vu la liste des admis vint m’annoncer la bonne nouvelle.
 J’étais admis au baccalauréat. Je ne réagis presque pas à cette annonce trop belle pour être vrai. Pour en avoir le cœur net je lui demandais d’où il tenait cette information. Il me répondit en me donnant tous les détails.
Le numéro qu’il avait relevé sur la liste était bien le mien et cela donnait plus de foi à ce qu’il affirmait. Je finis par m’en convaincre. Mais je continuais à contenir ma joie et me comportais comme si de rien n’était.
A vrai dire j’étais naturellement comme ça. Je n’étais pas capable d’afficher ma joie en public.
Je gardais ma joie pour moi et allais le plus simplement du monde annoncer la nouvelle à la famille.
C’est mon père qui, naturellement eut la primeur de l’information. Quand je la lui annonçai il en prit acte et poussa un léger ouf de soulagement que j’étais le seul à pouvoir détecter, tellement il était anodin. Il me fit entendre ensuite que c’était une bonne chose.
Ce manque d’exubérance et le sens de la mesure qu’il impliquait était le caractère que je partageais le plus avec mon père.
De mon passage au collège à mon admission au baccalauréat il s’était passé beaucoup de temps. Six ans exactement. Mon père était toujours égal à lui-même et n’avait pas changé d’un iota. Il était toujours fidèle à cette ligne de conduite immuable.
Maintenant que je suis devenu assez grand, je commençais à comprendre le sens de certains de ses agissements. Je commençais réellement à y voir un peu plus clair. C’est ainsi que je compris pourquoi il a toujours été sévère avec moi.
Sa philosophie avait le mérite de la simplicité mais elle n’en était pas moins redoutable. Selon elle, l’enfant ne peut être forgé qu’à coup de privations. Privation d’aller jouer avec ses petits camarades, privation de porter de beaux habits, privation de manger ce qu’il aime, privation de… et j’en passe.
Telle était la philosophie sans pitié dont j’avais fait les frais. Même s’il ne faut pas aller vite en besogne en versant dans un catastrophisme béat, force est de reconnaître que les dégâts étaient toujours au rendez-vous.
Et jusqu’à aujourd’hui, quand je m’en ouvre à mon père pour lui démontrer à la lumière des études de la psychologie moderne les failles de son système il m’écoute avec circonspection et conclue en disant :
-Si j’ai un conseil à te donner c’est de procéder de la même manière si jamais tu as des enfants. C’est la seule voie du salut.
J’ai toujours des frissons quand j’entends ces propos. Mon père défendait son approche avec  une assurance que rien ne semble pouvoir entamer. Parfois, piqué au vif, je n’hésitais pas à le désapprouver en lui disant tout le mal que je pensais de ce type d’éducation.
Un jour, j’ai été même jusqu’à lui dire sans autre forme de procès que ce système était inhumain.
Je n’avais pas mesuré les conséquences éventuelles d’une telle réplique mais je n’y pouvais rien car j’étais excédé. Mon père prit la chose très mal. Il se montra atterré par cette déclaration audacieuse et qui plus est venait de la bouche même de son fils préféré.
De mon côté, je jubilais car j’avais enfin osé franchir le rubicond et faire part à mon père de certaines choses longtemps réprimées. J’étais très content de ce que je considérais comme une victoire. Mon père ne tarda pas à diffuser la nouvelle et toute la famille l’appris en même temps.
Yaye Arame était aux anges quand elle apprit ce qui m’arriva. Elle poussa de grands cris de joie qui alertèrent tous les voisins. Elle accourut dans ma chambre pour me féliciter. Ensuite elle ne perdit pas son temps et alla improviser un banquet auquel j’avais convié tous mes copains.
Certains d’entre eux venaient comme moi de décrocher leur bac. C’était le cas de mes compagnons de toujours Sidibé et Oumar. D’autres étaient des amis de longue date. Il y avait Camara, Wodhé, Bathia ainsi que tous les autres membres de notre clique.
Yaye Arame ne laissa rien au hasard. Tout fut disponibilisé en un temps record. C’était comme si elle avait le pressentiment de ce qui allait se passer et on dirait que tout était prévu de longue date.
Mes sœurs, Seynabou et Yacine faisaient des va-et-vient entre les convives pour les servir.
Boissons, desserts, Yaye Arame comme toujours en pareille circonstance n’avait rien négligé.
En grande habituée des rencontres mondaines, elle dirigeait la cérémonie de main de maître. Elle criait ses ordres à ses fidèles collaboratrices qui, conscients de la confiance placée en elles n’épargnaient aucun effort pour faire plaisir à l’assistance.
Pour marquer sa reconnaissance, mon père avait offert le mouton destiné à être égorgé pour les besoins de la cause. On festoya jusqu’à une heure tardive et la fête se termina dans un concert de cris exprimant une satisfaction unanimement partagée. La fête fut vraiment belle.
Le temps des réjouissances passé, j’essayais de réaliser ce qui m’était arrivé. Ma place n’était plus dans ces lieux où on m’en a fait voir de toutes les couleurs.
J’allais quitter ma famille pour m’installer à GAZRA où je devais poursuivre mes études.
C’était là un vieux rêve qui venait de se réaliser. Je pourrais enfin échapper aux griffes de mon père et je mènerais enfin la vie qui me conviendrait loin de tout autoritarisme.
J’avais du mal à y croire. Comment une personne comme moi qui avait toujours vécu sous la férule d’un père intransigeant pouvait se retrouver d’un seul coup libre de tous ses mouvements ?
Je mesurais l’étendue du changement qui se profilait à l’horizon et je me préparais à affronter ma nouvelle vie.
Je n’étais pas préparé pour vivre dans un milieu qui m’était totalement étranger et avec des personnes qui m’étaient pratiquement inconnues.
Mon père m’avait toujours défendu de me mêler aux gens et je ne devais sous aucun prétexte manger chez autrui, fut – il un proche parent. J’étais habitué à partager les repas de mes parents et seulement avec eux.
J’avais donc du mal à m’imaginer ailleurs vivant au milieu d’une famille autre que la mienne.
Mais après mure réflexion je me disais que le temps n’était pas aux interrogations stériles.
Je venais de réaliser mon objectif et je devais être capable d’assumer mes responsabilités et supporter tout ce qui pouvait en découler. De quoi devrais – je avoir peur ? Après tout je n’étais pas appelé à aller vivre chez des extra – terrestres.  J’allais retrouver mes semblables, des personnes en chair en os même si on pouvait être très différents.
Avec ma volonté qui était de fer et un peu plus de hargne mon intégration ne devrait pas être aussi difficile me disais-je. Les vacances touchaient à leur fin et l’heure des préparatifs du grand départ avait sonné. Mon père avait mis à contribution les trois mois de vacances pour parachever l’ensemble de mes papiers.
Il fit des photocopies légalisées de tous mes actes d’état civil, il savait que tous ces documents étaient exigés pour l’inscription à l’université. De son côté, Yaye Arame, animé des bonnes intentions qu’elle a toujours nourries à mon égard me prépara des arachides grillées et pas mal d’autres friandises.
Elle emballa le tout dans un grand sac en plastique. Quand elle termina de confectionner ses colis, elle alla les déposer dans ma chambre.
Les modalités de mon acheminement sur Gazra étaient d’ores et déjà réglées. Mon père m’avait trouvé une place à bord de l’un des véhicules de son service qui faisait la navette entre Bassigol et Gazra.
Je n’avais plus qu’à faire le tour de mes connaissances pour leur donner un dernier coup d’au revoir.
A la veille de mon départ, mon père m’appela pour un ultime huit – clos qui me rappela les heures sombres de mon existence. Il s’adressa à moi en ces termes :
-Voilà Daramane que tu vas me quitter pour aller continuer tes études. Je demande au bon Dieu d’exhausser tous mes vœux. Je prie toujours pour toi. Je veux que tu saches ceci : si tu continues sur la voie que je t’ai tracé, tu iras toujours de l’avant. N’essaie surtout pas de dévier. Il faut toujours te réveiller à l’heure. Il faut veiller sur tes prières. Ne te mêle jamais de ce qui ne te concerne pas. Si quelqu’un te fait du mal fait lui toujours du bien en retour. Tu dois bien choisir tes amis et ne pas fréquenter n’importe qui. Continue à respecter les grandes personnes.
Je suis ton père et mon devoir c’est de te montrer le bon chemin.

Donc que tu deviennes ministre ou président de la république, mon comportement à ton égard sera toujours le même. Je te traiterais toujours en simple fils et tu ne dois pas oublier que c’est à moi que tu dois tout. Enfin n’oublie pas de m’écrire régulièrement pour me tenir informé. Sois digne de ton rang, tu auras toujours mes bénédictions.

Chapitre XIII

Nous quittâmes Bassigol un jeudi soir et nous roulâmes pendant cinq heures avant d’arriver à destination.
Il faisait déjà nuit mais la ville grouillait de monde et l’activité était débordante. J’étais complètement dépaysé car je n’ai vécu la fièvre des grandes cités urbaines qu’à travers les romans que je lisais.
C'était une expérience nouvelle car depuis que j’y ai débarqué il y’a maintenant une bonne dizaine  d’années je n’avais jamais quitté cette petite bourgade située sur les bords du fleuve Sénégal.
Rien ne rapprochait les deux endroits. Autant Bassigol était insignifiante et monotone autant Gazra était grouillante et pleine de vie.
Le chauffeur avait pour consigne de me déposer chez ma tante. Elle est employée de bureau et vit à Gazra depuis de longues années. Son mari est agent de change dans une entreprise de la place.
Je ne connaissais que vaguement ma tante Zina que je n’avais plus revue depuis belle lurette. C’était pour ne pas dire que je ne la connaissais pratiquement pas. Comme il faisait nuit, le chauffeur qui n’était pas sûr de se retrouver nuitamment jugea plus prudent d’attendre le lendemain pour me conduire  chez mes correspondants.
A huit heures du matin, la voiture s’immobilisa devant une petite maison située dans un HLM de la banlieue Nord de Gazra c’était sans doute un nouveau quartier. La quasi totalité des maisons était encore en construction et il y avait partout de grands espaces vierges.
Arrivé devant la porte de la maisonnée qui était close, mon guide tapa trois petits coups et nous attendîmes que quelqu’un vienne à notre rencontre. Une bonne minute passa et personne ne s’était manifesté. Le chauffeur réitéra son geste en appuyant plus fort sur la porte pour qu’on l’entende.
Juste après cette seconde tentative qui fut la bonne un solide gaillard poussa la porte avec une violence qui nous fit sursauter. Heureusement qu’on s’était dégagé à temps sinon on allait se retrouver à l’hôpital.
L’homme qui était venu nous ouvrir était expéditif. Il ne se soucia même pas de nous ménager et nous jeta sèchement cette question : que voulez-vous ?
Cette arrogance me navra car je n’étais pas habitué à ces manières et je n’ai jamais croisé une personne aussi mal éduquée.
Il aurait dû au moins nous saluer avant de demander qui nous étions et ce que nous cherchons.
J’espère que ce n’est pas ainsi qu’agissent tous les gens d’ici. Si tel était le cas je ne sais vraiment pas que ferai-je.
C’est certainement au vu de mes bagages qui étaient entassés devant la porte que ce monsieur qui s’avéra être le mari même de ma tante s’était affolé. Cette réaction désagréable et brutale m’inspira immédiatement toutes sortes de réflexions alors même que je ne savais même pas à qui j’avais affaire.
Mon compagnon visiblement habitué à ce type de réaction ne se montra nullement offensé et garda tout son calme. Il alla tout droit au but et demanda :
-C’est bien ici chez Ely ?
-Oui, Ely c’est moi-même
-Je suis venu avec ce jeune homme qu’on m'a chargé de conduire chez vous. C’est le fils de M’Baye, le mécanicien des eaux et forêts à Bassigol. Il  m’a dit que vous mariez sa tante.
Après un long moment d’hésitation, celui dont je venais d’être témoin du comportement peu civilisé m’invita du bout des lèvres à entrer. Le chauffeur m’aida à transporter tous mes effets à l’intérieur de la maisonnée. Quand je pris place, je scrutai tous les recoins pour apercevoir ma tante Zina mais elle ne montra aucun signe de vie.
Seuls deux petits garçonnets mes cousins certainement étaient sagement assis dans la chambre où on m’avait invité à prendre place.
Le chauffeur prit congé de moi et me laissa seul avec celui que j’ai déjà classé comme antipathique.
Comme il n’était pas  dans mes habitudes d’ouvrir une conversation avec une personne plus âgée que moi fut-elle une canaille, j’attendais toujours un mot du maître des lieux qui ne devrait pas tarder à me donner la position de ma tante.
Mon père m’avait dit qu’elle travaillait dans l’administration publique et comme c’était un jour ouvrable, elle devrait être certainement sur son lieu de travail.
Ely s’était retiré dans une autre pièce en me laissant seul avec les petits qui d’ailleurs n’ont pas tardé à rejoindre leur père.
J’étais resté seul face à moi-même ne sachant que faire. Quatre heures s’étaient déjà passées depuis que j’ai débarqué dans cette maison où je me sentais déjà très mal à l’aise.
Ma tante n’était pas encore de retour. Où pouvait- elle être ? Je ne cessais de me poser cette question qui resta longtemps sans réponse.
Je compris tout de même que ce n’est pas sur cet homme aux manières peu emmènes et au regard froid et hautain qu’il fallait compter pour avoir la moindre information.
Que dois-je faire alors ? Et je restai clouer sur place, perplexe et ne sachant à quel saint se vouer.
Je n’avais qu’à rester sur place et attendre.
Je m’efforçai de dormir pour tromper la faim qui me grattait l’estomac. Et j’y parvins enfin après moult tentatives infructueuses.
Je m’endormis profondément et c’est tante Zina en personne qui me réveilla pour le repas de midi.
Après mon réveil elle m’accueillit à bras ouvert. Elle me serra contre elle et me demanda les nouvelles de mon père et de toute ma famille. L’empressement dont elle fit montre et la chaleur humaine dont elle me couvrit me firent oublier l’attitude exécrable de son mari.
Elle m’invita à aller prendre une douche avant le repas. Quand je finis ma toilette, elle m’invita à venir manger. C’était là un test difficile que j’étais appelé à passer car pour la première fois je devais partager le repas d’une famille qui m’était étrangère.
J’étais très gêné et le regard inquisiteur du père de famille me coupa entièrement l’appétit. Je me contentais alors de quelques bouchées m’exposant ainsi à une faim que je n’ai jamais connu auparavant. Ma tante insista pour que je ne me retire pas mais ce fût préférable que de supporter encore plus longtemps la compagnie d’un hôte aussi inhospitalier.
Au cours du repas, ma tante ne cessa de me poser des questions. Pendant ce temps son mari resta totalement étranger à notre discussion et garda un mutisme révélateur. Déjà lorsque ma tante m’avait présenté à lui, il se contenta de grommeler. Je n’ai pas pu déchiffrer ses paroles.
Je le trouvais très bizarre et je me demandais si j’avais réellement affaire à une personne normale.
Irascible et impulsif, ses réactions trop démesurées en disaient long sur sa personnalité. Son physique était peu sympathique.
Ainsi, dès cette première journée passée dans ce qui était désormais ma seconde famille je savais déjà à quoi m’en tenir.
Un père de famille qui ne voulait pas de moi et une tante qui n’avait rien à envier à Yaye Arame qui était pour moi le modèle vivant de la bonté et de l’amour du prochain.
Les jours passaient et je pensais toujours à la manière, dont j’allais organiser ma nouvelle vie à côté de cet homme qui d’après ce que j’ai compris n’était pas disposé à me rendre la vie facile.
J’en avais eu le pressentiment dès notre première rencontre. Une fois encore j’étais mal tombé.
En quittant mon père je me croyais définitivement à l’abri de toute tracasserie. Mais c’était compter sans le destin et la cruauté de la vie. A peine sortie d’une mauvaise passe me voilà pris au piège d’une autre qui risque de s’avérer plus cruelle.
Mais le contexte était totalement différent. Avec mon père mon statut d’enfant m’obligeait à obéir sans rechigner à toutes les sollicitations et à toutes les humiliations.
Maintenant j’étais devenu un homme responsable de ses actes. Et quand on sait le parcours que j’ai suivi, on ne devrait pas s’étonner de ma force de caractère. Forgé dans le moule de la privation et de la frustration, je ne pouvais être qu’un dur.
J’étais suffisamment armé pour ne plus retomber dans les affres de la servitude et de la résignation.
J’étais bien préparé à rendre la monnaie à quiconque me voudrait du mal. J’en avais ras le bol.
L’esprit conciliateur que mon père a toujours essayé de cultiver en moi ne pesait pas lourd dans la balance.

Chapitre XIV


Le registre des inscriptions à l’université était déjà ouvert. Ce sont mes deux compagnons de lutte, Oumar et Sidibé qui me l’ont annoncé. Ils étaient tous les deux passés à la maison mais ne m’avaient pas trouvé sur place. Ce jour là j’étais sorti avec une amie de ma tante qui devait m’emmener chez elle.
Elle avait un frère qui était du même âge que moi. Il venait lui aussi d’être reçu au baccalauréat ce qui fait que nous avions bien des choses à nous dire. C’est ainsi que je fis la connaissance de Hamidou et nous devînmes de vrais amis.
Ne m’ayant pas trouvé à la maison, mes amis me laissèrent une note dans laquelle ils ont précisé le début des inscriptions. Ils me fixèrent un rendez vous et me firent savoir qu’à aucun prix je ne devais bouger de la maison ce jour là.
A dix heures ils tapèrent à la porte et eurent la malchance de tomber sur Ely qui était parti à leur rencontre. Il leur joua, au détail près, exactement la même scène qu’il nous fit le chauffeur et moi à la seule différence que cette fois – ci il y avait au moins un spectateur. Et c’était à moi que revenait ce triste privilège d’assister à cette pantalonnade.
-Qui êtes – vous ?
Qu’est ce que vous cherchez ? Leur demanda t-il d’un air menaçant.
-Nous sommes des amis à Daramane . On s’était donné rendez – vous ici aujourd’hui.
-         Quoi ? Répétez ce que vous venez de dire. Vous avez bien dit rendez – vous ?
-         Ce n’est pas un mot banni de notre vocabulaire à ce que je sache. Je ne vois pas quel mal y a là dedans.
-         D’accord ! D'accord ! Mais au fait, dites – moi qui est Daramane et pour qui se prend-il pour faire de ma maison un lieu de rendez-vous pour campagnards. Ça j’en fais mon affaire. Je vais régler ça. Allez, entrez !
Pour aujourd’hui c’est déjà chose faite mais veillez à être moins fréquent ici. C’est entendu ?
Cette réaction d’une bassesse inouïe me choqua terriblement. J’étais trempé jusqu’aux os dans la chambre d’où j’avais suivi toute la scène.
Mes deux copains visiblement abattus me rejoignirent après ce déluge d’incongruités. Nous restâmes silencieux pendant un bon moment. Pour détendre l’atmosphère, je rompis le silence et essaya de redonner un peu de moral à mes camarades qui avaient encore du mal à réaliser ce qui leur était arrivé.
Je leur racontai ma mésaventure avec le chauffeur et leur présentai en quelques mots le caractère abject de leur bourreau. Ils s’étonnèrent et revinrent à la réalité.
-         Mais comment peux – tu supporter une telle calamité ?
-         Vous n’avez pas besoin que je vous raconte mes chers amis.
Vous avez vu de vos propres yeux. Ce n’est pas une personne qui se respecte. Heureusement que ce type d’individu n’existe pas chez nous.


-Ah! Ça jamais. Tout sauf ça. Chez nous on sait comment traiter une personne. C’est un crime impardonnable que d’éconduire quelqu’un fut –il un étranger. C’est une violation flagrante de toutes les règles d’hospitalité.
Nous sommes plus attentifs aux étrangers qu’à nos connaissances les plus proches.
- En tout cas moi ce que je ne comprends pas c’est pourquoi il nous traite de la sorte. Et pour qui se prend – il pour agir ainsi ?
Pourtant nous ne lui demandons aucun service. Il faut réellement être un sacré chiche pour verrouiller sa maison de la sorte.
-Je vais vous éclairer en vous racontant son parcours. Pour qui le connaît bien son comportement s’explique aisément. Ce pauvre fils de paysan avait été recueilli quand il était encore très jeune par un colon français qui en avait fait son boy. Après l’indépendance du pays, le blanc rentra en France. Avant de partir, il l’introduisit dans le milieu de l’aristocratie locale. C’est ainsi qu’il tissa de solides relations qui lui ont ouvert toutes les portes. Et comme il n’était pas aussi bête qu’il ne le laissait croire, il s’instruisit et finit par intégrer une école privée où il obtint un diplôme d’aide comptable.
Après sa formation, il entra automatiquement au ministère des finances comme agent de change. Il va ensuite être détaché dans une importante société d’état.
Voilà le secret de celui qui aujourd’hui a le culot de bomber le torse devant des gens de bonne famille. Comme vous le voyez l’équation est toute simple : un fils de paysan qui a réussi à se faire une situation. Vous avez vu ce que ça donne.
-       Bon ça suffit. Oublions pour de bon ce monsieur et venons en aux choses sérieuses.
-Vous avez raison. Donc vous confirmez que les inscriptions ont bien débuté ?
-C’est exact. Le registre est ouvert depuis lundi.
-Et quelles en sont les modalités ?
-Ce n’est pas si compliqué que ça. On exige tout juste un dossier composé d’unextrait de naissance et d’un certificat de nationalité ainsi que la photocopie du relevé de notes. Vous payez ensuite une quittance de mille ouguiyas pour vos frais d’inscription et voilà tout.
-         Et vous n’avez pas une idée sur le mode d’orientation appliqué à l’université ?
-         C’est très simple. Vous avez le choix entre les différentes spécialités existantes.
-         Ça c’est intéressant. Dans ce cas mon choix est fait. Je m’inscrirai en Sciences Politiques.
-         Ah là! vous allez être déçu mon cher, car ce département n’existe pas ici.
-         Quoi ? Quel dommage ! Et dire que je voulais devenir diplomate.
-         Mais cela ne vous empêche pas de le devenir. Vous avez encore toutes les chances. Vous n’avez qu’à choisir une autre spécialité qui pourrait au même titre que les sciences – politiques vous conduire à la carrière de diplomate.
-         Une autre spécialité ? Qu’est ce que vous entendez par-là ? Existe – t – elle ? Je m’en doute
-          bien. Quelle autre spécialité, selon vous, pourrait me sortir d’affaires ?
-         Je ne sais pas moi mais je ne vois pas pourquoi vous ne vous inscrivez pas en Droit ou en histoire par exemple. Je trouve que ces deux disciplines ont un tronc commun avec les sciences politiques.
-         Vous croyez vraiment ?
-         Bien sûr ?
-         Alors dans ce cas je choisis l’histoire car je trouve que c’est une discipline tout à fait
-         passionnante. Et vous, sur quoi va porter votre choix ?
-         Moi j’ai choisi de faire philo.
-         Croyez – vous que vous avez fait là le bon choix monsieur Sidibé ?
-         Effectivement.
                  -Ce n’est pas mon avis. Vous risquez de faire fausse route. Vous devez bien savoir que la philosophie ce n’est pas ce qu’il y a de plus recommandé.
Il y a aussi que dans notre milieu où tout est régi par la loi coranique, il est très mal vu de s’aventurer sur ce terrain là. Et puis n’avez vous jamais lu cette citation de Lénine qui dit que : « La philosophie c’est le chemin des chemins mais le chemin qui ne mène nulle part ».
 Et d'ailleurs un philosophe qu'est ce que c'est dans notre monde aujourd'hui. Pensez donc à votre avenir et soyez plus pragmatique. Qu'allez vous faire après vos études? Je veux bien savoir. Un philosophe ça ne sert qu'à fabriquer des théories aussi inutiles qu'abstraites. Passer toute sa vie à naviguer entre le monde sensible et le monde intelligible, vous ne vous rendez pas compte du gâchis que cela représente.
En tout cas moi si j'ai un conseil à vous donner c'est de vous demander de renoncer à cette discipline pour en choisir une autre qui puisse vous ouvrir des perspectives beaucoup plus larges.
-Je ne partage pas votre avis, Daramane. Dire qu'on perd son temps en s'inscrivant en philosophie c'est beaucoup dire. Je trouve que c'est même exagéré. Vous oubliez qu'à l'université toutes les spécialités se valent.
A la fin de nos études, nous aurons tous le même diplôme et ce qu'elle que soit notre spécialité. Quant au sort qui nous sera réservé après notre formation ce n'est qu'un secret de polichinelle.
La fonction publique est complètement saturée et ne recrute presque plus. Nous serons tous astreints à la règle du système D. Donc que l'on soit historien, philosophe ou économiste, le traitement est partout le même.
-Mais ce que vous ne savez certainement pas Monsieur Oumar c'est que tous les diplômes ne sont pas traités de la même manière sur le marché de l'emploi. Un économiste passe, un historien passe mais un diplômé de philosophie je ne vois pas qui pouvait en avoir besoin.
-J'aimerais bien que vous me le disiez. L'éducation nationale était le seul Département qui faisait appel au service de ces gens là. C'était la seule exception à la règle. Mais depuis quelques années, la porte leur est définitivement fermée. On en avait recruté suffisamment pour couvrir les besoins des établissements secondaires.
            -De toutes les façons, emploi ou pas emploi, bon ou mauvais, moi je ne me pose pas ces questions là. La philosophie c'est ma vocation et je ne vois pas ce qui pourrait m'empêcher de faire des études dans ce domaine.
Vos arguments sont certes très convaincants et votre raisonnement impeccable monsieur Daramane et je vous en suis très reconnaissant ainsi que pour tous les précieux conseils que vous avez bien voulu me prodiguer mais c'est plus fort que moi et je vous prie de bien me croire je suis obligé de m'inscrire en philosophie.
-Alors si c'est ça. Je n'ai plus qu'à m'aligner derrière vous et vous souhaite bonne chance.
            -Et vous Oumar? Je parie après vous avoir entendu tout à l'heure défendre avec bec et ongles le choix de Sidibé que vous êtes tombé dans le même piège que lui.
-Pas du tout. C'était juste pour dire qu'il a le droit de choisir ce qu'il veut. Je n'ai fait que respecter son choix. Après tout, soyons démocrates. Vous ne pensez pas?
-Ah! Si! C'est toujours le cas je suppose mais cela ne doit pas nous empêcher de se concerter et de nous dire la vérité à chaque fois que c'est nécessaire.
Nous devons toujours débattre franchement de tout problème qui concerne l'un de nous pour lui trouver une solution judicieuse. C'est cela qui fera notre force. Cela va aussi dans le sens de la consolidation de nos rapports d'amitié.
Vous n'avez toujours pas répondu à ma question? Qu'avez - vous choisi au juste?
-Moi je vais m'inscrire en lettres modernes françaises.
-Ça c'est une bonne chose. C'est bien vu. Toi au moins tu as eu le mérite d'éviter la philosophie.
C'est pas mal la littérature tu sais. C'est même très intéressant. Et il paraît que dans ce département tous les profs sont des français. De ce côté - ci vous pouvez déjà être tranquille.
Avec les Français, on est toujours sûr de ne pas perdre son temps car on a affaire là à des gens sérieux. Ce sont des valeurs sûres.
Il paraît aussi que les sortants du département lettres sont directement engagés dans l'enseignement secondaire.
Ce sont les principaux bénéficiaires de la nouvelle politique d'ouverture dont l'enseignement des langues étrangères constitue le levier.
-Vous me donnez là des informations que je n'avais pas. Je ne croyais pas si bien faire en choisissant cette branche. Mais si c'est aussi alléchant pourquoi n'avez vous pas sauté sur l'occasion. A vous entendre c'est le chemin le plus sûr et le plus rapide pour intégrer la fonction publique.
-En effet, seulement moi je tiens beaucoup à ma future appartenance au corps diplomatique c'est pourquoi je vais tenter le tout pour le tout pour réaliser ce rêve.
                             -Tiens! Tiens! Mais tu as visé très haut monsieur l'ambassadeur.
                              -Et pourquoi pas? C'est mon droit d'être ambitieux non?
-Je ne dis pas le contraire mais il vaut mieux mettre un peu d'eau dans ton vin car la diplomatie c'est un domaine difficile d'accès.
                              -Un domaine réservé tu veux dire? Je sais bien que c'est une chasse gardée et que seules les grosses têtes y ont accès mais cela ne m'empêche pas de travailler dur pour jouer dans la cour des grands
                             -Sacré Daramane, il est vraiment ambitieux ce type là. Il est toujours sûr de lui et rien ne peut l'arrêter quand il décide de faire quelque chose. S'il veut quelque chose il le fait fut- il au prix du plus grand risque.
       -Ça ne doit pas vous surprendre de lui. On dirait que vous ne l'avez jamais connu. Il a toujours été un bourreau de travail. Cela ne date pas d'aujourd'hui.
Se fixer des objectifs et savoir toujours où il va, voilà son point fort.
      -Je vous remercie beaucoup pour votre honnêteté intellectuelle car ce n'est pas fréquent de croiser des condisciples qui comme vous ont le courage de reconnaître les qualités d'un des leurs.
L'heure du dîner approchait et nous discutions depuis des heures. Tante Zina s'affairait dans la cuisine et n’allait plus tarder à servir son couscous. C'est le moment qu'ont choisi mes deux copains pour s'éclipser.
-Mais vous allez dîner avec nous ce soir tout de même!
-Vous vous moquez de nous ou quoi? Comment pouvons nous faire une chose pareille ? Nous avons toujours en mémoire l'accueil houleux que nous a réservé votre cher correspondant.
-Nous sommes loin d'être prêt à partager son dîner car ce serait là prendre des risques inutiles.
-Vous avez parfaitement raison. Pour l'avoir côtoyé depuis peu j'ai remarqué que devant la nourriture il se comporte toujours comme un lion blessé. C'est ainsi qu'il use de tous les subterfuges pour dégoûter tous ceux qui ont la malchance de partager avec lui le même plat. Devant cette situation vous n'avez pas le choix et vous devez rester sur votre faim.
-Alors il faut te le dire. Tu veux nous jeter dans la gueule du loup. Ce n'est pas pour demain que nous nous mettrons sur la même table que ce type. Nous vous laissons ce triste privilège et vous souhaitons bonne chance. Alors bon appétit et à demain. Nous nous reverrons à la fac.
Tante Zina m'invita à venir dîner. Et comme d'habitude son mari était de très mauvaise humeur. Depuis que je l'ai connu, il était toujours dans cet état. Ma présence dans la maison y était certainement pour quelque chose. Elle lui était insupportable et cela sautait aux yeux.
 Je ne peux pas dire combien cette attitude me déplaisait mais j'étais obligé de la supporter et faire comme si de rien n'était ce qui pour le bouillant jeune homme que j'étais était loin d'être une chose facile.
 C'est pourquoi je craignais que l'un de ces jours, excédé par ses agissements peu responsables je ne lui crache sur la figure tout le mal que je pense de lui ce qui ne manquera pas de faire du bruit.
Mais heureusement, jusque là j'ai privilégié la compréhension et la retenue et ça marche. Pourvu que ça dure. Je n'aime pas créer des ennuis à ma tante et être à l'origine d'une discorde entre elle et son piètre mari. Mais toujours est - il qu'il y avait du rififi dans l'air.
Comme à chaque fois je goûtais tout juste le repas et me retirais dans ma chambre. Ma tante aura beau protester mais cela n'y changeait rien. Et pourtant je ne mourais pas de faim et ne me sentais pas affecté physiquement par cet état de chose.
J'ai été formé à l'endurance et c'est maintenant que j'étais loin de mon père que je commençais à comprendre le sens véritable des privations dont j'étais souvent la victime. Ainsi je pouvais me contenter de peu, manger n'importe quoi et même rester sans rien manger. Dans tous ces cas de figure je pouvais tenir le coup comme c'est le cas dans ce milieu. Mais je ne comptais pas pour autant en rester là. Je comptais sur la bourse que l'université allait m'allouer pour changer de stratégie.

Chapitre XV

Il y a un mois que les cours ont débuté à l'université. Tout se passait bien et je commençais à prendre goût à ma nouvelle vie d'étudiant.
Je n'ai pas eu à me plaindre des cours magistraux comme la plupart de mes camarades qui ne s'y retrouvaient pas et étaient complètement désorientés. Il est vrai que ce n'était pas facile de s'en sortir surtout quand on était pas rompu à la technique de prise de notes.
J'ai la chance d'avoir appris cette technique avec M. Tandja mon prof de terminale. Nos profs étaient ouverts et compréhensifs et ils bénéficiaient tous de notre estime. Il y avait cependant une exception notoire. Il s'agit de M. Werzeg qui était la seule ombre au tableau. C'était pourtant notre prof de paléontologie, l'une des disciplines les plus côtés du département.
Nouvellement rentré au pays, il était porteur d'un DEA en histoire ancienne et avait été parachuté en catastrophe à la fac où il y avait un manque de profs. Fort de cette promotion, il se croyait tout permis et faisait la pluie et le beau temps. C'est ainsi qu'il était devenu la terreur des étudiants en se distinguant par une notation basée sur une subjectivité déconcertante.
Beaucoup d'étudiants ont fait les frais de ce comportement très peu pédagogique et certains y laissaient leur peau en fin d'année.
Quand on sait qu'à l'examen de fin d'année toute note inférieure à cinq exposait l'étudiant à une élimination définitive et que Monsieur Werzeg était passé maître dans l'art de donner de mauvaises notes, on mesure bien l'étendue des dégâts qu'il pouvait causer. Sa capacité de nuire était immense et il n'hésitait pas à s'en servir pour faire parler de lui.
Nous avions été édifiés sur ses méthodes anti-pédagogiques et savions à quoi nous en tenir. Personne ne pouvait être à l'abri.
La première interrogation qu'il nous fit confirma le mal qu'on disait de lui. Il nous avait montré tout ce dont il était capable.
Les notes oscillaient entre un et six. Sur les deux cents étudiants que comptait notre classe, aucun n'avait approché de la moyenne. Le résultat était sans appel et on ne pouvait pas avoir meilleure illustration de ce qu'on soupçonnait chez ce prétentieux qui se croyait au-dessus de tout.
De mémoire d'apprenant je n'avais jamais eu une note aussi catastrophique. J'avais pourtant bien préparé mon devoir et comme d'habitude je n'avais ménagé aucun effort pour me hisser à la première loge. Mais tous mes efforts furent vains et à l'arrivée je me retrouvai avec un un sur vingt.
J'ai pris la chose très mal car j'étais persuadé d'avoir présenté un bon travail. Je m'abstins cependant de protester auprès du prof comme l'avaient fait beaucoup d'étudiants. Je sus depuis ce jour qu'avec un type pareil il ne servait à rien de préparer ses devoirs. Ses critères de correction n'avaient rien à voir avec ce que préconisait l'évaluation moderne. Il avait ses paramètres à lui où l'humeur et la subjectivité pure occupaient une place de choix.
Cela ne m'empêcha pas de continuer à bien préparer mes devoirs quitte à les voir ensuite sanctionnés par des notes aussi mauvaises qu'invraisemblables. Nos heures de cours étaient limitées et on n’était même pas obligés de se présenter en classe. Ce n’était pas comme au lycée où toute absence était sévèrement punie.
Nous avions atteint un stade où on était censé être capable de voler de nos propres ailes.

Chapitre VXI


Si à la maison c'était toujours le statu quo, j'ai appris à me débrouiller avec les moyens du bord. Je pouvais maintenant me passer d'un certain nombre de choses dont la réalisation me causait des ennuis. C'est ainsi que je mangeais de moins en moins à la maison évitant du coup les foudres silencieuses mais dévastatrices de mon hôte.
En effet, depuis que j'ai commencé à percevoir mes bourses, je disposais d'une certaine autonomie et pouvait me payer le luxe de prendre de temps en temps  mon dîner dans de respectables restaurants du centre ville.
Cela me soulagea beaucoup même si je jouais là le jeu de mon hôte. Cela m'importait peu. Je retrouvais par ce fait une paix intérieure qui m'avait déserté depuis le jour où j'avais commencé à partager le même plat que cet Ely.
Sur un tout autre plan, j'ai trouvé une parade qui me permettait de faire mes travaux de la soirée sans être dérangé. A la maison, tout était rationné. D'abord l'eau. Pour se baigner vous devez tout juste mouiller le corps car vous ne payez pas la facture, vous faisait on entendre avec une désinvolture et un cynisme dignes d'un vaurien.
Il y a ensuite le thé que vous êtes autorisés à consommer une seule fois par jour car cela ne vient pas de votre poche selon la terminologie du pingre.
Il n'est pas jusqu'au temps que vous devez passer dans les WC qui ne soit soumis à une règle c'est à dire compté.
L'électricité n'était pas en reste non plus et avant d'actionner un interrupteur il faudrait au préalable avoir la permission du chef. Ainsi, dans cette famille aux pratiques peu orthodoxes, votre vie était sous haute surveillance. Tous vos faits et gestes étaient étroitement surveillés.
Le soir, quand je travaillais dans ma chambre je me trouvais toujours dans l'obligation d'interrompre tout ce que je faisais car c'était là le vœu du chef.
Si malgré son caractère il avait encore un peu de pudeur pour ne pas me dire directement d'éteindre la lumière il faisait tout pour me le faire comprendre. Et pour s'y prendre il se rabaissait souvent par des actes aussi enfantins qu'humiliants pour une personne qui se respecte.
En plus au cours de ses va - et - vient il murmurait des paroles que je ne percevais qu'à peine et dont la teneur laisserait à désirer car ils s'adressaient à moi.
Tout ce cirque, était fait pour me décourager et m'amener à interrompre mes révisions pour éteindre la lumière. Excédé par ces agissements j'étais dans l'obligation de trouver un lieu beaucoup plus favorable. Je ne tardai pas à le trouver.
 Quelques jours auparavant, j'en avais parlé à mon ami Hamidou qui était un compagnon et un collègue. Il s'était inscrit en histoire non pas parce qu'il voulait devenir diplomate comme moi mais simplement par vocation.
Chez lui il avait une chambre digne de ce nom. Elle était équipée et rien n'y manquait. C'était un cadre idéal pour travailler. Là on était sûr de ne pas être dérangé.
Hamidou me remit une clé et me donna carte blanche. Je pouvais venir quand je voulais et comme je voulais. J'avait ainsi trouvé une solution à mon problème et quelle solution!
Ainsi face à cette adversité que je supportais très mal j'avais adopté une stratégie qui consistait à trouver un échappatoire à chaque fois que cela était possible.
Je me passais ainsi de plus en plus de pas mal de services que cet homme m'assurait à contre cœur. J'étais sur le chemin de l'autonomie qui ne tarderait plus à se réaliser. Et le jour où je pourrai narguer celui qui par son outrecuidance m'avait réservé le plus piètre des accueils approchait.
Tante Zina ne se doutait de rien. Pour elle mon séjour se déroulait bien. C'était du moins ce qu'elle laissait croire à part qu'elle s'inquiétait un peu de mes absences de plus en plus fréquentes.
Elle ne savait peut être pas que c'est son mari qui, en toute connaissance de cause m'empêchait d'être présent à la maison le plus souvent. Mais ne connaissait- elle pas donc son mari?
 Ne savait-elle pas que son comportement était insupportable pour toute personne qui se respecte?
Cela m'étonnerait très fort. Elle ne pouvait pas ignorer les frasques de son conjoint. Elle devrait être plutôt victime de son devoir de réserve qui lui interdisait de faire la moindre observation sur la conduite de son partenaire.
De mon côté je n'étais pas prêt à me plaindre auprès d'elle de l'attitude peu avenante de son époux.
Je craignais que cela ne crée une discorde entre eux et je ne voulais pas être à l'origine d'un quelconque malentendu.
Je m'étais promis de garder cette attitude tant que je logerais chez eux quitte à ce que je continue à payer les pots cassés.

Chapitre XVII


L'année touchait à sa fin. Tout le monde était pris par la fièvre des examens et je n'étais pas en reste. En compagnie de Hamidou je passais une bonne partie de la soirée à revoir mes cours. Nous avions mis en place un emploi de temps que l'on suivait scrupuleusement.
Pour éviter toute mauvaise surprise, nous consacrions beaucoup plus de temps et d'énergie à la paléontologie. Mais cela suffirait - il pour empêcher M. Werzeg de sévir? Rien n'était moins sûr et nous étions très inquiets.
Toutes les épreuves s'étaient bien déroulées, la paléontologie y compris. On attendait les résultats qui tardaient à venir. La tension était vive et chacun s'inquiétait du sort qui lui sera réservé.
Un seul nom était sur toutes les lèvres  et occupait toutes les conversations. Vous l'avez bien deviné c'était bien celui de Werzeg le prof de paléontologie. On devisait sur sa sévérité et sur son immense capacité de nuisance. On savait qu'il n'hésitait pas à vous flanquer une note éliminatoire vous écartant purement et simplement de la course. C'était ce triste sort que chacun voulait éviter.
Il y avait trois heures que les profs du département étaient en conclave. Les délibérations n’allaient plus tarder. Ce n'était plus qu'une question de minutes et chacun retenait son souffle. Tous les étudiants étaient là et attendaient les résultats.
A midi, Rida, le prof d'archéologie fit son apparition à la porte de la salle muni d'une liste sur laquelle étaient inscrits les noms des heureux élus. Il demanda à tout le monde de tendre l'oreille pour écouter la décision du jury.
On ne se fit pas prier et un silence de mort régna dans l'assistance.
Tout celui qui entendait son nom se retirait bruyamment et allait s'éclater hors du cercle laissant aux autres l'angoisse de l'attente.
Lorsqu'on appela mon nom  j'étais tout trempé. Le retard que cela avait pris m'avait laissé envisager le pire et m'avait fait l'effet d'une douche froide. Je ne me retirai pas quand j'entendis mon nom. J'étais resté auprès de Hamidou pour connaître le sort qui lui sera réservé.
J'étais le dixième sur la liste et à en croire une rumeur qui se répandit comme une traînée de poudre il y avait quinze admis appelés encore à passer l'oral. je craignais très fort pour mon ami. On venait d'appeler le quatorzième nom et Hamidou allait s'effondrer quand il entendit enfin le sien. Il était le dernier sur la liste. Nous criions tous de joie et nous nous retirions quelques minutes à l'écart pour se congratuler et commenter à chaud ces résultats qui dans l'ensemble étaient catastrophiques.
Nous rejoignîmes ensuite nos camarades et les palabres allèrent bon train.
A la maison, je me gardai d'informer qui que ce soit du résultat obtenu. Ma tante dont le niveau d'éveil n'était pas aussi élevé qu'on puisse le croire ne s'intéressait presque pas à mes études. Elle ne me demandait jamais comment je m'en sortais à la Fac.
 Plus grave encore, elle ne savait même pas ce que je faisais à l'université. Ce n'est pourtant pas parce qu'elle était ignorante, elle était secrétaire de formation et occupait comme son mari un poste dans l'administration publique.
C'était pour d'autres raisons que je n'ai jamais cherché à connaître et je ne me posais même pas de questions à ce propos je m'en foutais éperdument. Quand à son mari, je n'avais pas affaire à lui. Je ne lui parlais presque jamais.
Il y avait ainsi cette espèce d'écran qui nous séparait et faisait que je ne leur exposais jamais mes problèmes et ne leur faisais pas partager mes joies et mes angoisses.

Chapitre XVIII

L'année universitaire était terminée. Je me préparais pour rejoindre mes parents après tant de labeur et de déconvenues. L'heure des vacances avait sonné.
J'avais le choix entre aller voir mon père, retrouver cette famille qui m'a vu grandir ou faire le voyage de Dramcha pour renouer avec un passé lointain mais toujours présent. Là - bas je vais retrouver ma mère et une ville que je n'ai plus revu depuis ma plus tendre enfance.
Entre le retour aux sources qui me ferait beaucoup de bien et ce pèlerinage encore plus alléchant, le choix n'était pas facile à faire. Et si je visitais les deux endroits me disais-je. C'était là la solution idéale et c'est ce que j'avais fini par décider. Avec mes bourses de vacances je devais être en mesure de tenir le coup.
Mon père m'écrivait souvent pour me prodiguer conseils et encouragements. Il me répétait qu'il était fier de moi et que je devais persister dans la voie suivie car c'était la bonne.
A plusieurs reprises j'ai eu à lui expédier une somme d'argent qui pour symbolique qu'elle était le réconfortait.
C'est le geste en lui même qui forçait son admiration et il ne manquait pas une occasion pour me le dire. Cela me permettait d'avoir la conscience tranquille.
Ma mère aussi demandait de mes nouvelles et à chaque fois elle m'envoyait un cadeau. Tantôt c'était des arachides grillés, tantôt c'était des dattes, du beurre ou d'autres produits du terroir. J'étais très content à chaque fois que ma tante me remettait un Coli venant de ma mère. Cela me faisait le plus bon effet et me réconfortait énormément.
En retour je ne manquais aucune occasion pour lui envoyer de quoi garnir sa petite échoppe.
Aziza m'aimait beaucoup et le disait à qui voulait bien l'entendre et je le lui rendais bien.
Elle a toujours eu un faible pour moi me confiait- elle et notre séparation précoce ne fit que renforcer ce lien. C'est ainsi qu' à chaque fois qu'elle venait me voir à Bassigol j'éprouvais un étrange sentiment fait de joie et de tristesse.
 Pour moi elle était synonyme de joie, d'amour et de sécurité, toutes ces valeurs qui furent absentes de l'environnement sans pitié dans lequel j'avais vécu. Mais à chaque fois que je la revoyais toutes ces valeurs enfouies renaissaient de leurs cendres. J' étais pressé de la revoir pour revivre ces grands moments de joie qui faisaient mon bonheur l'espace d'un bref séjour.
J'étais prêt et n'attendais plus que les résultats de l'oral pour déguerpir. Cela ne tarda pas et les résultats définitifs furent proclamés.  J'étais admis en deuxième année, mon ami Hamidou aussi.
Je pouvais alors faire mes bagages et prendre la première voiture en partance pour Bassigol. Mon programme était le suivant: j'avais décidé d'aller passer une ou deux semaines avec mon père avant de continuer sur Dramcha où je devais passer le reste de mes vacances.
Mon arrivée à Bassigol ne passa pas inaperçu. J'étais accueilli en véritable héros et on me fit tous les honneurs. Mon père m'entoura d'une attention bienveillante. Ce n'était  plus le petit enfant docile et sans importance qu'on accueille là mais l'étudiant qui focalise tous les espoirs. C'était le fils prodige qui faisait la fierté de toute une famille.
On m'accueillit ainsi avec toute la pompe nécessaire. On venait de tous les coins du quartier pour me saluer et me souhaiter la bienvenue. J'étais complètement débordé et même dépassé par la tournure que prenaient les évènements. Yaye Arame entra dans la danse et organisa une grande réception pour fêter l'événement.
Après cette première journée très haute en couleurs on ne tarda pas à réclamer les cadeaux et chacun attendait monts et merveilles. Le hic c'était qu'on me prenait pour un gros bonnet. Le seul fait que je sois bachelier et étudiant à l'université résident à Gazra me faisait passer aux yeux de mes frères pour un personnage très important.
Je m'attendais à cette situation et avait fait de mon mieux pour faire plaisir à tout le monde. Et chacun eut droit à son petit cadeau. On accepta volontiers toutes ces offrandes et je pus ainsi tirer mon épingle du jeu.
Tout le monde était content de moi et c'était là l'essentiel. Les jours passèrent vite et mon séjour touchait à sa fin. Je n'allais plus tarder à quitter ce lieu où j'avais vécu tant de misère et qui aujourd'hui me réhabilite en me réservant le plus beau des accueils
Qu’elle est complexe la vie! C'est un tissu de paradoxes et d'énigmes qu'il est pratiquement impossible de cerner.
Comme je m'y attendais, mon père me demanda un compte rendu détaillé de mon séjour à Gazra.
La discussion eut lieu le jour même de mon arrivée. C'était le soir après le dîner. Yaye Arame était présente. Il y avait aussi mon oncle Moussa.
Mon père s'adressa à moi en me demandant avec une familiarité que me surprit de lui raconter mon aventure.
-je crois que tu n'as pas eu de problème? Commença t- il.
-Non! Non! Tout s'est bien passé. Il y a eu plus de peur que de mal répondis-je. Tante Zina a été très gentille avec moi. C'est une bonne femme.
-Que Dieu soit loué! Ne vous en faites pas mon fils il ne vous arrivera que du bien. Vous aurez toujours mes bénédictions. Mais soyez vigilant et rappelez vous toujours de mes conseils. Si quelqu'un vous ferait du mal, payez le lui toujours en bien. Il ne faut jamais accepter de tomber dans le piège de la vindicte et de la méchanceté.
Si je n'avais pas dit toute la vérité à mon père c'est qu'il n'était pas dans mes habitudes de raconter mes déboires à qui que ce soit. Je préfère garder mes problèmes pour moi.
Les conseils de mon père étaient toujours les bienvenus mais j'étais loin de les appliquer à la lettre.
J'avais mes propres remèdes à toute situation et j'entendais toujours les mettre en œuvre pour marquer ma différence.
J'aurai bien voulu suivre les conseils de mon père qui avaient le mérite de la justesse et de la sagesse mais ma nature ne pouvait pas envisager des réactions aussi douces. Je suis très belliqueux et je n'acceptais jamais la résignation et la défaite.
Après le plaidoyer de mon père, Yaye Arame prit la parole et ajouta:
-         Daramane est un enfant bien éduqué et Dieu aime les enfants bien éduqués.
C'est un garçon qui n'oublie pas ses parents comme font beaucoup de ses amis. De ce fait il bénéficiera toujours de notre soutien et de nos bénédictions.
Et c'était à mon oncle de conclure:
-         Daramane c'est un don du ciel. Nous continuerons à veiller sur lui en faisant appel au concours du bon Dieu. Quant à toi Daramane je veux bien que tu comprennes ceci: Dieu sera toujours à tes côtés tant que tu continuera à suivre les directives de ton père.
Il faudrait veiller sur tes prières. Il faudrait aussi rester à l'écart d'une certaine vie. Elle peut être tentante mais peu recommandable.
Beaucoup de jeunes y ont perdu tous leurs repères et sont aujourd'hui à la dérive. Sois courageux mon fils que Dieu te bénisse.
J'étais au terme de mon séjour à Bassigol et je me préparais pour le grand voyage.
Je me revoyais déjà dans cette maison qui m'avait vu naître, entouré de tous ceux que j'avais abandonné il y a plus de dix ans. J'étais pressé de leur témoigner mon attachement indéfectible et leur montrer que j'ai continué à les aimer. On avait plein de choses à nous dire. Dix ans c'était trop.
Je m'imaginais auprès de Zram mon meilleur ami d'enfance. Me reconnaîtrait- il?
En tout cas pour ce qui me concerne la question ne se posait pas car j'avais une bonne mémoire et je n'avais rien perdu de ma lucidité d'antan.
J'avais encore en tête les noms de toutes mes connaissances et je n'avais oublié personne. Cette performance je la dois à ma mémoire d'éléphant qui m'a par ailleurs été d'un grand secours à l'école.
Le voyage entre Bassigol et Dramcha n'était pas de tout repos. J'en savais quelque chose pour l'avoir déjà fait même si c'était dans le sens inverse. Cela revenait au même. Les choses avaient beaucoup changé depuis lors. A la place d'une piste à peine praticable à l'époque, il existe maintenant une route entièrement bitumée. Pour faire ce voyage, j'ai choisi un taxi brousse. C'était là le moyen le plus rapide et le plus confortable. Mais ce ne fut pas une promenade de santé et le voyage fut long et fastidieux.
C'est de nuit que nous arrivâmes à Dramcha. La famille ne dormait pas encore et l'on se perdit en commentaires et en rires quand je fis irruption dans la maison.
C'est ma mère qui, la première me reconnut malgré l'obscurité ambiante. Lorsqu'elle me vit elle cria très fort alertant du coup tous les autres qui accoururent pour venir voir de quoi il s'agissait.
On afflua de toutes parts et un cercle se forma instantanément autour de moi. Rires et pleurs se confondirent en une symphonie inédite.
Les premières émotions passées, on revint sur terre et chacun y alla de ses questions voulant tous en savoir un peu plus sur ce que j'étais devenu depuis que je les avais quitté.
On me posa des questions sur mon cadet, sur mes autres frères ainsi que sur mon père et ma mère adoptive.
On me demanda comment j'ai pu vivre dans ce milieu qui a priori m'était totalement étranger. Comment j'ai été accueilli? Est - ce qu'on a été sympathique à mon égard? Comment enfin j'ai pu arriver à parler leur langue?
J'essayais tant bien que mal de répondre à toutes ces interrogations et étancher ainsi leur soif de savoir. Nous dînâmes très tard. On avait mis de côté le dîner qui était déjà prêt pour me préparer un autre tout à mon honneur. On n’a pas attendu le lendemain pour égorger un mouton. Le dîner fut copieux.
Le matin je fus réveillé par le charivari qui régnait dans la cour de notre maison. Des voisins étaient venus dès les premières heures de la matinée pour me voir.
La nouvelle de mon arrivée s'était répandue la veille; c'est ce qui expliquait cette grande affluence.
Mes amis d'enfance étaient au premier rang des visiteurs avec à leur tête Zram. Ce n'était pas le plus intelligent de tous mais il était à coup sûr le plus chanceux.
Il avait réussi au baccalauréat et avait bénéficié d'une bourse d'étude dans un pays africain. Je ne savais pas encore lequel. J'étais pressé de le voir pour qu'il me précise de quel pays il s'agissait.
Nous étions tous les deux en vacances et nous aurons à discuter de nos études respectives et aussi de tous nos souvenirs d'enfance. Mon programme fut très chargé. Je n'avais pas de répit. J'avais retrouvé tous mes amis de la première heure et je me donnais entièrement à eux comme si je voulais rattraper le temps perdu.
Ils étaient tous là: Phophana, Ben, Ali et tous les autres. Maintenant ce sont tous de sages gaillards.
On ne perdait pas notre temps. Tour de thé, ballades nocturnes et j'en passe, les activités ne faisaient pas défaut.
Ma famille ne me voyait qu'à l'heure des repas. Je n'acceptais jamais de me restaurer ailleurs. C'était là un vieil enseignement de mon père qui me collait toujours à la peau et le cours intermède chez tante Zina n'y avait rien changé.
A la maison j'étais très choyé et on rivalisait d'ardeur pour me mettre à l'aise. Ce traitement de choix me gênait un peu même s'il s'inscrivait dans le sens normal des choses.
Je n'ai jamais voulu être avantagé et l'éducation que j'avais reçue y était pour beaucoup. Mais mes inquiétudes étaient vite dissipées quand je pensais que tout ce déploiement d'attention n'avait rien d'artificiel et n'était que le fidèle reflet d'un amour sincère.
Maintenant je savais tout sur mes amis. Dans leur grande majorité ils étaient dans l'antichambre du bac et se préparaient déjà à affronter cette grande épreuve. Zram quand à lui avait le même statut que moi.
Il m'a donné beaucoup plus de renseignements le concernant. Il me précisa notamment qu'il poursuivrait ses études en Côte d'Ivoire où il était inscrit dans la faculté de médecine.
Admis au bac avec mention, il eut droit à une bourse à l'étranger, privilège que j'avais raté d'un cheveu pour avoir chuté en français. Mais je gardais l'espoir et estimais que ce n'était que partie remise. J'avais encore la possibilité d'aller à l'étranger. Pour cela il fallait bien bosser à la Fac pour sortir major de ma promotion. C'est le pari que je m’étais fixé d'ailleurs.
La grande horloge du temps tournait inexorablement et les ouvertures approchaient à pas de géants.
Je me préparais pour reprendre du service et c'est avec un pincement au cœur que je m'apprêtais à quitter tout ce beau monde pour aller rejoindre Ely qui m'attendait de pied ferme.
J'étais sûr d'une chose, il ne reviendra jamais à de meilleurs sentiments car cela ne lui ressemblait pas. Pas plus que je n'en avais parlé à mon père, je n'avais pipé mot à ma mère. A chaque fois qu'elle me parlait de tante Zina et de son mari je m'ingéniais à détourner la conversation sur un sujet beaucoup plus gai pour moi.
En effet j'avais une très grande aversion pour ce personnage qui ne m'inspirait que du  dégoût. A chaque fois que j'entendais parler de lui, toutes ses bassesses me revenaient automatiquement à l'esprit et j'étais très vite gagné par la nausée.

Chapitre XIX


Passé le cap de la première année, on pouvait maintenant s'estimer heureux. A l'université c'était la tâche la plus ardue. Les chiffres parlent d'eux mêmes.
Sur les deux cents étudiants que comptait notre classe nous étions tout juste une vingtaine à avoir tiré notre épingle du jeu.
Si en première session on avait dénombré quinze admis, à la session d'octobre il n' y avait eu en tout  et pour tout que cinq admis.
Werzeg avait frappé très fort et ses notes avaient pesé très lourd dans la balance. A l'arrivée ce sont des dizaines d'étudiants qui ont vu leurs espoirs fondre comme  neige au soleil et qui sont du coup privés d'un passage en deuxième année que beaucoup d'entre eux méritaient.
Mon ami Hamidou avait passé toutes ses vacances à Gazra et c'est avec plaisir que je l'ai retrouvé. Il n'avait pas changé d'un iota et était toujours aussi gentil et disponible. Tout était comme avant sinon qu'il avait changé de chambre. C'est ce que j'avais pressenti d'ailleurs. J'ai remarqué que la maison avait été entièrement rénovée et agrandie à tel point qu'à mon arrivée j'étais complètement dépaysé tant le contraste avec ce que j'avais laissé était saisissant. Hamidou m'expliquera que c'est profitant d'une grosse affaire, que son père avait décidé d'entreprendre ces travaux.
Hamidou occupait maintenant une chambre beaucoup plus spacieuse et décorée de motifs d'une beauté rare. Il me renouvela sa confiance et me réitéra son hospitalité en m'invitant une fois de plus à partager avec lui ce beau joyau.
Il faut dire qu'on ne pouvait rêver d'un meilleur cadre pour travailler sérieusement. J'acceptai volontiers cette invitation et récupérai une clé. Comme l'année passée c'est ici que je vais travailler loin des tracasseries de tout genre.
Le corps professoral n'avait pas changé et le tristement célèbre Werzeg était toujours là.
Le programme était beaucoup moins chargé cette année. Beaucoup de matière avaient disparu de l'emploi du temps. Cela s'explique par le fait que c'est en deuxième année qu'on optait pour telle ou telle branche du vaste domaine de l'histoire.
Ainsi toutes les matières qui n'entraient pas dans le cadre de ce choix étaient éliminées. Pour ce qui nous concernait, toutes les matières qui traitaient de la géographie ne figuraient plus au programme. Voilà pourquoi on se retrouvait en fin de compte avec un programme peu étoffé. Mais cela ne signifiait pas pour autant qu'on était exempté de travail et qu'on pouvait dormir tranquillement. Bien au contraire.
Les choses sérieuses venaient de commencer et on devait cravacher dur pour tenir le coche. Je n'avais pas besoin de me faire prier et je reprenais de plus belle mes études avec pour seul objectif de finir l'année en beauté c'est à dire, en clair, aller en classe supérieure.
La tâche était si exaltante qu'il y avait en jeu un diplôme à conquérir. En effet l'étudiant se voyait offrir à chaque fin de cycle un diplôme.
Pour le premier cycle qui dure deux ans c’était le DEUG. Pour le second cycle l’étudiant avait droit à la Maîtrise.
Il fallait donc mettre les bouchées doubles car cela en valait la chandelle.
Chez Ely c’était toujours le statut – quo ante. Plus les jours passaient plus il se durcissait davantage. Tante Zina toujours souriante et très coopérative contribuait à détendre une atmosphère complètement pourrie et qui sans sa présence aurait été irrespirable.
-Tu te fais rare à la maison protestait - elle. Qu'est ce qui ne va pas Daramane?
On dirait que tu nous fuis et même pour les repas tu deviens de plus en plus irrégulier.
-Oh ne t'inquiète pas pour moi tante Zina. Je suis assez mûr pour savoir ce que je fais. Tu sais, je suis très chargé cette année et cela m'oblige à m'investir entièrement. Je passe le plus clair de mon temps dans les bibliothèques ou chez mon ami Hamidou. Nous sommes chroniquement ensemble et je suis bien comme ça. Il n'y a aucun problème et tout marche comme sur des roulettes.
-Alors si tel est le cas c'est tant mieux. Je m'inquiétais seulement pour toi et je voulais en savoir un peu plus. En tout cas si jamais tu as un problème n'hésite pas à m'en parler. Je suis ta tante et je serai toujours à tes côtés à chaque fois que cela était nécessaire.
-Ne t'en fait pas tante, tout ira bien.
Apparemment mes absences prolongées de la maison ont fini par éveiller ses soupçons. Et pourtant cela ne datait pas d'aujourd'hui. Elle aura mis bien du temps à comprendre la pauvre, et encore avait- elle vraiment compris? Son mari lui a- t- il dit quelque chose? Et que peut - il lui dire? Quelles conneries a- t- il pu lui raconter?
Une chose est sûre, il y a quelque chose qui cloche dans cette affaire. Si ma tante m'a parlé sur ce ton interrogateur comme elle ne l'avait jamais fait auparavant c'est qu'elle doit avoir une raison bien solide.
Quoiqu'il en soit je n'avais aucune envie de revenir en arrière et j'étais décidé à poursuivre la stratégie dont je commençais à récolter les fruits; des coups de semonce comme celui là ne servaient qu'à me renforcer dans ma conviction et comme on dit, le chien aboie, la caravane passe.

Chapitre XX

Avec mon ami Hamidou je me sentais parfaitement à l'aise. En sa compagnie, je me sentais toujours bien dans ma peau. On passait le plus clair de notre temps à discutailler. Si nos discussions portaient le plus souvent sur les études on savait également faire des détours en parlant d'autres choses. Certains soirs on n'hésitait pas à inviter des copines pour aller boire un verre dans un restaurant guinéen. On revenait ensuite à la maison et on s'amusait bien. Mais il est vrai que ces moments de détente n'occupaient qu'une part congrue de notre précieux temps.
On était trop conscient de notre mission qui était de réussir nos études et on renvoyait la bringue à plus tard et il n'est jamais trop trad.
Cette semaine, nous étions très pris par les exposés qu’on devait présenter. Je devais parler des sources de l’histoire africaine. Mon ami quant à lui travaillait sur l’islamisation de l’Afrique noire.
-je trouve ton sujet très intéressant Hamidou et j'ose espérer que tu nous apportera un éclairage nouveau sur cette question. Tu as un avantage que je n'ai pas. Il y a beaucoup d'ouvrages traitant de ton sujet.
-Tu crois? Je me disais qu'il sera difficile de trouver la documentation nécessaire et de réunir tous les éléments qu'il fallait.
-Alors tu peux te rassurer. Je me rappelle avoir vu un ouvrage d'un certain Al - Bekri qui renferme des informations de première main sur la question.
-Ah bon! C'est à la bibliothèque ?
-Non pas à la B.U. mais au Centre Culturel Français. Si tu veux nous irons ensemble là-bas. Je vais te le montrer. Et ce n'est pas tout il y a également un opuscule d'Ibn Battuta qui traite du commerce transsaharien.
-Mais je ne vois pas quel est le lien avec mon sujet.
-Quoi? Vous n'allez pas me dire qu'il n ' y a pas de lien entre les deux thèmes.
-Ce n'est pas ce que j'ai dit. Mais je veux que vous me dites qu'est ce qu'il y a de commun entre les deux phénomènes ?
-Eh bien ça saute aux yeux. Ce n'est pas moi qui devrait vous apprendre que c'est par ce commerce transsaharien que l'islam a pénétré dans les empires noirs de Ghana et de Mali. Ce sont les commerçants arabes qui avaient assuré cette diffusion parallèlement à leurs activités de négoce. Vous y voyez un peu plus clair non?
-         Vous avez raison. Il suffisait d'y penser. Maintenant vous allez me montrez ces deux ouvrages qui vont beaucoup m'aider je l'espère.
-         Il reste que pour ce qui est de mon sujet, je n'arrive pas à mettre la main sur le moindre document.

M. Charles m'avait recommandé un certain Stewart. Je crois qu'il est américain. Il aurait écrit plusieurs articles sur la question et il a présenté récemment une importante communication au colloque de Kumbi - Saleh.
-         Mais M. Charles ne vous a-t-il pas donné les références nécessaires ?
-         Si. Tous ces articles sont parus dans la revue de l'IFAN et la communication a été publiée sous la forme d'un opuscule qui m'a - t-il affirmé est disponible au CCF. Mais le Directeur du Centre m'a fait entendre que cet ouvrage a effectivement été commandé mais qu'à ce jour il n' a pas encore était livré par l'éditeur. Et comme vous le savez le temps presse.
-         Vous n'avez donc absolument rien trouvé à ce sujet?
-         Un peu oui mais j'estime que c'est insuffisant pour présenter un travail sérieux.
-         Vous ne préparez pas une thèse à ce que je sache et je suis sûr que les éléments qui sont déjà en votre possession vous permettront de se tirer d'affaire.
-         Vous avez parfaitement raison. J'ai recueilli certaines informations qui constituent un bon apport. Mais ce n'est là qu'une maigre consolation. Vous savez bien que je n'aime pas faire les choses à moitié. Je ne veux pas prendre le risque de me faire passer pour un paresseux voire un incapable. C'est là une chose que je n'accepterai à aucun prix.
-         Mais dites moi d'abord. Votre sujet porte sur quoi au juste?
-         Je croyais vous l'avoir dit.
-         L'intitulé oui. Mais je n'arrive pas à en cerner les contours. Les sources de l'histoire africaine! Ça me paraît très flou. Je ne vois pas quelle particularité on peut lui trouver pour la dissocier de l'histoire universelle.
-         Vous n'allez pas me dire que les sources de l'histoire africaine sont identiques avec les sources de l'histoire occidentale par exemple.
-         Je ne vois pas la différence mon cher ami.
-         Elle est pourtant bien là. Ça saute même aux yeux.
Ce sont là deux civilisations que tout oppose. L'une est fondée sur l'écrit et l'autre tire toutes ses références de la tradition orale. Si l'historien occidental peut se référer à des textes écrits, l'historien africain doit se contenter le plus souvent de recueillir des informations qui se transmettent de génération en génération avec toutes les déperditions et les falsifications que cela suppose. Et cela n'est pas sans poser de sérieux problèmes aux historiens qui doivent se démener pour faire la part des choses. C'est ce que me disait M. Charles l'autre jour et ça me paraît tout à fait pertinent.
-Moi aussi je trouve que c'est là une thèse tout à fait plausible. A mon avis tu dois te contenter des informations que tu as déjà glané et essayer de faire avec. Et tâche d'être plus modeste, il y va de ton intérêt.
-Oh! Trêve de balivernes. Je tiens à réussir mon exposé, c'est tout. Tu ne vas quand même pas m'en vouloir pour ça. Je veux forcer l'admiration comme c'est dans mes habitudes. J'ai toujours été ainsi mon pote et je n'y peux rien, toi non plus.
Avec Hamidou le courant passait très bien et aucun de nous ne pouvait entreprendre quoi que ce soit sans en parler à l'autre. C'était valable pour les études mais c'était valable aussi pour tous les autres domaines. Et quelles que soient nos divergences qui surgissaient de temps à autre on finissait toujours par accorder nos violons.
La semaine qui s'annonce sera très chargée.
Il y aura non seulement nos exposés à présenter mais nous aurons aussi la visite d'une délégation de l'université de Nanterre venue dans le cadre des accords inter-universitaires. Ces profs animeront un cycle de conférences.
Le programme était déjà connu et pour y avoir jeté un coup d'œil je savais que le menu était très alléchant. Il y avait notamment cette conférence portant sur les origines de l'homo sapiens et animée par le professeur Bernard Thibaut, un paléontologue de renom qui était très attendu par le public estudiantin.


Chapitre XXI

La bonne nouvelle de l'année aura été sans conteste l'ouverture d'un restaurant universitaire. Il était ouvert à tous les étudiants. Cela soulagea beaucoup d'entre nous qui avaient du mal à joindre les deux bouts ou étaient en délicatesse avec leurs correspondants comme c'était mon cas.
Il y avait bien longtemps que je m'étais abonné à un restaurant de la place et c'était là le moyen le plus sûr pour grever mon maigre budget.
Je m'y rendais à chaque fois que c'était possible pour éviter le fameux face à face qui me faisait perdre l'appétit.
C'était donc une aubaine pour moi que l'ouverture de ce restau. Les prix étaient très abordables pour ne pas dire symboliques comparativement à ceux qui étaient pratiqués en ville.
En dehors du petit déjeuner et des deux autres repas quotidiens, on nous proposait des sandwichs et plusieurs autres victuailles ainsi que des boissons, le tout à des prix défiant toute concurrence.
L'année commença ainsi sous de bons auspices. Il y avait également l'arrivée de nouveaux camarades à l'université. Cela élargit notre cercle très restreint.
Parmi les nouveaux venus, un vieil ami d'enfance. Ben comme on l'appelait était inscrit en sciences économiques.
A Dramcha nos deux familles étaient voisines et nous étions comme des frères.
Cette amitié des premières heures était inaltérable. C'était un acquis et la complicité était toujours de mise. Ben habitait chez son oncle qui était un haut cadre de l'administration. C'était un type respectable et son hospitalité était légendaire. Tout le monde l'aimait et partout on parlait de sa bonté. Il avait la cote comme ont dit. Mais la position privilégiée qu'il occupait ne l'empêchait pas d'avoir les pieds sur terre et d'être ouvert à tous.
Sa maison était un asile pour tous les laisser pour compte et autres chômeurs en quête de pitance et de gîte. Il n'était pas hautain. C'était au contraire quelqu'un qui avait un profond sens de la modestie. Il réunissait en lui des qualités humaines qu'il est difficile de trouver toutes chez le même individu.
Et c'était là un nouvel atout à mettre à mon actif. C'est ainsi que certains jours je passais la journée avec Ben ce qui représentait toujours pour moi des ennuis de moins.
C'est ainsi que mes perspectives s'étaient élargies et mes possibilités s'étaient multipliées. Je n'étais plus loin d'atteindre mon objectif qui était de limiter au strict minimum mes séjours à la maison et éviter du coup les contacts avec Ely.
Tout allait bien et les jours filaient à un rythme effréné. J'avais l'impression que le temps passait beaucoup plus vite. Nous étions déjà en mars et dans moins de deux mois c'était les examens de fin d'année.
Je recevais régulièrement les nouvelles de mes parents. Tout le monde se portait bien et de ce côté là j'étais tranquille.
Mon père m'informa dans sa dernière lettre qu'il sera de passage à Gazra pour régler certains problèmes. Il me donna la date précise de son arrivée et l'endroit où il comptait passer son séjour. Ce ne sera bien sûr pas dans la même famille que moi.
Mon père connaissait certes ma tante Zina mais de là à venir héberger chez elle il y avait un pas qu'il ne franchirait jamais. Il avait suffisamment de relations mais aussi de parents pour pouvoir se passer des services d'une dame qui donnait déjà l'hospitalité à son fils et dont il ne connaissait même pas le mari. Il était très prévoyant et ne se risquerait jamais dans une telle aventure. Il logera donc comme il me l'avait dit chez son ami Ousmane qui était médecin.
Ce séjour de mon père me permettra de faire l'économie du voyage que je devais effectuer pendant les vacances pour aller le voir. Je pourrais ainsi aller directement à Dramcha.
L'arrivée de mon père coïncida avec le début des examens. Il ne pouvait pas si mal tomber et ce d'autant plus qu'il avait apporté avec lui une nouvelle particulièrement bouleversante. C'était le décès de l'un de mes petits frères, Madior en l'occurrence.
J'étais interloqué et abasourdi. Mais que faire contre les coups fourrés du destin? Le mal était déjà fait et il ne servait à rien de se perdre en lamentations inutiles.
J'ai essayé de me rendre à l'évidence en avalant la nouvelle et en oubliant ce qui arriva. Mais c'était peine perdue. Je vouais à tous mes frères un amour profond. Un amour que je n'extériorisais peut -  être pas mais un amour sincère, ne souffrant d'aucune hostilité véritable. Et cela était valable pour ma sœur Fatma qui avait à un certain moment souffert de mon inimitié mais ce n'était là que des humeurs d'enfant.
Cette triste nouvelle tomba au mauvais moment et perturba tout mon programme. Je n'aurai pour rien au monde raté les examens mais avec ce qui venait de m'arriver je commençais sérieusement à envisager cette hypothèse. J'étais profondément bouleversé et je n'étais franchement pas en mesure de me présenter à un examen. Je n'avais pas le choix. Mon père essaya de me faire changer d'avis mais c'était peine perdue car le cœur n ' y étais pas.
J'étais plutôt porté vers mon défunt frère dont je tenais à honorer la mémoire. Je ne trouverai pas meilleure consolation. Renoncer aux examens c'était pour moi prouver que je l'aimais. J'étais même prêt à rater une année scolaire à sa mémoire.
C'est ainsi que je refusai délibérément de me présenter aux examens et ce malgré les injonctions répétées de mon père. Je ratai ainsi la session de Juin. Mais j'avais toujours une chance de ne pas refaire l'année. il suffisait pour cela que je me présente à la session d'octobre. Avec un peu de chance je me retrouverai en troisième année.
Pour le moment je ne veux pas y penser. Cette mort subite occupait toutes mes réflexions.
Mon père aurait dû m'épargner toutes ces peines à un moment aussi crucial. Il pouvait garder la nouvelle et me l'annoncer beaucoup plus tard.
Il n'avait sans doute pas su prévoir ma réaction. Il ne s'attendait pas à une détresse d'une telle ampleur. Il avait fait un mauvais calcul.
Après quelques jours passés à Gazra, mon père retourna à Bassigol m'abandonnant ainsi à mon sort. J'avais le moral au plus bas et je n'avais personne pour me consoler mis à part mes deux plus chers amis.
Ma tante à qui on annonça la nouvelle se contenta d'en prendre acte et elle en resta là. Il ne me restait plus qu'à faire mes valises pour rentrer à Dramcha. Il y allait de mon intérêt et de ma paix intérieure. Je partis sans préparatifs. Je passai outre tout le protocole qui généralement précédait tous mes voyages.
J'avais l'habitude de faire le tour de tous ceux qui étaient susceptibles de faire appel à mes services en me confiant des lettres ou des colis pour les leurs.
J'avais également l'habitude de payer de petits cadeaux pour tout le monde. Mais cette fois-ci je n'avais pas la présence d'esprit nécessaire pour honorer tous ces engagements.
La perspective de retrouver tous ces gens qui me sont chers ne m'enthousiasma guère et ne changea rien à ma détresse. C’est donc abattu et sans enthousiasme que je débarquai à Dramcha.
Comme la dernière fois c’est de nuit que nous arrivâmes. L’accueil fut à la hauteur mais comme je n’étais pas dans mon assiette je ne pus le savourer.
J’ai eu beaucoup de mal à répondre à toutes les sollicitations dont je fus l’objet. Il avait fallu que je me donne un mal fou pour paraître le plus naturel possible.
On ne tarda pas à déceler ma torpeur et mon manque d’éloquence. Et on n’hésita pas à me matraquer de questions pour savoir quelle était l’origine du mal.
Je ne voulais pas gâcher la fête par cette annonce macabre mais les assauts répétés de ma mère ne me laissèrent aucune chance et m’obligèrent à divulguer la triste nouvelle.
Après avoir pris connaissance de la vérité, un silence de mort régna dans l’assistance.
J’avais jugé que c’était là un signe qui ne trompe pas. C’était de la compassion qu’on manifestait à mon égard. Cela me soulagea énormément et me redonna des forces.
La soirée se poursuivit sans sons ni trompettes. Ma mère s’employa à me remonter le moral. Elle y parvint avec beaucoup d’adresse et quand on servit le dîner, je retrouvai un appétit qui m’avait déserté depuis belle lurette.
Aussitôt après le dîner, je m’isolai dans ma chambre et je dormis.
Après quelques jours passés auprès de ma mère, je retrouvai tous mes esprits et je recouvris mon équilibre.
Le décès de mon petit frère n’était plus qu’un mauvais souvenir et je recommençai à vivre.
Je repensai à mes études et aux examens que j’avais raté . Je n’avais plus droit à l’erreur et je devais saisir la chance qui me restait à savoir préparer la session d’octobre.
Je ne devais pas perdre mon temps et je devais m’y mettre immédiatement. Mais le problème c’est que j’avais tout laissé à Gazra.
Tous mes cours, toute ma documentation sont restés là – bas. Il n’y avait qu’une solution à ce problème, c’était d’écourter mes vacances pour aller réviser mes cours. C’était là le moyen le plus sûr pour garantir ma réussite.
Une session ça se prépare et il ne m’était pas permis d’attendre la veille des examens pour rentrer.
Auparavant je n’avais jamais refait la même classe et je n’en avais pas envie. C’était décidé je rentrerai un mois avant la session.
La décision ne sera certainement pas du goût de ma mère pas plus qu’elle n’était de mon goût mais il ne faut pas badiner avec les études.
J’étais prêt à abandonner les vacances et leurs délices pour renouer avec la capitale et ses misères.
Ce qui me donnait un peu plus de courage c’est que je n’étais pas seul dans cette situation.
Si mon ami Hamidou a réussi en première session ce ne fut pas le cas de Ben qui devait refaire l’examen comme moi. Il avait jugé plus prudent de se passer des vacances pour mieux se préparer.
Je ne serai donc pas seul lorsque je rentrerais à Gazra.
Mes deux amis les plus proches y étaient restés et Hamidou me donnera un coup de main en me servant d’interlocuteur.
Nous avons toujours eu des discussions très enrichissantes et cela allait dans le sens de nos objectifs.
En attendant la date convenue pour mon retour au bercail je profitai au maximum de mes vacances.
J’avais lié connaissance avec un mec particulièrement intéressant. Il s’appelait Ahmed et il fut commerçant ambulant dans plusieurs pays africains.
Conteur né il avait la manie de raconter des histoires rocambolesques où il était parfois le héros. Cultivé et très au fait des réalités du monde moderne il était au diapason de l’actualité internationale. J’avais trouvé en lui un compagnon très agréable et je passais souvent le voir.
J’avais également à mon tableau de chasse une jolie petite nana qui ne servait pas qu’à être un passe-  temps. Zara, c’était son nom me vouait un amour aveugle et je le lui rendait bien. On passait de bons moments ensemble. Elle avait un sens profond du partenariat et se voyait déjà mère de famille. Je ne l’entendait cependant pas de la même oreille et voulait pour le moment me limiter à des choses beaucoup plus terre à terre.
Mais cela ne m’empêcha pas d’avoir le cœur toujours ouvert et j’appris d’elle des choses fort intéressantes.
L’heure approchait et bientôt je ferai mes adieux pour aller rejoindre un univers beaucoup moins riant. J’allais quand même retrouver des amis qui ont toujours eu à partager mes peines. Ils ont su faire preuve d’une profonde amitié en restant à mes côtés au moment où je traversais une dure épreuve.
Je leur en serai toujours reconnaissant et notre amitié irait crescendo et tendrait toujours vers la fraternité. Mais il y’ avait aussi le côté sombre du tableau qui était occupé par mon correspondant même si j’ai appris à l’ignorer et à le traiter conformément à son rang. Il ne m’était d’aucun secours, au contraire. Mon seul lien avec lui c’était ma tante Zina. Si cela ne tenait qu’à moi il y aurait longtemps que cette relation contre nature aurait volé en éclats.

Chapitre XXII

Hamidou était agréablement surpris quand il me vit franchir le seuil. Il se leva instinctivement de son siège et vint à ma rencontre.
-Mais quel bon vent t’a poussé jusque là ? Tu tombes du ciel ou quoi ? Allons prends place mec et dis moi quel moustique t’a piqué ?
-         Tu n’as pas de problème quand même ?
-         Oh que non.
-         Alors raconte moi je m’impatiente.
-         Sois tranquille mon ami. Je comprends ta surprise. Tu vois bien que je suis revenu plus tôt que prévu mais tu dois deviner pourquoi. Tu ne vois pas ?
-         Ah si j’ai tout compris. C’est pour la session n’est – ce pas ?
-         C’est exact.
-         Mais il te reste encore quarante cinq jours de vacances.
-         Oui mais une session ça se prépare et tu me connais bien. Je ne prends jamais les choses à la légère.
-         Bof c’est du baratin ça. Vous n’avez pas besoin de tout ça. Vous auriez dû vous reposer en profitant des vacances et attendre tranquillement le jour j. Et il vous suffirait de se présenter pour réussir. Je mesure bien mes mots et je parle en toute connaissance de cause.
-         Mais tu racontes n’importe quoi Hamidou. Comment oserais – tu me donner un tel conseil. Tu me prends pour un génie ce que je ne suis pas.
-         Et pourtant ce que j’ai dit c’est la vérité. Je n’ai fait que dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas ?
-         Merci quand même pour le compliment. Même si vos paroles comportent une part de vérité cela ne m’empêche pas de me plier à la norme. Je suis un adepte de la norme vous savez.
J’ai une profonde idée de la modestie et j’essaie toujours de me comporter comme le plus humble des hommes.
-         Décidément tu es imbattable. Tu as toujours de solides arguments même s’il s’agit de défendre la plus invraisemblable des idées.
Maintenant classons cette affaire et parlons d’autre chose. Si tu me racontais par exemple comment tu as passé cette première tranche des vacances.
-         Plutôt bien. Jugez-en vous même. Vous savez bien dans quel état je vous avais quitté. Ça ma fait beaucoup de bien. Je me suis beaucoup amusé. Et vous, comment passez – vous vos journées ici ?
-         Oh ! ça se réduit à peu de choses. Je sors peu comme tu sais. Et il y a la musique bien sûr. Bref, c’est pas alléchant comme programme mais je m’y plais et c’est ça l’essentiel.
-         Vous avez tord de pleurnicher, c’est un programme ça. Et Ben, vous vous voyez, je suppose.
-         Ah oui ! le sacré farceur on se voit même très souvent et pas plus tard qu’hier on était ensemble ici – même. Nous avons passé une belle journée.
-         Et comment va – t – il ? il se prépare bien ?
-         Pourquoi ?
-         Mais pour la session voyons. Ne sais – tu pas qu’il est « sessionnaire » comme moi ?
-         Si je le sais bien mais on en a jamais parlé, car jouer les studieux ça n’est pas son genre ça. Ben a plutôt d’autres chats à fouetter et d’après ce que j’ai compris les études ne constituent pas une priorité pour lui.
-         Et qu’est ce qui vous fait dire ça ? est – ce que vous avez les preuves de ce que vous avancez ? C’est pourtant un garçon très intelligent.
-         Oui mes son intelligence il a tendance à vouloir l’investir ailleurs.
-         Mais où ?
-         Pas dans les études en tout cas. Il a monté une petite affaire qui à ses dires marche bien.
-         Mais quelle affaire ?
-         Une petite boutique.
-         Mais où a-t-il trouvé l’argent ?
-         C’est son oncle qui a tout financé. Il lui a même promis une majoration du capital au cas où ça marcherait. Et il y a de fortes chances que ça marche car Ben a le sens des affaires.
-         Je partage aussi votre avis et j’ajouterai que c’est un type très peu dépensier et qui n’investit jamais pour le simple plaisir d’investir.
Cette année par exemple il a réussi à conserver toutes ses bourses à une ouguiya près. Il avait réussi ce tour de table de si belle manière. Il n’avait dépensé aucun sou je vous dis.
Quand on sait que la majorité des étudiants comme toi et moi dilapident leurs bourses en l’espace de quelques jours on ne peut que l’admirer et l’envier pour toutes ses prouesses.
C’est pourquoi je pense que c’est réellement quelqu’un qui peut faire carrière dans le commerce.
-         Mais cela ne l’empêche pas de terminer d’abord ses études. Ce sera un atout de plus. Et comme il fait économie on voit bien les avantages qu’il pourrait en tirer.
-         Ce serait l’idéal mais je crois qu’il est trop pressé et il est déjà très occupé pour pouvoir aller jusqu’au terme de sa formation.
-         Pauvre Ben, il a toujours rêvé de devenir un homme riche. Espérons pour lui que ce soit là le début de l’ascension. Mais il est de notre devoir d’essayer de le convaincre pour continuer à la Fac.
-         On pourra toujours essayer mais c’est un combat perdu d’avance.
Loin de moi la tentation de prendre les paroles de mon ami pour argent comptant et c’est avec une détermination sans faille et une réelle motivation que j’avais commencé mes révisions.
Je mis tout en œuvre pour atteindre mon but. Il ne me restait plus qu’une seule chance et je devais jouer le tout pour le tout.
Il fallait coûte que coûte franchir la barrière.
Werzeg était toujours là mais sa matière n’avait pas paru dans le tirage au sort et ça c’était de bon augure.
Avec l’absence du tombeur de têtes comme on l’appelait, l'optimisme était de mise ce qui était chose rare à la veille d’un examen aussi capital.

Chapitre XXIII

A la maison entre Ely et moi la guerre froide continuait. On se regardait toujours en chiens de faïence. Il y avait cependant un nouvel élément à verser dans notre dossier. Un élément qui doit être inscrit en lettres d’or dans les annales de nos tumultueuses relations.
Pour la première fois depuis que j’habite chez lui, Ely m’a parlé d’homme à homme. Et c’était pour me demander un service. Il fallait le faire.
Il me demanda d’encadrer ses enfants qui étaient inscrits à l’école. Je devais leur assurer quelques cours à domicile. Si je m’étais laissé guidé par mon instinct, je lui aurais craché au visage mais heureusement pour lui, la raison et le bon sens avaient pris le dessus.
C’est par amour pour les enfants que j’avais accepté sans sourciller.  Pour moi c’était des frères et je devais les traiter comme tels. Que leur père soit égocentrique cela ne devait rien changer. Je ne les assimilerai jamais à lui et je ne les mêlerai pas à cette sordide  histoire.
Ils méritaient mieux et ils me l’ont prouvé à maintes reprises. Leur attachement à moi n’était un secret pour personne même si cela n’était pas du goût de leur père . Mais que pouvait – il contre ça ? Rien. Absolument rien.
Ahmed et Ali étaient rieurs et gentils. Ils avaient d’autres bon côtés qu’ils ont hérité de leur mère. J’aurais bien dû m’occuper d’eux avant de me faire prier par leur père.
Maintenant cela n’avait plus aucune espèce d’importance. Je crois qu’il fallait aller enfin dans le sens de l’apaisement et espérer que ce soit là l’amorce d’un dialogue conciliateur.
En attendant j’allais voir comment m’y prendre.
Je leur dressai un programme en fonction de mon propre emploi de temps.
A l’issue des délibérations du jury je fus déclaré premier à l’écrit. Je réitérai le même exploit à l’oral et je me retrouvais en troisième année avec à la clef un DEUG avec mention.
Il ne me restait plus qu’à me refaire une santé pour affronter l’année universitaire qui s’annonçait déjà. Mon programme était fin prêt et je n’ai pas oublié d’y insérer des heures pour les petits.
Avec trois heures de cours par semaine, ils ont de bonnes chances de rattraper leur père dans peu de temps. Pour ce qui me concerne le programme est pratiquement le même car on ne change pas une stratégie qui réussit.
Le tandem Hamidou et moi fonctionnait à merveille et le mieux ce serait de continuer sur la même lancée. Nous avions gagné bien des batailles ensemble et nous étions décidés à aller de l’avant.
Maintenant que nous ne sommes plus loin du but, il était de notre intérêt de resserrer les rangs pour mieux négocier le dernier virage.
Il y a plus de trois mois que les enfants d’Ely bénéficient de mes services. Les progrès réalisés dans ce laps de temps sont très encourageants.
En lecture et en calcul, Ahmed et Ali sont maintenant capables de rivaliser avec les meilleurs. Pour aboutir à de tels résultats je n’ai pas lésiné sur les moyens. J’ai eu à mettre à contribution tout un arsenal pédagogique que j’avais collecté au cours de mes recherches antérieures.
En effet, même si ça n’a pas été ma vocation au départ j’ai toujours eu un faible pour l’enseignement. A cet effet j’ai eu à suivre de près toutes les innovations pédagogiques. J’étais ainsi devenu un lecteur assidu de la lettre pédagogique, une revue qui faisait autorité en la matière.
Tous ces facteurs ont fait que j’étais devenu cet éducateur accidentel qui n’avait cependant rien à envier aux sortants de l’école normale.
Ces prouesses ne m’avaient cependant pas valu les félicitations de mon correspondant et cela ne me surpris guère.
Son attitude n’avait pas changé et les maigres espoirs que je nourrissais après notre premier vrai faux contact se sont vite envolés en fumée.

Chapitre XXIV
Je partageais mon temps libre avec mes amis les plus proches. A chaque fois que j’en avais l’occasion, je faisais un crochet chez Ben dont la boutique était devenue le lieu de rencontre par excellence.
Tous les amis se retrouvaient là – bas et on passait d’agréables moments de détente ensemble. Ben avait définitivement rompu avec la Fac et prenait ses nouvelles fonctions comme un sacerdoce. Nos injonctions visant à le convaincre de poursuivre ses études étaient restées lettre morte. C’était également à cet endroit que je croisais de temps à autre mes anciens compagnons de lutte. Oumar et Sidibé qui étaient devenus persona non grata chez moi.
Ils avaient fait du chemin depuis. Ils n’ont pas jugé nécessaire de continuer leurs études parce qu’ils avaient une très mauvaise image de l’université et ils estimaient que c’était là un lieu où l’on perdait unitilement son temps.
Ils avaient même poussé l’imagination très loin en inventant ce nouveau sigle de FAC pour formation accéléré des chômeurs. C’est ainsi qu’ils n’ont pas fait long feu à l’université et ils s’étaient retirés très tôt.
Sidibé a choisi la voie des armes en s’engageant dans l’armée. Oumar quant à lui préférait attendre car il espérait trouver un meilleur bouleau. Il n’était pas prêt disait-il à bosser pour un salaire de misère. Il avait placé la barre très haut et avec les temps qui courent, l’attente risque d’être très longue. Il n’était donc pas encore fixé sur son sort et passait son temps à rêvasser.
Nous allions passé notre dernière année à l’université et si la chance était au rendez – vous en fin d’année, nous ferions nos adieux à ce haut lieu du savoir où nous avions connu des heures de gloire pour ne parler que du côté rose des choses.
Cette année je n’ai pas eu droit à des vacances. Juste après les examens que j’ai réussi avec succès, on nous a acheminé sur Tegdaoust, la cité mythique.
Je faisais partie d’une équipe d’historiens envoyés pour faire des recherches sur place. J’étais le seul étudiant du groupe.
Ces recherches étaient menées sous la supervision de l’Institut National d’Archéologie. Elles avaient pour but de vérifier la véracité d’un certain nombre d’hypothèses sur l’histoire de cette ville, classée patrimoine mondial de l’humanité.
Le Directeur de l’INA tenait beaucoup aux résultats de ces recherches. C’est dans ce cadre qu’il avait fait appel à des chercheurs émérites d’un institut étranger de renommée mondiale.
J’avais saisi la balle au bond en acceptant cette offre qui ne pouvait mieux tomber. Mon prof d’archéologie m’avait ainsi rendu un énorme service en me proposant à l’INA. Ainsi j’ai pu faire d’une pierre deux coups.
En acceptant de participer à ces recherches j’ai eu à faire la connaissance d’imminents spécialistes qui m’ont appris beaucoup de choses aussi bien sur l’histoire en général que sur le milieu fermé de la recherche scientifique.
Sur un tout autre plan, en participant à cette opération j’ai pu gagné suffisamment d’argent pour faire face à mes innombrables problèmes et notamment aux frais de mémoire qui étaient un casse tête pour la majorité des étudiants de la quatrième année.
J’ai même eu à donner à mes parents leur part du gâteau. J’ai envoyé de substantielles sommes d’argent aussi bien à ma mère qu’à mon père qui doivent en les réceptionnant se poser bien des questions. Jamais je n’ai eu à leur donner autant d’argent et la raison en était simple : je n’en avais jamais gagné comme cette fois – ci.
Après ce geste que j’avais jugé nécessaire il me restait suffisamment d’argent pour faire face à mes engagements. J’allais passer une belle année. J’étais motivé et serein.
Pour cette année, mon objectif c’était de sortir major de ma promotion. J’ai choisi un sujet de mémoire tout à fait original. Je ne voulais surtout pas présenter un travail qui donnera à mon jury de soutenance une impression de déjà vu.
C’est pour cette raison que j’avais choisi de parler de l’évolution de la mode vestimentaire au Chinguit. Ce sujet qui à première vue n’a qu’une portée très limitée, était en réalité très vaste et en plus plein d’enseignement.
C’est ce que je m’emploierai à démontrer dans mes recherches. Pour la supervision de ce travail j’ai préféré me tourner du côté de M. Berger qui était réputé difficile et exigeant.
Il n’hésitait pas à vous ramener plusieurs jours en arrière pour vous demander de creuser un peu plus tel ou tel point de votre sujet.
Cette attitude répugnait les étudiants qui le fuyaient systématiquement. Il n’était pas en odeur de sainteté dans le département et le fait que je sois le seul étudiant dont il dirigeait le travail pour l’année en cours en disait long sur le désintérêt qu’on lui vouait.
Je n’étais pas du même avis que mes condisciples. Pour moi M. Berger méritait mieux que ça.
Sa rigueur et son goût du travail bien soigné ont emporté mes suffrages et m’ont incité à solliciter ses bons et loyaux services.
La tâche ne fut cependant pas facile pour moi car j’ai choisi un sujet sur lequel on a très peu écrit et où la documentation était rare pour ne pas dire inexistante.
Je devais me contenter des témoignages oraux dont la collecte et le traitement n’était pas chose aisée. Mais M. Berger était toujours à mes côtés et il n’a pas manqué de mettre à ma disposition toute son expertise et à chaque fois que le besoin s’en faisait sentir il me donnait un coup de pouce décisif. Je pus ainsi arriver à bout d’un travail certes fastidieux mais formateur et exaltant.  J’ai fini la rédaction de mon mémoire dont j’ai remis à M. Berger une copie pour une dernière relecture.
Nous nous sommes ensuite rencontrés pour procéder aux derniers réglages en vue de la soutenance qui sera pour bientôt.
-M. Daramane, je viens de terminer la lecture de votre travail. En lisant ce mémoire, on remarque tout de suite que son auteur y a mis beaucoup de sérieux et pour l’avoir supervisé je peux en témoigner.
Il  y a autre chose que j’ai beaucoup admiré en vous. En vingt ans de carrière, c’est pour la première fois qu’il m’a été donné de voir un étudiant qui a appliqué à la lettre toutes mes directives et a suivi tous mes conseils.
Je vous félicite vivement pour cette attitude qui vous honore. Par ailleurs j’ai beaucoup apprécié votre style qui a le mérite de la clarté. Permettez – moi de vous dire que vous avez une plume très alerte et vous ne me surprendrez pas si vous feriez carrière dans la littérature. La voie est ouverte pour peu que cela vous intéresse.
Pour toutes ces raisons je vous félicite d’avance et j’espère que vous ne me décevrez pas le jour de votre soutenance.
-Donc tout est OK. Je peux passer à la frappe ?
-Tout à fait et je vous conseille de choisir une bonne secrétaire.
-C’est promis monsieur. Dès que j’aurai terminé avec la secrétaire je vous ferai un signal.
-C’est ça. Je verrais immédiatement le chef du Département pour lui en faire part. C’est lui qui doit fixer la date de la soutenance. Alors bonne chance et surtout savourez bien toutes les remarques que je vous ai faites. Je ne manquerai d’ailleurs pas de vous les réitérer le jour de votre soutenance.
-Merci beaucoup M. Berger et à bientôt.
J’avais honoré la première partie de mon contrat. Aux examens j’étais sorti du lot en arrachant la première place. Mais pour que la victoire soit totale j’étais tenu à faire la différence également avec ma soutenance. Je n’avais rien laissé au hasard pour arriver à mes fins. J’étais collé à la secrétaire pour la rappeler à l’ordre à chaque fois qu’elle commettait une petite faute d’orthographe ou qu’elle oubliait un signe de ponctuation.
Dans cette affaire tout comptait et les membres du jury n’étaient jamais d’humeur à faire des cadeaux. La plus petite maladresse était exploitée et critiquée à fond vous exposant ainsi à de fâcheuses conséquences.
A la fin des travaux d’impression qui avaient pris plus de temps que prévu, M. Berger en informa le chef du Département qui donna une date pour ma soutenance.
C’est ainsi que M. Berger me communiqua cette date ainsi que la composition du jury et me prodigua les derniers conseils.
-M. Dramane me dit-il, vous devez garder votre sang froid. Ne vous laissez pas impressionner par le jury. Vous aurez en face de vous certains profs que vous ne connaissez pas mais cela ne doit pas vous intimider.
Vous êtes capables de faire face à n’importe quelle question qu’on vous posera, j’en suis persuadé. Vous n’avez donc rien à craindre.
C’est vrai que vous serez en face de personnes plus diplômés et plus expérimentées que vous mais vous êtes suffisamment armés pour les affronter. Vous maîtrisez bien vôtre sujet et vous pouvez être tranquille.
Les derniers conseils de M. Berger m’ont revigoré et j’étais serein à un jour de ma soutenance.
Et le grand jour arriva. Tous mes amis ont répondu à l’appel. Et mis à part Ben qui n’était pas disposé à fermer boutique pendant quelques heures, on ne dénombrait aucun absent.
Je tenais à ce que tout le monde participe à la consécration que je sentais venir. Pour cela j’avais collé une affiche invitant le public à venir assister à ma soutenance.
Ainsi à quelques minutes de l’ouverture de la séance, l’amphithéâtre refusait du monde. C’est face à ce public intéressé et discipliné et devant ce parterre de spécialistes que je devais assurer ma prestation. Tout était fin prêt.
J’étais majestueusement installé et je me demandais secrètement  comment j’allais m’y prendre pour tirer mon épingle du jeu. Jamais auparavant je n’ai pris la parole devant autant de monde. Le trac était bien là et les précieux conseils de M. Berger que j’étais loin d’avoir oublié ne m’étaient cependant d’aucun secours à ce moment crucial.
La solennité du moment y était pour quelque chose. M. FALL qui était président du jury prit la parole pour ouvrir les débats.
J’étais toujours plongé dans mes réflexions et luttais contre l’angoisse qui m’envahissait.
Quand on me passa la parole, je retrouvai instantanément mon sang froid. C’est ainsi que je m’étais adressé à l’assistance avec une assurance insoupçonnée et je pus présenter mon travail sans aucun problème.
Après cette brève présentation je me prêtai aux inévitables questions du jury. On me soumit à un matraquage en règle où je sortis grand vainqueur car j’avais répondu à toutes les questions.
J’ai également su déjouer tous les pièges qu’on me tendit. Sur ce point M. Berger m’avait conseillé un subterfuge qui marcha à merveille.
Il y avait aussi le public qui, par ses encouragements répétés m’avait donné un coup de main providentiel.
A la fin des débats, on invita le public à libérer la salle pour permettre au jury de délibérer.
Je fus à mon tour prié de m’éclipser.
Quand je sortis pour rejoindre mes camarades qui m’attendaient devant l’amphi, ils se ruèrent sur moi pour me féliciter. Tout le monde était unanime et reconnaissait que j’ai été à la hauteur.
Devant toutes ces marques d’attention, je me contentais de sourire. Je ne voulais pas aller très vite en besogne et j’attendais la décision du jury qui était la seule à pouvoir me libérer.
Lorsque le jury termina ses travaux, on invita tout le monde à revenir dans la salle pour écouter le verdict.. Non seulement mon mémoire fut déclaré recevable mais on me décerna la mention très bien. Maintenant je pouvais jubiler.
J’avais le cœur gros comme ça et je commençais déjà à rêver. J’avais tenu toutes mes promesses et les perspectives d’un avenir radieux commençaient à se préciser. La commission universitaire qui sélectionnait les candidats éligibles à une bourse de troisième cycle se réunissait généralement immédiatement après la proclamation des résultats finaux. J’attendis tranquillement la fin des travaux de la commission pour être fixé sur mon sort. Si ça marche c’est tant mieux, si ça ne marche pas je ferai avec et j’explorerai d’autres voies. Ce ne sera pas pour autant la fin du monde. A la fin de nos soutenances je posai la question à Hamidou : 
-Et toi qu’est ce que tu comptes faire maintenant que tu as la maîtrise en poche ?
-je ne peux pas vous le dire franchement. Vous savez, aujourd’hui le marché de l’emploi se rétrécit comme une peau de chagrin. Partout on frôle la saturation et il faut un véritable parcours du combattant pour décrocher un poste. Pour le moment je vais aller m’inscrire à la direction de l’emploi. On verra ensuite. C’est vraiment dur.
Quand on vit une telle situation, le désarroi s’empare vite de vous et vous courez à votre perte.
Je commence maintenant à me poser des questions et je me dis que nos camarades qui ont tôt fait d’abandonner la FAC avaient bien vu.
Regardez Ben, son commerce prospère et il est devenu quelqu’un. Qu’est ce que vous en dites ?
-Je crois qu’il est encore un peu trop tôt pour se prononcer sur ce que le destin va nous réserver. Il n' y a pas lieu de désespérer. Il faut éviter les conclusions hâtives. A mon avis il faut avoir foi en l’avenir et attendre sereinement sa chance.

Chapitre XXV

Les résultats de la commission universitaire  tombèrent comme un couperet. Mon nom ne figurait pas sur la liste des heureux élus. On avait fait fi de ma moyenne qui pourtant battait tous les records. On me préféra un condisciple qui traînait en queue de peloton mais qui avait bénéficié  d’un coup de pouce providentielle. Je me rendis enfin à l’évidence et donnai raison à mon ami Hamidou qui avait si bien prévu ce cas de figure. Il avait senti venir le coup.
Donc sans bourse il n’y avait pas de troisième cycle pour moi. Il ne me restait plus qu’à imiter le geste routinier de tous les maîtrisards qui n’ont pas la chance d’aller à l’étranger pour poursuivre leurs études.
Je m’inscris ainsi à la direction de l’emploi en attendant que la chance me sourit. J’ai accusé ce coup sans trop de dommages.
J’étais resté maître de mes facultés mentales et acceptai ce qui s’était passé sans en faire un drame comme le font certains dans pareil cas.
Pourtant mon père était bien introduit dans les cercles du pouvoir. Il a tissé de solides relations dans la haute administration. Mais je rechignais à demander son appui pour trouver un emploi.
Je préférai me débrouiller tout seul comme j’ai appris à le faire et conquérir de haute lutte un poste honorable.
J’ai décidé de rester à Gazra pour les besoins de la cause et j’étais déterminé à abréger au maximum la période où je serai confronté aux dures réalités du chômage.
J’ai pris cependant le soin d’expédier des missives à mes parents pour leur donner la bonne nouvelle qui était la fin de mes études. Je leur expliquai aussi que j’étais à la recherche d’un travail et que cela ne tarderait pas à se réaliser. C’était pour les rassurer et apaiser leurs inquiétudes. La réalité était toute autre bien entendu.
A la Fonction Publique l’époque des engagements massifs dans l’administration était révolue.
Les temps ont beaucoup changé et les recrutements ne se font plus qu’à compte gouttes.
Tout le monde se rabattait sur le privé qui est loin d’avoir tenu toutes ses promesses. Là aussi c’est l’attentisme qui dominait.
Face à cette situation il était difficile de savoir à quel saint se vouer. Toutes les portes étaient quasiment verrouillées. Notre seul espoir était tourné vers la petite fenêtre encore ouverte à la fonction publique qui continuait à organiser malgré tout des recrutements sporadiques pour pourvoir tel ou tel secteur en personnel frais.
C’est ainsi que pour multiplier mes chances, mon credo était de participer à tous les concours sans tenir compte de l’importance du poste demandé.
J’étais prêt par exemple à concourir avec de simples bacheliers pour l’obtention d’un emploi qui serait en deçà de mon niveau. Mais cela m’importait peu pourvu qu’on me garantisse un travail. C’était là l’essentiel pour moi. Je n’avais pas le choix et j’étais prêt à faire un travail qui n’avait aucun lien avec ma spécialité. C’est devenue monnaie courante de nos jours.
A la maison la vie suivait son cours normal. Tante Zina vaquait à ses occupations et ne se doutait de rien. Son mari rivalisait toujours - avec lui même – dans l’abjection.
Ahmed et Ali quand à eux étaient toujours attachants et adorables.  Leur niveau scolaire suivait toujours une courbe ascendante et je continuais à leur porter la plus grande attention.
Je n’ai pas jugé nécessaire de parler à ma tante de tout ce qui m’était arrivé car je n’en voyais pas l’utilité.
Je lui en parlerais peut être si elle me le demandait et même là je n’étais pas prêt à lui donner tous les détails. Je craignais surtout qu’elle en parle à son mari pour lui demander de faire quelque chose pour moi. Le mutisme me semblait être l’attitude  la plus appropriée à cette situation.
Les mois succédaient aux mois chacun apportant et emportant avec lui son lot d’espoirs et de déceptions.
J’avais déjà participé à deux concours. Le premier était organisé par la direction des archives nationales qui avait besoin d’archivistes.
Le second concernait le ministère de la santé qui  recherchait des agents administratifs. Ces deux tentatives étaient toutes vouées à l'échec.
Mais je n'étais point découragé et je fourbissais mes armes pour la prochaine tentative qui, je l'espérais, serait la bonne. Cette tentative pourrait être pour bientôt si la rumeur se confirmait. Un concours serait bientôt organisé. C’est à cet effet que j’avais besoin de voir Hamidou qui certainement devrait en savoir quelque chose.
-Bonsoir mec! Ça résiste? Qu'est - ce qu'il y a de neuf? Tu as entendu cette rumeur je suppose?
-Quelle rumeur? J'ai plutôt entendu une bonne nouvelle. Il y a l'école normale qui  a besoin de cent profs et nous sommes concernés.
-Donc la rumeur est confirmée? C'est à cette information que je faisais allusion. Aux dernières nouvelles elle était encore au conditionnel.
-Eh bien moi je te la confirme. Je l'ai entendu de mes propres oreilles. Je parle du communiqué radio qui concerne le recrutement.
-Alors dans ce cas tu vas me donner tous les détails.
-Volontiers mon cher! Le concours aura lieu dans un mois c'est à dire au mois de juin. On exige un dossier complet.
-Et pour ce qui est du diplôme?
-Là on exige seulement le DEUG.
La formation durera deux ans et sera axée essentiellement sur la pratique. Une autre précision, on n’a pas besoin de profs d'histoire mais seulement de profs de lettres. Mais on permet à tous les détenteurs d'un DEUG en Sciences humaines de concourir avec les littéraires.
-Alors dans ce cas ça risque d'être un peu compliqué pour nous.
-Un peu oui mais on pourrait toujours se débrouiller. Il est vrai que ce concours va aiguiser les convoitises et la concurrence sera rude. En quelques jours plus de mille dossiers s'entassaient dans les bureaux du secrétariat de l'école. On finit par bloquer le dépôt. C'est ainsi que tous ceux qui n'avaient pas eu la chance de déposer pendant les deux premiers jours avaient vu leurs dossiers refusés. La direction de l'école était débordée et avait fini par décréter la clôture du dépôt avant la date prévue.
Heureusement pour Hamidou et moi qui étions parmi les premiers à avoir accompli ce premier rite. Mais on n’était pas encore au bout de nos peines et le concours était encore loin.
Tous ceux qui avaient vu leurs dossiers acceptés étaient soumis à une présélection à l'issue de laquelle on devrait connaître ceux qui auront à passer le test.
C'était là un procédé ingénieux qui permettait de diminuer le nombre de candidats et cela facilitait techniquement l'organisation du concours.
On eut la chance de franchir ce premier obstacle, pourvu que cela se répète au second. Trois cent candidats étaient admis à passer les épreuves du concours.
J'avais trouvé les épreuves assez faciles mais je n'avais pas oublié que prudence était mère de sûreté. J'avais tiré les leçons de mes échecs répétés où la précipitation m'avait coûté très cher.
Cette fois - ci je n'ai pas accepté de sombrer aussi naïvement dans la facilité. J'ai pris tout mon temps et j'ai mobilisé toutes mes connaissances sans rien laisser au hasard. Ces efforts furent payants car j'ai réussi à décrocher une place parmi les admis.
C'est ainsi que j'avais accédé à l'une des écoles les plus prestigieuses et la plus en vue dans le pays. A mes yeux c'était là une récompense qui compensait en partie la grosse injustice dont j'avais été victime.
Je pouvais dire définitivement adieu à la diplomatie. Maintenant je vais faire carrière dans un métier qui ne m'a jamais déplu, bien au contraire.

Chapitre XXVI

A l'école normale c'est une nouvelle vie qui avait commencé pour moi. Une vie sans mon compagnon et bienfaiteur. En effet, Hamidou n'avait pas eu la même chance que moi car il a été recalé au test. C'est avec beaucoup de peine que je regrettai son absence à mes côtés. Mais la vie était ainsi faite et il fallait composer avec. L'univers dans lequel j'étais appelé à passer deux bonnes années était attrayant à plus d'un titre. Tout indiquait ici que le milieu était confortable. Les étudiants étaient mis dans de bonnes conditions. Ils étaient logés et nourris moyennant une partie de leur bourse qui était largement supérieure au SMIG.Je pouvais enfin me frotter les mains. Mais je me gardais de rompre tout lien avec ma tante et ses enfants. Je continuais à leur rendre visite.
Pour revenir à mon nouveau cadre de vie, il y'avait vraiment de quoi faire des envieux. Chaque étudiant disposait d'une chambre entièrement meublée: lit douillet, table de travail, commode, tout y était. C'est un cadre de rêve pour quelqu'un qui venait de l'université. Pour ce qui est des études, elles étaient beaucoup moins compliquées qu'à la FAC.
A l'école Normale, le plus difficile c'était l'accès et une fois qu'on franchit cette étape le tour était joué. Les redoublements étaient rares voire inexistants. Avec un minimum d'assiduité et de sérieux, on était sûr d'arriver au bout du tunnel. Il n'empêche qu'il y avait ici, comme à la Fac, un empêcheur de tourner en rond.
Il s'agit d'un prof de pédagogie qui avait le malin plaisir de nous mettre des bâtons dans les roues, question d'affirmer son autorité.
Mais heureusement que là les dégâts étaient beaucoup moins perceptibles. J'avais une longueur d'avance sur mes camarades car entre l'enseignement et moi c'est une vieille histoire.
Je ne reviendrais pas sur ce qui a déjà été dit mais toujours est - il que ma présence dans cette école s'inscrivait dans la continuité. Ici, on baignait dans la facilité et l'atmosphère ambiante incitait beaucoup plus à la paresse qu'au travail. Les profs étaient peu exigeants, en tout cas beaucoup moins qu'à ce qu'on nous avait habitué à la Fac et les étudiants n'en demandaient pas plus. Je refusais quant à moi cette perche qu'on me tendait et que je jugeais indigne d'un futur éducateur. Je prenais les choses très au sérieux. C'est ainsi que je multipliais les visites dans les bibliothèques où je lisais beaucoup.
Pour discuter de mes lectures et de mes découvertes, j'avais un collègue, M. LY qui avait les mêmes préoccupations que moi. J'ai fait sa connaissance dès les premiers jours et nous devînmes des complices. Ce fut pour moi une bonne consolation car je venais de perdre un vieux compagnon de route avec qui j'ai passé des moments forts intéressants. Notre séparation ne fut pas facile à digérer aussi bien pour Hamidou que pour moi.
Mon déménagement à l'école n'était pas pour arranger les choses. On se voyait de moins en moins mais à chaque fois qu'on se rencontrait nos retrouvailles étaient courtoises et très chaleureuses. Nous partagions toujours cette estime réciproque et notre familiarité d'antan était restée intacte.
Mon nouvel ami avait comme le précédent un sens profond de l'amitié. Il se caractérisait par un esprit d'ouverture qui en faisait un interlocuteur très engageant.
C'était donc avec un bon grain de satisfaction et un grand soulagement que j'avais noué des relations avec M. LY.
La première année fut entièrement consacrée à l'étude des programmes en vigueur dans le secondaire et aux différentes méthodes d'enseignement. Cette formation théorique  était censée mettre les futurs profs que nous étions au diapason des connaissances en la matière. L'examen final n'était qu'une simple formalité et toute la classe s'était retrouvée en deuxième année. On ne rencontra aucun obstacle et on termina l'année sans coup férir. Pour notre dernière année on était appelé à effectuer des stages pratiques dans des établissements de la place. Cela constituait l'essentiel de notre programme.
Je fus affecté au lycée Jedida, un lycée réputée très difficile. Et comme j'étais quelqu'un qui aime les défis cela me convenait bien. Pendant que tout le monde me plaignait pour ce qu'on considérait comme  une épreuve redoutable, je jubilais car pour moi c'était plutôt une faveur.
J'étais pressé d'aller au charbon pour démontrer à M. DIENG qu'il s'était trompé. M. DIENG c'était le fameux prof de pédagogie et entre lui et moi ce ne fut jamais le grand amour. En classe je n'hésitais pas à prendre le contre - pied des idées qu'il professait.
Il prenait très mal cette liberté de pensée et m'en voulait de l'importuner incessamment. Et pourtant ce n'était qu'à coup d'idées et d'arguments que je m'opposais à lui mais il n'était pas de ceux qui supportent la contestation.
C'est pourquoi il me vouait une hostilité tacite et m'accordait la parole le moins possible. En me jetant ainsi dans la gueule du loup il croyait m'avoir porter un coup pour me faire payer mes tracasseries. Mais il fallut très vite déchanter car il comprit qu'il fallait beaucoup plus pour porter atteinte à ma sérénité et à mon assurance. Je n'eus aucun mal à ramener à la raison ces adolescents réputés intraitables et ce pour la plus grande admiration des inspecteurs. Mais M. DIENG ne s'avoua pas vaincu pour autant. Comme il n' y avait rien à dire sur la bonne tenue de la classe, il me chercha chicane sur d'autres plans.
Ainsi, dans les séances de critique qui suivaient chaque série de cours que je présentais il avait toujours une batterie de critiques à faire mais heureusement qu'il n'était pas le seul juge. Ses collègues savaient faire la part des choses et n'hésitaient pas à relever tout ce qu'il y avait de positif dans mes cours. C'est ainsi qu'il se retrouvait toujours dans la délicate position du seul contre tous.
A la fin du stage, j'étais le mieux noté de mon groupe et ce au grand dam de M. DIENG qui ruminait sa colère en pure perte. L'ultime parade qu'il trouva consista à truffer mon bulletin de mauvaises notes ce qui bien entendu n'eut pratiquement aucune incidence sur ma moyenne générale.
Je pus ainsi tenir la dragée haute à cet honorable monsieur qui, n'avait plus qu'à mordre la poussière. J'avais en effet mon diplôme de prof de second degré et m'apprêtait à entrer dans la vie active. Les formalités d'intégration étaient beaucoup moins complexes qu'il n'y paraissait. Les évènements s'accélérèrent et c'est avec une joie immense que j'appris mon affectation dans un coin reculé du pays.

Chapitre XXVII

Koubba, mon tout nouveau lieu d'affectation était une petite bourgade située à plusieurs centaines de kilomètres au sud- ouest de la capitale.
Je ne connaissais pas cette région et n'y connaissait personne non plus. Mais on a la chance d'avoir un pays où l'hospitalité des habitants était légendaire.
Cela était valable du nord au sud et de l'est à l'ouest. Mais cela était insuffisant pour calmer les inquiétudes d'un jeune sortant qui avait besoin d'un minimum nécessaire pour entamer son service.
Je posai le problème à mon père qui ne tarda pas à satisfaire mon attente. Il me donna les coordonnées d'un vieil ami qui exerçait sur place et qui m’assura- t- il fera tout le nécessaire pour me mettre à l'aise le temps de connaître le coin et de pouvoir voler de mes propres ailes.
C'est ainsi que je débarquai un bon matin dans ce petit village où j'étais appelé à faire mes premiers pas. Je n'eus aucun mal à retrouver M. NIASS qui m'accueillit à bras ouverts avant même que je ne me présente à lui.
Quand je lui appris ensuite qui j'étais, il redoubla d'attention à mon égard et me laissa entendre que j'étais le bienvenu chez lui. Je l'en remerciai beaucoup et nous engageâmes une longue discussion comme deux vieux amis.
-et ton père comment - va- t- il? C'est un brave homme. Il est toujours à
Bassigol?
-Effectivement et il compte y prendre sa retraite.
-Il y a très longtemps que je n'ai pas eu de ses nouvelles. Et ta mère Arame elle se porte bien?
-Toute la famille va bien
-Vous me dites que vous êtes prof de lycée, c'est bien ça?
-C'est exact.
-Et vous avez choisi de servir dans un coin aussi reculé?
           -Ça na pas été un choix. Les sortants se retrouvent généralement dans des coins isolés où de nouveaux établissements viennent d'être érigés. On ne tient jamais compte de leur choix.
-Ah! Je vois bien. De toutes les façons ce n'est pas une mauvaise chose que de se retrouver ici pour un jeune homme comme vous. Cela vous permettra de s'inscrire à l'école de la vie et de faire des économies.
Donc faites comme chez vous. Je suis à votre entière disposition. Et surtout n'hésitez pas à me soumettre tous vos problèmes. Ce serait un bonheur pour moi de vous aider. C'est mon devoir et je  n'y faillerais pas.
Tiens! Tiens! Me dis-je, voilà un homme de bien tel que je les aime. Mais cela ne me surpris que moyennement car je m'y attendais quand même. Je savais que mon père n'avait affaire qu'à des personnes comme celle là, des gens bien.
J'ai passé ainsi un mois sous la protection de cet homme qui était l'incarnation même de l'hospitalité et qui me fit oublier tous mes déboires à l'époque où je vivais sous le toit du tristement célèbre Ely.
C'est avec un goût amer et une profonde tristesse que j'avais quitté ce bienfaiteur pour aller vivre ailleurs.
Maintenant que j'étais devenu un fonctionnaire à part entière et que ma situation était régularisée, je ne pouvais plus me permettre de m'accrocher à un fonctionnaire comme moi pour vivre à ses dépens.
Mon sens de l'honneur et ma volonté d'indépendance ne me le permettraient jamais. Voilà comment j'ai été amené à quitter M. NIASS qui cependant avait gagné ma sympathie pour toujours. Je continuais à le fréquenter et à bénéficier de ses précieux conseils.
Au lycée j'avais commencé à faire mes preuves et le directeur avait tôt fait de constater mon sérieux et ma motivation pour m'accorder son entière confiance.
C'est ainsi qu'il me chargea de la supervision et du suivi de toutes les activités pédagogiques qui étaient menées au sein de l'établissement. cela ne plut pas à certains collègues qui ne s'en cachèrent pas pour me le faire savoir.
C'était peine perdue. Je poursuivis mon bonhomme de chemin et me démenais comme un beau diable pour ne pas décevoir mon directeur. C'était là l'essentiel pour moi. Quant aux réactions malveillantes de mes collègues, je n'en avais que faire et je fus obligé de faire contre mauvaise fortune bon cœur.
L'année se termina sur cette animosité de mauvais goût qui à mes yeux dépassait l’entendement je n’avais jamais pu imaginer avoir un jour des collègues aussi bornés. Cette première année sur le terrain fut pleine d'enseignement tant sur le plan professionnel que sur le plan humain.
J'ai pu ainsi en si peu de temps accumuler une somme d'expérience qui ne manquera pas de m'aider à reculer pour mieux sauter. Pour l'année prochaine je savais déjà à quoi m'en tenir.
Tout au long de l'année j'ai entretenu des relations épistolaires très suivies avec mes parents qui continuaient à se faire des soucis pour moi. Le fait que je sois devenu un adulte responsable n'avait rien changé à leur comportement.
A présent que j'étais devenu un salarié, j'avais forcément des obligations particulières à leur encontre. Ainsi pour jouir d'une conscience pure et d'un bon oreiller, je leur réservais une partie de ma paie.
Par cet acte je ne faisais que me conformer à la règle qui veut que chez nous en Afrique tout fonctionnaire était censé tenir les cordons de la bourse. Ce n'était donc là qu'un devoir qui m'incombait et que je me devais d'honorer.


Chapitre XXVIII

L'entrée dans la vie active n'était pas de tout repos comme on pourrait le croire. La vie était faite de telle sorte qu'à chaque étape, il y avait de nouveaux problèmes et de nouvelles contraintes qui surgissaient, ainsi va la vie.
Dorénavant je devrais compter avec les sollicitations de toute sorte provenant des membres de ma famille ou de simples connaissances.
Mais cela n'était pas pour me déplaire, loin s'en faut. Au contraire, je trouvais ça parfaitement normal. Je me sentais redevable à tous ces individus qui me faisaient honneur en sollicitant mon aide.
Mes rapports avec le fric étaient réduits à leur plus simple expression. Je le dépensais presque toujours sans calcul ni arrière pensée et comme l'offre était toujours moins importante que la demande le risque de faire des déçus était très grand.
Ma conception en la matière se résumait à trois points. D'abord assurer mon indépendance matérielle. Ensuite faire régulièrement des gestes pour les parents et enfin venir en aide à mon entourage immédiat et cela dans la mesure du possible.
Faire des économies n'était pas l'un des atouts que je pouvais revendiquer. Ce ne fut jamais pour moi un objectif  et au rythme où allaient les choses ce ne sera pas pour demain. Et pourtant cela devrait aller de soi, même si j’étais toujours incapable de me rendre à l'évidence.
Sur ce plan, je reste très rétif et comme on dit, l'habitude est une seconde nature. Et pourtant les échéances se profilaient à l'horizon et il va falloir serrer la ceinture pour surmonter toutes les difficultés.
Jusque là, j'avais toujours mis en avant mon optimisme légendaire en comptant toujours sur les miracles pour régler mes problèmes.
Et ça marche mais pourvu que ça continue. J'ai inauguré ma deuxième année à Koubba par deux faits l'un heureux, l'autre l’était beaucoup moins. Ces deux faits feront date dans ma tumultueuse aventure. Pour le premier c'était le fait d'avoir fait connaissance avec M. LO qui était un haut fonctionnaire, nouvellement muté et avec qui j'avais de réelles affinités.
Le second fait c'était l'arrivée au lycée d'un collègue qui sera le prochain dindon de la farce. L'homme était d'une nullité qui vous sautait tout de suite aux yeux. Son caractère hautain et orgueilleux dénotait d'une veulerie maladive. Pour tout dire, M. DIOUF, c'était son nom, était un cas à part.
Pour cette année encore, le directeur m'avait renouvelé sa confiance mais le camp adverse était toujours là plus soudé que jamais. En effet, M. Diouf que tout devrait rapprocher de moi avait fini par le rejoindre. C'était chèrement payé pour moi quand on sait tout le bien qu'il me devait.
Débarqué à Koubba sans repères et sans le sou, c'est moi qui le délivrai de sa triste condition de chien errant en lui offrant une hospitalité généreuse. Dupé par son hypocrisie primaire, je me démenais comme un beau diable pour satisfaire ses moindres caprices. Et je ne pouvais pas croire un seul instant qu'un type comme celui - là pourrait un jour avoir de mauvaises intentions à mon égard. Mais jaloux comme un tigre, il ne tarda pas à passer à l'acte pour me porter préjudice. Ainsi profita- t- il de mon absence momentané de l'école pour rapporter au Directeur un tissu de mensonges savamment confectionné.
Ça sentait réellement la trahison. Mais le Directeur qui n'était pas dupe pris tous ces propos avec circonspection et ne manqua pas de me les rapporter. Le bougre ne savait pas qu'il s'était trompé de cible et qu'il avait affaire à un diamant sous le marteau.
Ce n'était pas mon genre de battre en retraite devant l'adversité. Au contraire, je retrouvais toujours dans les circonstances difficiles les moyens de me surpasser.
La riposte ne se fit pas attendre et j'allais très vite régler son compte à cet enculé. J'attendis le moment propice pour passer à l'acte. Je m'étais arrangé à ce qu'il y ait des témoins pour écouter cette diatribe que je voulais cinglante. Et j'ouvris les hostilités.
-Allons chers collègues mettons nous quelque chose sous la dent. Et si vous
le permettez je vous propose le thème de la discussion. Il est tout trouvé.
-Allez - y nous vous écoutons M. Daramane !
-Eh bien aujourd'hui nous allons parler de la délation.
-Quoi? Est ce que j'ai bien entendu? Vous avez dit délation?
-Si, si. Vous avez bien entendu. J'ai bien dit délation et je vous assure que le thème est d'actualité. Il défraie même la chronique au lycée.
-Mais je n'y comprends rien. De quoi parlez – vous ? Vous y êtes vous autres?
-Eh bien pour gagner du temps, demandez à M. DIOUF. Il sait bien de quoi je parle.
-Ah non! Pas du tout. Pourquoi voulez-vous que je sois plus intelligent que les autres ?
-Voilà, je suis sûr que vous avez tout compris.
L'heure est grave et ce n'est pas le moment de jouer à l'innocent. M. DIOUF, vous avez colporté à mon propos des âneries qui ne vous honorent guère, des propos très désobligeants, des propos que ne saurait tenir qu'un salaud de votre acabit.
Je vous informe que vous avez creusé votre propre tombe en essayant de me dénigrer de la sorte. Je n'avais pourtant rien laissé au hasard pour me mettre à votre service. C'est ainsi que je vous ai hébergé chez moi et je vous ai ouvert mon cœur. Il n'est pas jusqu'à vos cours que je préparais à votre place. Tout cela n'a fait qu'exacerber votre haine et vous venez de le démontrer avec éclat. Vous en voulez à ce jeune homme qui par son comportement exemplaire, son mode de vie enviable et sa connaissance phénoménale vous portait ombrage.
Vous aviez du mal à admettre votre infériorité, votre nullité je veux dire. Mais de grâce M. DIOUF, ne m'en voulez pas. Vous êtes certes un cancre mais je n'y suis pour rien. Vous n'êtes pas le premier à vouloir ma peau et vous ne serez pas le dernier j'en suis sûr. Mais votre réaction a dépassé en bassesse tout ce que j'ai connu jusque- là.
Mais ne vous en faites pas, vous avez perdu la guerre avant même de l'avoir commencé. Moi je resterai fidèle à mes principes et à ma ligne de conduite pendant que votre cœur se consumera à petit feu par la flamme que vous avez allumée de vos propres mains et vous aurez bien mérité cette descente aux enfers.
J'ai terminé ce pamphlet au vitriol sans que mon principal interlocuteur m'interrompit une seule fois. Il était sous le coup du remords et il passa tout ce temps à bailler comme une huître.
Les autres collègues eux non plus n'ont pas eu à intervenir gênés sans doute par la délicatesse du problème et la bassesse du forfait.
Ils ne voulaient pas en réagissant être taxés de complice de tel ou tel camp et ils avaient jugé plus sage d'attendre pour mieux voir.
Depuis ce jour entre DIOUF et moi rien n'était plus comme avant et comment pouvait- il en être autrement?
Si de mon côté j'ai laissé toutes les portes ouvertes, j'étais persuadé que ce type là ne reviendrait jamais à de meilleurs sentiments. Il était congénitalement incapable d'un revirement aussi spectaculaire. J'ai convenu de le traiter désormais selon son rang et suivant ses humeurs comme j'ai eu à le faire naguère avec Ely.
C'était curieusement deux natures qui se ressemblaient à tous points de vue. Après ce qu'il avait fait, M. DIOUF représentait à mes yeux l'hypocrisie, l'ingratitude et la bêtise humaines.
Pour moi il n'y avait plus rien à faire  car j'étais persuadé qu'à laver la tête d'un âne, on y perdait sa lessive. Nos relations de travail s'en trouvèrent profondément affectées mais de ce côté ci j'avais la conscience tranquille. Si on était dans le même groupe de travail, j'étais le seul maître à bord et toutes les initiatives me revenaient.
Donc le fait d'avoir perdu un béni - oui - oui ne changeait absolument rien à ma stratégie. C'était plutôt lui qui allait en pâtir, car malgré toutes ses prétentions il n'était même pas capable de préparer correctement une leçon et il trouvait en moi un conseiller incontournable.
Maintenant qu'il allait perdre cette assistance, il ne saura plus à quel saint se vouer et bonjour les dégâts. Ce sont ses pauvres élèves qui vont récolter les pots cassés.
Voilà comment j'ai été amené à tourner le dos à ce nouveau venu qui, pour moi, n'était plus en odeur de sainteté.

Chapitre XXIX

Cette année encore j'ai du pain sur la planche. Il y a les nouveaux programmes qui entrent en vigueur. Il y a aussi les journées pédagogiques à organiser sans oublier bien d'autres actions d'animation que j'ai déjà programmé. Je dois me serrer la ceinture et ne pas y aller de main morte pour honorer tous ces engagements.
Le Directeur n'ignorait pas la lourdeur de la tâche et savait parfaitement que je travaillais seul et il ne manquait pas une occasion pour m'adresser ses encouragements. Ces mots réconfortants et cette reconnaissance, je savais les apprécier à leur juste valeur. Ils m'étaient d'un grand secours et renforçaient ma motivation.
Si je me donnais tant de peine c'est que je n'ai pas voulu suivre les traces de mes prédécesseurs qui s'enfermaient dans des carcans qui ne mènent nulle part.
J'ai choisi une méthode plus simple et plus pragmatique, une méthode qui va dans le sens des attentes des apprenants. Ce goût de l'innovation et cette application dans l'accomplissement des tâches éducatives je les cultivais à dessein et j'en avais fait un cheval de bataille.
C'était ma devise.
Je ne savais que trop ce que je voulais c'est pourquoi j'ai toujours pris les devants quand il s'agissait d'offrir mes services pour mener à bien une quelconque tâche au sein de l'établissement.
J'étais un partisan de l'action et cela me faisait toujours un immense plaisir à chaque fois que je devais mettre la main à la pâte.


Chapitre XXX

J'échafaudais mes plans dans le plus grand secret et je préparais une nouvelle stratégie pour lutter contre les forces du mal qui infestent ce bas monde.
Je comptais m'affranchir pour de bon de tous les rejets et de toutes les pressions auxquelles on vous soumettait souvent sous le couvert de l'hospitalité.
L'hospitalité si généreuse soit -elle a aussi ses côtés pervers qui peuvent se révéler d'une cruauté inimaginable. L'homme est ainsi fait. C'est un être fausse d'avance. C'est pourquoi la nature humaine est ce qu'il y a de plus imprévisible. Ainsi entre le bien et le mal il y a un pas que l'homme n'hésite pas à franchir avec une facilité déconcertante. De ce fait, le meilleur des hommes peut se muer en personnage monstrueux. J'en avais assez des humeurs malsaines et j'estimais que la solution à tous les problèmes pouvait résider dans la fondation d'un foyer.
J'étais sûr que pour savourer la pleine liberté c'était là la seule issue. Je n'avais plus rien à attendre. Ma décision était prise et je devais en parler à mon père qu'une telle chose ne devrait pas surprendre. Il était temps pour moi de passer à l'acte, après tout c'était un droit et un devoir inaliénables. En attendant d'en parler à mon père, j'en avais parlé avec M. LO qui pour moi était un intime, un aîné et un bon conseiller.
Je n'ai pas eu besoin de longs détours pour lui en parler car entre nous la familiarité était de mise.
-J'ai une grande nouvelle à vous annoncer cher ami.
-Mais de quoi s’agit- il. Je parie que c'est un nouveau prix que tu viens de gagner.
- Pas du tout c’est beaucoup plus important.
-Alors je vous écoute. Vite que je partage avec vous la joie que je perçois déjà sur votre visage.
-Eh bien M. LO je vais prendre femme.
-Bonne nouvelle en effet. Et quelle est l'heureuse élue?
-Ce n'est pas encore décidé mais ça ne posera aucun problème. A l'heure qu'il est elles se bousculent à ma porte et le moment venu j'en choisirai une. C'est aussi simple que ça.
-Drôle de Daramane, toujours aussi original.
-Eh oui mon vieux! Dans la vie il faut se singulariser parfois pour imposer son existence.
-Et vous êtes prêt pour fêter l'événement? Ce sera pour quand est- ce que je peux savoir?
-Bien sûr que oui. Ce sera pour bientôt. Je n'ai pas encore fixé de date mais je ne tarderai plus à le faire et je vous le promets, vous aurez la primeur de l'information.
-Autre question, qu'est ce qui vous pousse à vous jeter subitement dans cette entreprise? Vous n'allez pas me dire que c'était prévue car si tel était le cas vous m'en aurez parlé je suppose.
-Vous avez raison M. LO. Vous savez bien que je ne vous cache rien mais vous n'êtes pas sans savoir par contre que je prends toujours mes décisions à l'improviste, c'est ma façon de voir les choses voilà tout.
-Je vois bien mais ce n'est pas toute décision qu'on peut prendre à l'improviste. Une décision comme celle là demande beaucoup plus de réflexion.
-Je vous ai dit que ça m'était égal. A mes yeux toutes les décisions se valent.
Pour moi la vie est si simple qu'on a pas besoin de se torturer les méninges pour venir à bout d'un problème si complexe soit - il. Tout est si simple dans la vie, tu sais !
-Vous êtes vraiment bizarre. Votre comportement m’étonne fort. Vous voyez toujours les choses en rose même là où la situation devrait vous inciter à plus de retenue.
-Eh oui? Ne jamais reculer devant les difficultés c'est là l'un de mes mots d'ordre.
-Je ne dirai pas le contraire et c'est tout à votre honneur car pourquoi se voiler la face. Il faut toujours être prêt à affronter toutes les difficultés.
-Et nourrir toujours l'espoir d'avoir le dernier mot.
-Quoi qu'il en soit je crains que vous n'ayez trop exagéré cette fois - ci en prenant une décision aussi hâtive. Un mariage ça se prépare mon ami.
-Ne comprendrez- vous donc jamais. Dans la vie il faut savoir prendre des risques voilà le fond de ma pensée.
-Je vous comprends parfaitement mais pour  vous avoir précédé sur ce terrain là, je suis mieux placé pour savoir qu'une entreprise aussi hardie ne se décrète pas du jour au lendemain.
-A vous entendre parler, on se croirait en face d'un problème insoluble et pourtant je ne vois pas en quoi cela vous inquiète. Vous me rendrez un grand service si vous me précisez plus clairement vos appréhensions pour que je puisse vous rassurer.
-Pour tout vous dire c'est le coût de l'opération qui me donne le tournis. Une telle cérémonie vous engage toujours dans un engrenage incontrôlable.
-Rassurez - vous, j'ai pensé à cet aspect des choses, l'aspect financier mais il suffit de savoir comment s'y prendre et le tour était joué?
-Et qu'est ce - que vous comptez faire pour surmonter cette épineuse question ?
-C'est très simple. Je mettrai la raison en avant et ne me laisserai pas emporter par des dépenses inutiles. Ce serait d'autant plus insensé que je n'aurai pas les moyens de cette politique. Je m'en tiendrai au strict nécessaire. Il ne sera pas question de dépasser certaines limites.
-J'aimerai bien vous croire et je partagerai même votre avis mais le hic c'est que dans de telles situations on est embarqué à son insu et on n'a même pas le choix. On est mis devant le fait accompli et on est obligé de payer la note, et croyez-moi, elle est toujours salée, j'en sais quelque chose moi.
-Mais c'est parce que tu l'aurais voulu. Tu t'es laissé faire voilà tout.
-Je n'avais pourtant pas été aussi docile que vous ne pouvez le penser. Je m'étais même bien battu mais la société avait eu le dernier mot car il est des pesanteurs sociales contre lesquelles on ne peut rien faire. C'est le cas pour le mariage. Cette cérémonie obéit à une Kyrielle de règles aussi anachroniques que ruineuses et c'est là un passage obligé pour tout candidat. Les censeurs sont toujours à l'affût pour traîner dans la boue les éventuels récalcitrants.
                              -Mais c'est des histoires tout ça. Vous n'allez pas me dire qu'on va abandonner un plan mûrement réfléchi pour se plier à des règles révolues.
      -Exactement et c'est là la triste réalité. La tradition est encore vivace et la société a toujours son mot à dire.
     -Je comprends que des badauds continuent à honorer la tradition ancestrale mais que des gens conscients comme vous et moi, des gens au diapason des réalités de leur époque se rabaissent à un tel point pour faire plaisir à une certaine société, c'est là un bond en arrière qui ne nous honore guère.
-Mais, ça a toujours été ainsi et les mentalités ont encore du chemin à faire avant de se résoudre à la métamorphose.
-Et d'où est- ce que vous croyez que ce changement peut venir? C'est bien sûr de nous; des gens ouverts et raisonnables. Et pour ce faire il faudrait faire table rase de toutes ces absurdités.
-Et comment croyez-vous qu'on puisse arriver à bout d'une tradition séculaire ou même la remettre en cause?
-Mais c'est aussi simple qu'un bonjour pourvu qu'on ait la volonté et la détermination nécessaire et nous les avons jusqu'à preuve du contraire. Pour ce qui me concerne, je vous promets le triomphe de la raison sur l'obscurantisme et mon cas fera date. Vous verrez bien.
-Mais c'est insensé ce que vous allez tenter là. Tenir tête à la société toute entière. C'est là un pari plus qu'audacieux.
-Que voulez- vous que je fasse? Il fallait que quelqu'un commence et le destin a voulu que ce soit moi. La suite viendra sans plus tarder et nous voilà affranchi une fois pour toutes d'une tradition qui aura fait tant de dégâts.
-Je sens déjà le scandale que ne manquerait pas de produire votre attitude et je crains que cette tentative suicidaire ne serve qu'à vous créer des ennemis.
-Des ennemis je n'en ai que faire. J'en ai suffisamment mais ne vous en faites pas j'en assume l'entière responsabilité et j'irai jusqu'au bout. On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs.
Il ne me restait plus qu'à peaufiner mon plan et à aller voir mon père pour le mettre au courant de mon projet. Il y avait aussi cette autre paire de manches à laquelle je devais faire face et qui consistait à réunir tous les fonds nécessaires pour couvrir les dépenses que ne manquerait pas d'occasionner la cérémonie en vue. Ce n'était pas là une mince affaire pour un fonctionnaire qui comme moi n'avait aucune prise sur son revenu et qui vivait au jour le jour.
Pour parvenir à mes fins il n’ y avait qu'une solution: fermer momentanément tous les robinets et suivre un régime d'austérité, le temps de se refaire des forces et de réunir un peu d'argent dans mon escarcelle.
J'étais obligé d'aller négocier le répit nécessaire auprès de mes parents pour qui j'étais l'un des principaux créanciers. Du côté de ma mère, le problème ne se posera pas, j'en étais certain. Elle était pourtant la plus nécessiteuse et avait le plus besoin de mon aide mais elle ne s'opposerait jamais à mon projet et l'accepterait de gaieté de cœur. Mon père quant à lui serait beaucoup plus difficile à convaincre. Sa position privilégiée ne l'empêchera pas de renoncer à mes services aussi facilement.
Il est vrai qu'il n'était pas dans le besoin et avait beaucoup plus de possibilités que ma mère mais comme il le disait à qui voulait l'entendre mon aide revêtait pour lui un cachet particulier.
J'étais le seul fils qui l'aidait et à ce titre il avait fait de moi son préféré. Donc renoncer à l'assister ne serait- ce que temporairement serait rejoindre le camp adverse, le camp des mauvais. Ce serait chèrement payé. Il ne voudrait rien entendre.
Je devrais garder pour moi mes explications et mes justifications d'une telle décision. Je le connais très bien pour pouvoir prédire sa réaction.
Mais j'allais plaider ma cause, faire entendre ma voix et user de tous les subterfuges imaginables pour tenter d'infléchir sa position. Et connaissant son intransigeance d'avance, je savais au moins à quoi m'en tenir.
Mon père était facilement joignable. Depuis qu'il a fait valoir ses droits à la retraite il y a de cela un peu plus de trois ans, il ne tenait plus sur place et faisait la navette entre Bassigol et Gazra


Chapitre XXXI

C'est profitant des vacances du premier trimestre que je m'étais déplacé à Gazra pour rencontrer mon père. J'avais eu l'assurance de le trouver sur place. Il me l'avait fait savoir dans sa dernière lettre, lettre dans laquelle il demandait la satisfaction d'une énième doléance.
J'étais pressé de le rencontrer car je devais l'informer de ma décision mais on avait bien d'autres choses à nous dire. Je lui devais bien des explications. Je devais y aller sans arrières pensées, tout lui expliquer et en finir ainsi une fois pour toutes avec des remontrances qui n'avaient pas leur raison d'être.
Quand il était de passage dans la capitale mon père hébergeait toujours chez son ami médecin. C'était un brave homme. Il était mort depuis mais mon père continuait à fréquenter la famille dont il était devenu depuis lors le protecteur et le premier responsable. C'est le défunt, Dieu ait soit âme qui le voulut ainsi. Mon père s'acquittait ainsi de ses obligations même si parfois il était obligé de le faire à distance. C'est dans ce que j'appellerai sa seconde famille que j'ai été le voir.
-Alors Daramane, on est en vacances? Comment ça va?
-Tout va bien papa et vous?
-Ta mère te salue ainsi que les enfants. Vous avez reçu ma dernière lettre je suppose?
-Effectivement mais avec beaucoup de retard. Vous savez, avec la poste ça prend toujours du temps avant d'arriver à bon port.
-Tu as raison. Mais tu ne réponds jamais à mes lettres Daramane. Je veux savoir pourquoi?
-Oh! C'est difficile à dire. J'ai toujours du mal à prendre un bout de papier et
un stylo pour écrire une lettre. Ce n'est que rarement que je me donne un mal fou pour griffonner quelques mots en guise de missive.
-Mais, ce n'est pas faisable ça et comme tu n'écris jamais fais au moins un effort pour répondre aux nombreuses lettres que je t'envoie. Au début de l'année scolaire je t'ai écrit pour te demander de m'envoyer une somme d'argent dont j'avais cruellement besoin. Dans ma dernière lettre aussi j'ai exigé de l'argent pour faire face à la fête qui approchait. Toutes ces demandes sont restées lettre morte et depuis lors tu n'a fait aucun signe de vie. Et tu trouves ça normal mon petit?
-Vous avez raison papa, mais j'ai cru, à tort peut être, que mon silence était à lui seul suffisamment révélateur de mon état d'esprit. Le problème c'est que vous surestimez mes capacités et je vous invite dorénavant à revoir vos chiffres à la baisse. Vous faites de moi ce que je ne suis pas. Je ne suis ni ministre ni PDG. Je ne suis qu'un petit fonctionnaire et ce que je gagne est insignifiant comparativement au coût de la vie aujourd'hui. Vous devez en savoir quelque chose car après tout vous avez été fonctionnaire avant moi. C'est vrai que dans le passé c'était beaucoup plus facile. Un chauffeur pouvait vivre aisément de son salaire. C'était la belle époque mais c'est le passé ça. De nos jours par contre un fonctionnaire si haut placé soit -il ne peut plus vivre de son seul revenu mensuel. Il est obligé de faire appel à des appoints qui lui permettent d’arrondir les fins de mois difficiles. C’est ça la réalité et nul ne l’ignore.
-J'ai bien entendu votre discours mon fils et tout ce que tu as dit est vrai, mais cela ne doit pas m'empêcher de te poser mes problèmes. Je suis ton père et j'ai le droit de solliciter ton aide à chaque fois que le besoin se fait sentir. Je ne minimise pas tout ce que tu fais déjà pour moi et je t'en suis très reconnaissant mais tu dois comprendre que toutes mes sollicitations entrent dans l'ordre normal des choses.
-Je ne dis pas le contraire papa. Je tenais tout simplement à vous montrer avec preuves à l'appui que vos demandes sont le plus souvent hors de ma portée.
Seulement, je n'exclue pas qu'en dehors de ce que je vous réserve mensuellement, qu'à chaque fois qu'il serait possible de faire un geste supplémentaire, je le ferai et ça je vous le promets. Mais ce sera pour un peu plus tard. Pour le moment j'ai un problème qui m'oblige à réviser toute ma stratégie. C'est de cela que je voulais discuter avec vous.
-Alors! Allez- y, je t'écoute. De quel problème s'agit - il?
-Je ne tarderai plus à faire mes fiançailles et le mariage s'en suivra de peu.
-C'est en effet une bonne chose. Je voulais d'ailleurs t'en parler depuis mais j'ai finalement jugé plus prudent de te faire confiance et que le moment venu, tu t'y résoudras tout seul et c'est ce que Dieu a voulu. Alors dis moi en quoi cela va-t-il t'obliger à changer de stratégie?
-C'est parce que le mariage c'est aussi une question de moyens. Je serai obligé de suspendre l'aide que je vous alloue pour avoir un peu d'argent.
C'est la proposition que je suis venu vous faire. Vous allez me dire ce que vous en pensez ?
-Je n'ai absolument rien à y redire. Comme c'est ce que tu as décidé je ne peux que bénir ta décision et te souhaiter bonne chance. Mais ce n'est pas tout. Je te mets en garde contre le gaspillage. C'est une tradition néfaste qu'il faudrait combattre.
-Sur ce plan faites moi confiance papa, j'ai déjà fourbi mes armes et je ne me laisserai pas faire.
Ainsi, le plus difficile était fait. J'ai réussi à convaincre mon père du bien fondé de ma décision. J'ai pu gagné sans coup férir. C'était là un grand pas de franchi et il ne me restait plus qu'à consulter ma mère - une formalité en somme - et à me préparer pour le jour J.
Et les grandes vacances arrivèrent. C'était la période que j'avais choisi pour passer à l'acte. La cérémonie fut d'une simplicité légendaire. L'austérité était de mise et le faste habituel fut remis aux calendes grecques au grand dam des griots et autres parasites qui font de ce genre de manifestations leur terrain de prédilection.
A l'arrivée j'avais gagné sur toute la ligne et mon plan avait fonctionné à merveilles. Les remontrances et les protestations n'ont bien sûr pas manqué mais cela m'était égal. J'avais ainsi ouvert une brèche dans laquelle viendront s'engouffrer tous mes successeurs. Une tradition vieille comme le monde venait d'être brisée.
Il y eut plus de peur que de mal et j'ai pu tirer mon épingle du jeu sans avoir payé le prix fort. Et je  me retrouvais ainsi avec une femme sous le  bras, une femme que je n'avais pas choisi au hasard.
Khady était pétri de qualités qui me furent d'un apport inestimable. Je me sentais enfin bien dans ma peau et rien ne me résistait plus. Cette union m'avait insufflé du sang neuf.
Nous vivions en parfaite harmonie et les jours s'annonçaient pleins de belles promesses et de vie. Du côté des parents, j'ai tôt fait de remettre les pendules à l'heure. Les vannes fonctionnaient à nouveau et toutes les inquiétudes étaient dissipées.
Cette situation n'était d'ailleurs pas étrangère à l'euphorie qui m'habita. En effet rien n'est plus incommode que d'avoir sur la conscience un contentieux avec ses géniteurs. Cela vous étouffe, vous reste à travers la gorge et vous empêche de vivre. Toutes vos velléités de décontraction sont étouffées dans l'œuf. Vous vivez sans vivre. C'est ce que j'appelle être malheureux. C'est ce cas de figure que j'ai voulu éviter à tout prix en ménageant mes parents quand il le fallait et en se pliant à leurs exigences les plus saugrenues.
Ils me l'auront bien payé car à aucun moment je ne me suis senti lâché par eux et ça c'est important dans la vie d'un individu normalement constitué.
Dieu a voulu qu'ils finissent leur destin côte à côte. Et aussi curieux que cela puisse paraître c'est à quelques jours d'intervalles qu'ils décédèrent l'un après l'autre.
Aguerri par les épreuves de la vie et fort d'une foi inébranlable, j'encaissai ce nouveau coup dur avec résignation et dignité. Je n'avais à aucun moment accepté de me laisser gagner par l'un de ces chagrins qui vous torturent en pareille circonstance. J'étais néanmoins profondément affecté car je venais de perdre là les personnes qui comptaient le plus pour moi dans ce monde.
Ce qui atténua ma douleur et me donna confiance en l'avenir c'est l'attitude courageuse et salutaire des deux défunts qui sur leurs lits de mort n'avaient cessé de penser à moi et chacun d'eux prononcera avant sa mort des paroles fort réconfortantes à mon encontre.
A présent j'ai la conscience tranquille et la vie ne pouvait désormais que me sourire. J'étais heureux.



R'kiz, le 10 avril 1999




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